2. Un engagement sur le mode de la « passion »

Enfin, il est utile de préciser que pour une grande majorité des acteurs de la formation, la participation à l’activité est vécue sur le mode de l’engagement « passionné ». Ils expriment également la fierté d’être partie prenante d’une organisation disposant d’un fort capital symbolique qui justifie à leurs yeux l’exigence et la « pression » d’une institution d’élite.

Pour les anciens professionnels, l’accès à un poste d’éducateur est ainsi perçu comme la continuité d’une « chance », celle de vivre d’une activité jugée « extraordinaire ». Georges, l’entraîneur de l’équipe réserve, s’estime chanceux. « Jeu », « passion », « rêve », « regard d’enfant » sont les termes à travers lesquels il exprime une telle perception de son investissement : « Ma passion m’a donné de quoi vivre (…), depuis 68 je vis du football, je vis d’un jeu. C'est ma passion, qu’est-ce que je peux demander de plus ? Y en a pas beaucoup. J’suis rentré à l’O.L. en 1957. J’ai rêvé, j’ai toujours rêvé de foot, j’suis passionné hein. J’ai toujours mon regard d’enfant quand j’suis avec des pros. J’dis toujours j’ai la chance de côtoyer, j’ai eu la chance de côtoyer, d’avoir des rapports de confiance avec Sonny Anderson, avec Edmilson, de les côtoyer, de leur dire bonjour. De les voir vivre à côté de moi, j’suis émerveillé. J’adore toujours autant les grands joueurs ». Le récit de l’entraîneur des « 18 ans », ancien joueur du club, révèle ce même mode d’adhésion au métier fondé sur une dénégation du travail très récurrente dans le salariat sportif156 :

‘« Je vois tellement de mecs qui aimeraient être à ma place tu vois. Même si c'est pas toujours facile. Mais moi je vais pas travailler le matin. Le matin je viens au stade. Je suis conscient et peut-être pas assez parce que moi quand j’ai joué à VL [en 4ème division], j’ai demandé à travailler. Parce que le football ça te permettait pas à cette époque-là de bien vivre. Et puis je voulais avoir une expérience. Donc j’étais représentant en mécanographie, donc je vendais des ordinateurs, des meubles de bureau, puis c'était un truc bien. Mais je sais ce que c'est, le premier jour t’sais quand j’ai arrêté la carrière… le mec j’suis rentré dans un bureau comme ça et puis y avait une machine à calculer. Huit heures. Moi j’avais pas d’horaire, en pro hein. Il m’a dit “tu vois cette machine à calculer, il faudra que tu me la vendes à midi”. Alors il me dit comment ça marche, tout ça. Le patron… putain, il est parti, il a fermé la porte, tout seul dans le bureau. Me rappellerai toute ma vie ça, huit heures du matin, j’ai dit “à midi il faut que je sache comment ça marche, mais qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je fous là ?!” Là tu te rends compte que le football putain… Quand c'est ta passion et que tu gagnes bien ta vie pff ! Là, moi le lundi j’sais pas ce que c'est. C'est pareil que le mardi, que le mercredi, que le dimanche ou le samedi. Bon tu pars en vacances t’es content et au bout de 15 jours, tu dis “p’tain quand c'est qu’on reprend dis-donc”. Tu te rends compte ça ! Le mec qui va au boulot qui se fait chier, toi au bout de 15 jours t’as envie de reprendre ». ’

Comme le révèle ce récit, ce rapport enchanté à l’activité légitime à leurs yeux un engagement important qui impose, par exemple, une adaptation du rythme de vie à la saison et à la semaine footballistique. C'est ce que montre bien le récit de Georges, qui entraîne depuis environ vingt-cinq ans : « Moi je vis d’une passion, ça me bouffe, ça m’a bouffé, ça m’a fait du mal dans ma vie privé. Ne jamais être là le dimanche c'est difficile hein. Pour la femme, pour les enfants tout ça, c'est très difficile, bon c'est difficile. On vit à l’envers des autres hein, (…), non seulement vis-à-vis de votre femme mais de vos amis, de votre famille, vos parents, machin. Vous avez plus beaucoup de temps à consacrer, c'est-à-dire que moi il m’arrive d’avoir, bon samedi je joue et tout, donc j’ai le dimanche. Mais le dimanche il faut que je voie mes enfants, ma femme, il faut que je voie ma mère, ma sœur elle est malade, tout. Donc il faut s’accrocher, c'est pas facile. Alors en plus c'est votre passion, alors comme c'est votre passion, vous êtes obligé d’y consacrer la plupart de votre temps » [Georges, entraîneur de CFA].

Mais pour les autres éducateurs aussi, l’engagement dans le club est vécu comme le prolongement d’une passion. Pour Didier comme pour Patrice, anciens pensionnaires d’un centre de formation, l’entraînement en préformation constitue un moyen de poursuivre l’investissement, de « rester dans le milieu », malgré leur course brisée vers le professionnalisme. Didier s’est ainsi rapidement orienté dans cette voie par « passion »: « Sachant qu’en se blessant, en connaissant la blessure et puis bon les répercussions que ça a plus tard on s’oriente déjà, on regarde les entraînements différemment. Tout de suite, fin j’ai percuté tout de suite, je me suis dit “bon ben le football c'est fini, il faudra que je fasse autre chose. Si je veux rester dans le milieu, faut que je fasse éducateur” ». C'est au nom de la « passion » que ces éducateurs acceptent cet investissement qui s’additionne à leur vie professionnelle et qui prend la forme d’un « amateurisme marron » puisqu’ils ne sont pas sous contrat avec le club mais seulement défrayés157. Ce mode de paiement, qui est le plus fréquent dans le club et que facilite la dénégation du travail au nom de l’exceptionnalité sportive, maintient les éducateurs dans une situation de précarité. Cela est d’autant plus vrai qu’ils connaissent une forte mobilité à l’intérieur du club158. C'est ce que montre la manière dont l’un d’entre eux narre son parcours d’éducateur au sein du club : « J’ai fait une demande à l’Olympique Lyonnais, donc je suis re-rentré à l’Olympique Lyonnais. En benjamin. Une année, les premières années. Ensuite je suis monté en moins de 15 ans avec Christian qui avait les 16 ans. Une année. Ensuite y a eu redistribution des cartes je suis redescendu en moins de 13. Et là, j’ai fait ma deuxième année. Ah non j’en ai sauté une pardon, après les benjamins je suis monté en 12 ans. Ensuite en 15 ans, je suis redescendu en 13 et c'est ma deuxième. J’sais plus ! (…) Mais bon on nous dit tu seras dans telle catégorie. D’accord ou pas d’accord. Si t’es pas d’accord bon… après bon ben c'est sûr que le but de tout éducateur passe par les jeunes mais j’aimerais entraîner plus haut ». Il exprime la hiérarchie interne qui fait de la mobilité interne le support de promotions ou de dévaluations internes auxquelles ils sont soumis. De la même manière, les « dirigeants » qui sont affectés à chacune des équipes159 et qui accompagnent les groupes en compétition et prennent en charge la gestion administrative et matérielle, connaissent le même statut d’« amateur » dans le club. Or, comme le dit le directeur du centre, le recrutement de ces agents est aisé tant le club peut s’appuyer sur la force de son capital symbolique : « On a plus de demandes que l’on croit. Y a beaucoup de disponibilités chez les gens. Notamment parce que d’une part, ben ils aiment ça, c'est la première raison pour laquelle ils viennent. Et ensuite ça leur fait un appoint supplémentaire au niveau salaire, qui n’est pas négligeable non plus, parce que c'est un défraiement aussi. Mais bon, j’crois quand même que la première raison c'est quand même l’amour de l’O.L. déjà d’une part, puis du foot ensuite ».

Inclinés à s’investir intensivement dans leur action formatrice afin d’« être à la hauteur » du club professionnel, les encadrants, et en particulier les éducateurs sportifs qui sont au cœur de l’organisation, sont ainsi fortement disposés à transmettre ce type de rapport à l’activité à leurs élèves footballeurs. L’un des enjeux des analyses qui suivent sera alors de mettre en évidence les modalités de cette transmission.

Notes
156.

S. Fleuriel et M. Schotté soulignent cette dimension du salariat dans les organisations sportives : « La passion pour le sport est en effet une condition d’accès à ce type d’emploi. Recrutés sur la base de leur passé sportif (en tant que pratiquants et/ou dirigeants bénévoles) les salariés ont d’autant moins de chances de s’opposer aux conditions de travail auxquelles on les soumet que le fait de gagner de l’argent pour ce qu’ils faisaient antérieurement de façon gratuite leur apparaît comme une chance. S’impose alors le modèle de la dette, ces salariés se sentant redevables de la possibilité qui leur est offerte de vivre de leur passion » [Sportifs en danger : la condition des travailleurs sportifs, Op. Cit., p. 91.]

157.

Selon l’un des éducateurs du club, le défraiement lui permet de percevoir environ 530 € par mois qu’il complète avec son activité professionnelle à mi-temps.

158.

Les éducateurs non-salariés étaient, au moment de l’entretien, en poste sur leur équipe depuis deux ans en moyenne.

159.

Ils sont une quinzaine à intervenir dans la structure de formation. Celle-ci regroupe donc douze salariés sous contrat, 6 éducateurs et une quinzaine de dirigeants « défrayés ».