Ces données révèlent le poids du caractère sexué de la transmission de cette activité, à la fois différenciée et « différenciante », et donc de l’hétérogénéité du rapport à ce sport à l’intérieur même du contexte familial. Ainsi, comme en témoigne la faible part consacrée aux mères dans les récits de ce prime engagement sportif, leur rôle est en retrait comparativement à celui du père. Selon une très grande majorité d’enquêtés177, leur mère s’intéressait très peu à ce sport et aucune ne l’a pratiqué178. Dans le cas de Claude par exemple, la différenciation dans les rapports parentaux au football s’illustre de façon exacerbée par une opposition entre les aspirations de son père et celles de sa mère : « Ben en fait j’ai commencé le foot, ma mère elle voulait pas que je fasse du foot (…). Et puis mais ma mère elle voulait toujours pas que je fasse du football, elle disait “non, non, non” et un jour mon père il m’a emmené. Il m’a emmené sans que ma mère elle le sache, en cachette, et c'est là que ça a commencé ».
Cependant, cette position maternelle en retrait ne signifie pas une absence d’engagement et les résistances maternelles, comme celles que connaît Claude, sont très rares. Les mères interviennent dans l’activité à travers leur investissement dans les tâches éducatives et domestiques. Les silences dans les récits sont aussi liés à la nature de leur participation, plus organisationnelle que footballistique. On peut noter, par exemple, qu’elles prenaient régulièrement en charge le transport, notamment pour les entraînements179. Elles tiennent d’autant plus ce rôle que le père est indisponible et sacrifient davantage à un devoir éducatif qu’à un goût pour la pratique : « Ma mère essayait de m’emmener, ma mère souvent, parce que mon père il pouvait pas trop par rapport à son emploi du temps à lui, avec le foot il pouvait pas trop. Mais assez souvent il venait quand même. Ma mère elle m’emmenait des fois, parce que des fois quand on jouait loin, on allait jusqu’à Cannes et tout, des fois il fallait des parents pour emmener quand je jouais à OE. On pouvait pas toujours prendre le bus parce que… non ma mère elle m’a beaucoup emmené. Même si elle aime pas trop le foot, elle avait pas trop le choix hein. Non, non ma mère elle m’a toujours accompagné »180. L’investissement maternel rejoint fréquemment le constat établi par Catherine Humblot. Dans un contexte social pourtant sensiblement différent, elle a observé dans son étude de l’élite tennistique que les mères de ces sportifs assuraient prioritairement les trajets pour l’entraînement (à 47,2 % contre 21,9 % pour les pères) mais que la prise en charge du transport s’équilibrait très nettement à l’occasion des tournois (31,3 % par les pères et 28,2 % par les mères)181. Ici aussi, elles occupent une position davantage périphérique par rapport à la pratique, mais cette prise en charge des contraintes matérielles participe des conditions favorables à l’engagement sportif. De plus, comme le notait Anne Saouter au sujet des mères qui entretiennent l’équipement sportif de leur fils, « même si elle ne va pas le voir jouer, telle est sa contribution minimale à l’activité rugbystique de son fils, le signe aussi de son acquiescement à cette carrière dangereuse »182. Des gestes, donc, qui contribuent à légitimer la place de l’activité dans la vie familiale.
De même, quand elles sont présentes sur les bords des terrains, elles n’ont pas la même légitimité aux yeux des joueurs et ils se tournent préférentiellement vers leur père lorsqu’ils recherchent un conseil ou un avis sur le jeu. Plus le père est investi de manière intensive dans le football (en tant que joueur ou en occupant une fonction dans un club), plus les mères sont jugées incompétentes, comparativement au père. C'est ce qu’illustre le témoignage de ce joueur dont le père, qui jouait dans un championnat de niveau national, est décédé dans son enfance : « Ma mère elle comprend pas trop quoi, donc bon elle sait quand même quand j’ai bien joué, quand j’ai pas bien joué. Mais bon des fois quand… quand j’ai envie d’en parler que j’ai pas été très bon et que j’ai envie d’en parler parce que ça me gêne et tout, dire… j’aime bien parler au gens, dire ce que j’ai pas bien fait et tout, donc j’appelle mon agent et je lui explique ce que j’ai fait et tout »183. Du fait de l’absence de son père, c'est auprès de son agent sportif que celui-ci trouve désormais une offre de parole légitime. Les mères occupent une place dominée sur ce terrain et, comme le notait Pierre Bourdieu à propos du rapport des femmes à l’engagement dans un « jeu » de leur mari, « cette distance étant un effet de la domination, elles sont presque toujours condamnées à participer, par une solidarité affective avec le joueur qui n’implique pas une véritable participation intellectuelle et affective au jeu et qui fait d’elles, bien souvent, des supporters inconditionnels mais mal informés de la réalité du jeu et des enjeux »184.
C'est donc dans ce jeu d’opposition symbolique entre les genres que prend place la transmission de l’intérêt pour ce sport collectif. Moins visible mais réelle, cette participation féminine à l’activité se caractérise par une position de retrait qui donne au père un rôle très souvent prépondérant. L’enfant se trouve en présence de rapports très différenciés au football au sein de sa famille, mais la transmission relie les individus du même sexe car, comme le suggère Bernard Lahire, la co-présence ne garantit pas la socialisation, « il faut pour cela au minimum que l’enfant puisse sentir qu’il est non seulement possible d’imiter cette personne mais que parvenir à l’imiter est même une perspective hautement désirable »185. L’appropriation première d’un intérêt pour le football se fait donc très majoritairement dans le sillage du père, sans que, en vertu de la division sexuelle des tâches domestiques, les mères ne soient absentes de l’organisation de la pratique.
Seuls 2 joueurs sur 33 déclarent que leur mère avait un goût prononcé pour le football.
Les mères des enquêtés sont aussi moins « sportives » que les pères puisque seulement 17 sur 33 (51,5 %) ont pratiqué ou pratiquent encore une activité physique.
Ici aussi, on peut noter la proximité avec les sportives investies dans des sports masculins populaires : « En général, même si les mères assument souvent les conséquences de l’investissement sportif de leur fille, par exemple en termes de déplacement, elles interviennent rarement de manière directe dans ce processus. Pour les mères des sportives enquêtées, tout se passe comme si le statut majoritairement « masculin » des pratiques sportives les dissuadait de prendre des initiatives dans ce domaine » [C. Mennesson, Etre une femme dans le monde des hommes, Op. Cit., p. 78].
Extrait de l’entretien avec Lucas, dont le père a été successivement joueur (jusqu’à un niveau national) et entraîneur.
L’enquête par questionnaire portait sur des joueurs âgés de 12 à 24 ans qui avaient perçu une bourse fédérale (n= 186), [C. Humblot, L’environnement familial et institutionnel de la future élite tennistique, Thèse pour le doctorat en Sciences de l’éducation, Université Paris V, 1990, 408 p.].
A. Saouter, « La maman et la putain : les hommes, les femmes et le rugby », Terrain, sept. 1995, n°25, p. 18.
Il précise à un autre moment au sujet de sa mère : « Ouais ben elle aimait bien… ouais déjà que mon père elle le suivait déjà parce qu’il jouait au foot. Donc ouais, elle connaissait pas trop mais bon elle aimait bien quoi ».
P. Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 2002 (2éme éd.), p. 107.
B. Lahire, « Héritages sexués : incorporation des habitudes et des croyances », in Blöss T. (dir.), La Dialectique des rapports homme/femme, Paris, P.U.F. 2001, p. 18. Comme il le souligne à ce propos : « l’enfant [est amené] à connaître l’autre « version » de la réalité sociale, sans toutefois s’y identifier » [p. 16.].