1. La vie au rythme du calendrier compétitif

1.1. L’inscription dans un temps et un espace sportif : entrer dans une « bulle »

L’entrée dans le Centre correspond à l’insertion dans un lieu et dans un temps spécifiques qui, orientés vers la production de performances sportives, tendent à s’imposer comme l’ordre structurant l’existence des apprentis footballeurs. L’intégration à cet espace social s’incarne dans un cadre spatio-temporel qui se singularise par sa relative autonomisation. Les joueurs sont amenés à vivre dans ce que Jean-Michel Faure et Charles Suaud appellent un « contre-espace » et un « contre-temps »400. L’intérêt de ces expressions est de souligner que ce temps et cet espace se construisent toujours en relation avec le monde « ordinaire » (l’univers non-sportif et l’univers sportif « amateur ») et que leur distinction se produit dans ces rapports. Ainsi, l’emprise de cette structure spatio-temporelle doit être moins pensée dans un rapport d’exclusion totale, de clôture hermétique, que dans un rapport de domination. L’analyse de l’emploi du temps des enquêtés et des espaces qu’ils sont amenés à fréquenter cumule ainsi deux niveaux d’approches. Elle révèle le poids de cette emprise qui va de pair avec l’intériorisation symbolique d’une place « à part »401.

L’organisation du temps des apprentis porte, à des degrés différents, la marque de cette emprise d’un temps autonome et d’un calendrier spécifique. Cette emprise se traduit d’abord par l’extension du temps de pratique que représente pour eux l’entrée en formation (cf. l’emploi du temps hebdomadaire en annexe, p.620). Elle se prolonge dans le recours à l’internat. Comme le soulignent J-M Faure et C. Suaud, « au sein de ces internats, l’indistinction entre les disciplines de la vie et du métier permet d’instaurer la primauté absolue des performances du corps. L’organisation de la vie qui met l’entraînement au cœur des activités journalières renforce de manière continue les dispositions importées dans l’institution par les recrues »402. Le centre de l’Olympique Lyonnais héberge plus de 50 % de ses stagiaires (soit à l’intérieur de son propre internat (entre 15 et 18 ans), soit par le biais de l’internat d’un collège (entre 12 et 14 ans)). Pour les internes, le temps extérieur à l’emprise de l’institution est particulièrement réduit. Cependant, l’emploi du temps des joueurs est davantage marqué par une alternance de temps différents que par une occupation unique. D’une part, un nombre important de joueurs vit toujours dans le foyer familial ; d’autre part, un temps important reste imparti aux affaires scolaires. Le temps sportif n’est donc pas exclusif mais il est dominant : il parvient, en effet, à imposer aux individus et autres sphères sa propre urgence403. Ce « contre-temps » dans lequel les joueurs vivent se caractérise par son orientation vers des enjeux sportifs, mais aussi par sa structure, c'est-à-dire par le rapport intensif au temps qu’il impose du fait de l’urgence dans laquelle il maintient les joueurs. Hormis pour ceux qui ont quitté le système scolaire, la vie des apprentis ressemble ainsi souvent à une course où les instants sont comptés et où domine une impression diffuse de ne « pas avoir le temps ». Le récit d’Antoine, interne de 17 ans, est significatif de ce rythme intense quotidien : « Ben ouais de 7 heures du matin à 7 heures du soir on n’arrête pas quoi. On s’lève le matin, on part à l’école direct. On revient de l’école on n’a même pas le temps de rester un petit moment dans notre chambre, faut descendre directement à l’entraînement. Puis là encore le mercredi ça va parce qu’on s’entraîne un peu plus tôt mais les autres jours on finit à 6 h 30, donc on peut remonter dans sa chambre puis redescendre manger, puis c'est déjà 7 heures ». L’organisation d’un emploi du temps régulier et intensif de ces apprentis footballeurs, en tant que « socialisation silencieuse »404, participe et concourt à l’intériorisation d’un usage efficace du temps405.

De plus, les jeunes apprentis intègrent comme lieu de vie ou comme lieu de pratique un espace construit autour de sa fonction sportive. Cette orientation se traduit par son implantation dans un quartier largement destiné aux pratiques sportives et ludiques (voir en annexe, « Le quartier et le centre de formation », p. 619). Se trouvent dans son environnement un ensemble d’installations, publiques ou privées, qui sont des lieux importants de la vie sportive de la ville. Mais, à l’intérieur de cet espace qui se distingue par sa vocation sportive, les installations de Tola Vologe, qui regroupent la formation et l’entraînement des professionnels, occupent une place « à part »406. Elles constituent ainsi un enclos dans un quartier qui se singularise lui-même par ses propriétés sportives. Cette place « à part » de l’espace du club est produite par un double mouvement de concentration de capitaux et de fermeture. Ainsi, fréquenter le centre de formation, c'est aussi entrer en contact avec les professionnels du club et bénéficier d’installations très supérieures à celles des clubs précédemment traversés. A l’inverse des quartiers stigmatisés symboliquement, qui dévaluent leurs habitants et que ceux-ci ont tendance à dégrader en retour407, l’espace « riche » du Centre invite les joueurs à en être « dignes », à se montrer à la hauteur d’une appartenance si distinctive. Cet espace se caractérise aussi par son degré de fermeture, une clôture croissante à mesure que les joueurs grimpent dans la hiérarchie du club. Pour les installations de Tola Vologe, les incursions extérieures sont fortement limitées ou encadrées par un service d’ordre lors des entraînements de l’équipe première408. Cette fermeture matérialise, en creux, le fait qu’entrer dans le club est un droit réservé à une minorité. Le récit de Maxence sur son passage de la préformation, où la pratique se déroule sur les terrains publics de la Plaine des jeux, à l’espace réservé du club (à 15 ans) est révélateur de cette concordance des fermetures matérielle et sportive :

‘« Au début j’ai pas été trop surpris parce qu’on s’entraînait à la Plaine des jeux et donc les vestiaires c'est des vestiaires publics, donc c'est vraiment, y avait pas d'O.L., y avait rien du tout quoi. J’ai plus été impressionné quand on a changé de catégorie, quand on est parti au centre de formation par contre à Tola Vologe. Là, y a des kinés, y a des médecins… bon c'est… c’était le centre quoi, c'est le centre je le voyais toujours j’me rappelle quand j’étais petit j’allais voir des fois l’entraînement des pros et je voyais le centre de formation, j’me dis “tiens j’aimerais bien voir à l’intérieur quoi”. Et une fois à l’intérieur, y a rien d’exceptionnel quoi, c'est des vestiaires, c'est, mais c'est vrai que… c’était différent, moi la première fois que je suis rentré à la Plaine, à la Plaine bon c'est pas… ça m’a rien apporté. Au centre, y a les pros… Non c'est une ambiance quand même, c'est fermé, y a pas tout le monde qui va au centre de formation ». [Maxence, joueur de l’équipe de 18 ans]’

S’actualise ainsi dans la configuration spatiale, un rapport avec l’extérieur et les profanes qui participe, en même temps qu’il en est le produit, à l’intériorisation chez les membres du club du sentiment d’occuper une position extra-ordinaire. Ainsi, les interactions avec les personnes extérieures tendent à prendre la forme d’un rapport avec des profanes et les interjections venues du dehors de l’enceinte sont marquées par l’assimilation des apprentis au club (« Allez l’O.L. ! », « Nique l’O.L. ! »)409. Les contacts avec les membres extérieurs au club à l’intérieur même de l’enceinte ne sont donc pas totalement inexistants, mais, d’une part, ils sont très fortement limités par les efforts mis dans la fermeture du lieu, et d’autre part, ils prennent la forme d’une relation entre profanes et experts qui assigne les seconds à un espace distinctif et met à distance les premiers.

Du fait de cette insertion dans un espace et un temps sportifs, on comprend que les joueurs aient l’impression de ne pas mener une existence « normale » et de se trouver presque hors du monde. Le récit de Jules, pensionnaire du Centre durant six années et désormais sorti de l’univers footballistique410, constitue un point d’appui riche pour décrire cette insertion. Le regard qu’il porte sur cette période passée en formation est structuré par une opposition entre la vie « réelle », « normale », le « vrai » monde, et l’existence « irréelle », « déconnectée » de l’apprenti footballeur. La vie d’aspirant se distingue selon lui par son caractère exceptionnel411 et par l’emprise de cet espace et de ses enjeux, lui faisant dire qu’il vivait dans une « bulle », dans un « microcosme » ou une « autre dimension »: « C'est pas que au centre de formation c'est pas la vie mais disons que c'est la vie dans un microcosme quoi. Y a une petit bulle qui… (…) J’dis toujours c'est les meilleures années de ma vie mais on décide quand même vachement pour toi, c'est-à-dire que le football, c'est ce qui te fait aller, c'est ce qui te fait vivre, ce qui te fait être bien, pas bien. (…) On se créé un… on se créé un autre, on est hors du temps quoi. Y a une autre dimension qui se crée ». Sa sortie lui permet une certaine distance face à cet engagement (« on se rend pas compte », dit-il souvent pour évoquer cette époque, en opposition avec son regard actuel) et le porte à considérer cette vie comme presque étrangère à lui-même412. Il met ici en évidence le fort degré d’emprise de cette « bulle », c'est-à-dire l’immersion dans un temps et un espace sportifs.

Ce pouvoir d’emprise de la formation, dont il reste à définir l’ampleur et les modalités, repose sur la monopolisation des joueurs autour d’enjeux propres. Les compétitions, par la série d’enjeux qu’elles produisent et leur utilisation dans le Centre, participent activement à la réalisation de ce pouvoir d’absorption.

Notes
400.

Ils décrivent ainsi les processus de socialisation impliqués par l’intégration aux centres de formation : « Ils se construisent ainsi une seconde nature, en s’installant dans un autre monde dans lequel l’exploit physique est appelé à devenir une pratique ordinaire. Ce passage à un monde séparé qui a ses propres normes exige que l’on rompe avec le style de vie ordinaire, les relations habituelles pour vivre à contre-temps, voire à contre-espace ; au sein d’un univers où le domaine du privé n’a plus guère de place » [J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 199].

401.

Bruno Papin souligne cette même distinction au sujet des centres de formation des gymnastes quand il affirme que « l’immersion du gymnaste de haut niveau dans un monde à part remplit non seulement une fonction technique de rationalisation de l’entraînement, mais aussi des fonctions symboliques permettant au gymnaste de s’installer en permanence dans un état de recherche de l’efficacité sportive » [Papin, Sociologie d’une vocation sportive, Op. Cit., p. 14].

402.

J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 202.

403.

Ainsi, si la quantité d’heures attribuées à chaque domaine est un indicateur important de ce rapport de force, son analyse doit être combinée avec celle de la « qualité » de ce temps, c'est-à-dire au sens et à l’importance qui lui sont attribués. On peut, par exemple, être physiquement au lycée sans y être réellement parce que l’on est préocuppé de pensées et d’enjeux sportifs.

404.

B. Lahire, Les manières d’étudier, Paris, La Documentation Française, 1997, p. 19.

405.

Michel Foucault décrit avec justesse ce type de rapport au temps qui est pour lui un élément constitutif de la logique « disciplinaire » : « Il s’agit d’extraire du temps toujours davantage d’instants disponibles et de chaque instant, toujours davantage de forces utiles. Ce qui signifie qu’il faut chercher à intensifier l’usage du moindre instant, comme si le temps dans son fractionnement même était inépuisable » [M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 152 ; cité par J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 201].

406.

On peut noter que le projet actuel de construction d’un complexe sportif propre à l’O.L. (comprenant un stade, le centre d’entraînement et de formation, et des commerces associés au club) devrait aboutir à une nouvelle forme de séparation ou de concentration autour du club lui-même. Le projet dit « O.L. Land » prévoit la construction d’un nouveau centre de formation « pour un montant total d'environ 3,7 millions d'euros, financés à l'aide de subventions du

Conseil Régional Rhône-Alpes à hauteur de 0,9 million d'euros » [Document de base, Autorité des marchés financiers (AMF), 2007, p. 74]

407.

Cette logique, qui sous-tend les pratiques de souillure de l’espace public, est mise en évidence par les travaux de David Lepoutre dans un quartier populaire de la région parisienne : « L’habitude qui consiste à jeter des ordures et toutes sortes d’objets par les fenêtres, si elle n’est pas majoritaire, est du moins largement banalisée dans le grand ensemble ». Il s’inspire explicitement d’une proposition de Pierre Bourdieu : « le quartier stigmatisé, souligne Bourdieu, dégrade symboliquement ceux qui l’habitent et qui, en retour, le dégradent symboliquement. » [D. Lepoutre, Cœur de banlieue, Op. Cit., p. 51].

408.

Lors des vacances scolaires, la quantité des spectateurs venus assister à l’entraînement des « pros » prend des proportions importantes (jusqu’à plusieurs centaines de personnes). Les contacts entre ces amateurs et les joueurs sont grandement encadrés. Les spectateurs, sous la surveillance des vigiles, sont cantonnés à un espace délimité et les moments de contact (autographe, photographie) fortement régulés.

409.

D’où l’impression d’étrangeté que cette situation provoque parfois chez l’observateur extérieur que j’étais. Ayant un droit d’entrée particulier, j’étais parfois considéré par les spectateurs, restant à l’extérieur, comme un membre du club et, à ce titre, pourvu d’un intérêt particulier. Mes entrées ou sorties de l’enceinte, étaient parfois observées par quelques dizaines de spectateurs interrogatifs. J’expérimentais ainsi de manière très minimale le statut « à part » et le rapport aux amateurs extérieurs qu’il implique.

410.

Il travaille depuis quatre années dans le secteur informatique après avoir échoué à réaliser une carrière professionnelle [Jules, 27 ans, titulaire d’un BTS, chef de projet en informatique].

411.

C'est, par exemple, ce que révèlent ses propos suivants : « Je crois que c'est pas donné à tout le monde d’avoir fait ça. Moi ce que je dis c'est que j’ai quand même joué au Parc des Princes, 40.000 spectateurs c'était un truc qui m’a… c'est la folie quoi. (…) Alors imagine, tu te retrouves à des sommets, puis après tu redescends… même si tu redescends dans la vie normale tout ça, p’tain merde ! il faut se sevrer quoi ! [rires] ».

412.

Les propos d’un ancien tennisman rapportés par la psychologue C. Carrier illustrent cette même impression d’étrangeté vis-à-vis de soi-même que permet la sortie de la carrière sportive et de son emprise : « J’ai du mal à croire que j’ai mené pareille existence. Penser au tennis du matin jusqu’au soir, je devais être inconscient ou borné. J’ai l’impression qu’il s’agissait d’un autre que moi » [Carrier C., L’adolescent champion : contrainte et liberté, Paris, P.U.F, 1992, p. 74].