1. Le calendrier de la formation

1.1. La question centrale : « jouer ou ne pas jouer ? » 

Comme nous l’avons déjà souligné, les matchs constituent des moments centraux de l’expérience formatrice. Une raison de cette importance tient à la façon dont ils sont ré-appropriés dans la logique de l’apprentissage sélectif qu’offre le Centre.

Chaque génération regroupe un nombre d’éléments nettement plus conséquent que celui des joueurs pouvant participer aux matchs : pour la saison 2003-04 par exemple, le groupe des « 12 ans » comprenait 21 joueurs alors que la compétition permet d’en faire participer 14 (11 titulaires et 3 remplaçants), et les joueurs de « 18 ans » étaient au nombre de 22 alors que l’entraîneur n’en convoquait que 16 pour chaque rencontre (11 titulaires et 5 remplaçants). Pour chaque match ne sont titulaires qu’environ la moitié des joueurs du groupe et sont exclus de toute participation environ 30 % de l’effectif. Ainsi, même s’il faut noter que, du fait des indisponibilités occasionnelles des joueurs (blessures) le degré de sélectivité n’est pas constant tout au long de la saison, il reste élevé. Etre titulaire de manière régulière, c'est-à-dire avoir le droit de participer à la compétition, constitue un enjeu qui structure la hiérarchie entre les apprentis. Pour chaque rencontre, le groupe se subdivise en trois catégories : les titulaires, les remplaçants et les joueurs non-convoqués, exclus de toute participation. En vertu de cette sélection, les joueurs vivent les semaines dans l’attente, plus ou moins anxieuse, de l’annonce de la composition de l’équipe. Il s’agit d’un moment important du calendrier interne au Centre qui, connecté à l’échéancier compétitif, témoigne de la lutte dans laquelle sont « aspirés » les joueurs : l’accès à un bien relativement rare, les places de titulaires. Jules, ancien pensionnaire du club, évoque, par exemple, l’emprise de ce temps spécifique à travers ce qu’il nomme « l’angoisse du vendredi » quand l’entraîneur « donne la composition de l’équipe et qu’on ne sait pas si on va être dedans », « c'est à la fois excitant mais c'est aussi prise de tête » précise-t-il. L’enjeu du match se trouve précédé de celui de la titularisation et de son appartenance à l’une des trois catégories du groupe. Il est aisé de retrouver la trace de cette hiérarchie interne et de son intériorisation dans les récits des apprentis footballeurs tant elle structure leur expérience. On peut en prendre pour preuve la comptabilité, généralement très précise, qu’ils tiennent de leurs titularisations ou de leurs évictions. Etre remplaçant ou, pire, absent de l’équipe, est vécu comme une remise en cause ou une sanction. Interrogé à une période de faible titularisation, Romuald exprime clairement les doutes qui accompagnent ce déclassement :

‘« Là c'est vrai que là j’ai été un petit peu déçu, parce que c'est vrai que là je jouais depuis 7 matchs d’affilée, juste après Troyes, et puis là, ça fait trois matchs de suite que je joue plus, donc c'est vrai que j’ai été un petit peu frustré parce que dès que tu joues sept matchs, moi je pensais que j’avais bien fait certaines choses, j’avais joué quand même 7 matchs sur douze en début de saison donc c'était pas mal. (…). J’ai quand même joué 7 matchs en étant première année c'est déjà intéressant mais bon… C'est vrai quand on est, on a toujours envie de jouer plus quoi, c'est normal. Même si on est première année, c'est un petit peu dur à accepter de pas, pas aller sur le terrain le week-end avec les copains quoi, c'est un petit peu… c'est difficile à avaler. (…). Tu doutes et après c'est vrai que c'est difficile de, parce que c'est vrai que moi je doute assez facilement, après tu dis “ben qu’est-ce que je fais, je joue pas p’tain mais j’mérite pas, y a quelque chose, il se passe quelque chose” donc, t’es tout de suite dans une période de doute ». ’

Les joueurs se trouvent engagés dans une course au « temps de jeu » dans laquelle ils intériorisent l’impératif concurrentiel selon lequel « il faut gagner sa place » comme ils le répètent souvent. On comprend dès lors que, plus que le positionnement à un poste particulier, c'est la titularisation qui est leur source principale d’inquiétudes. Pour Matthias par exemple, s’il a une préférence certaine pour le rôle de milieu défensif, il est prêt à être déplacé car, comme il le dit, « si il faut que je joue ailier gauche pour avoir ma place, je jouerai là-bas. Moi tant que je joue, c'est l’essentiel ».

De la même manière, par rapport aux saisons passées ou à venir, les joueurs font le décompte des titres acquis mais aussi de leurs titularisations. Leurs espoirs pour les mois suivants concernent tout autant les résultats compétitifs que leur position dans le groupe. Ils espèrent se faire une place en tant que titulaire ou, au moins, cumuler un certain nombre de titularisations dans la saison. Cet objectif a parfois été formalisé par leur entraîneur qui, en début ou en fin de saison, leur a fixé un nombre de titularisations à atteindre. Romuald avait ainsi gardé en tête un objectif chiffré : « Je m’en étais fixé 10. J’en suis à 7, c'est la mi-saison, ‘fin c'est un petit peu plus que la mi-saison, donc il m’en reste 3 à faire, j’aimerais bien les faire, atteindre cet objectif, parce qu’on m’en avait donné 5 à faire mais moi j’en ai déjà 7 et moi j’ai envie, je m’étais fixé le double  / Qui c'est qui t’avais dit 5 ? / Ben c'était un petit peu les dirigeants, à la fin, ils nous prennent ils nous disent “bon ben tiens il faudra que tu fasses tant de matchs, tant de fois dans le groupe”, tout ça ». Arnaud et Anthony envisagent selon cette même perspective leur première saison en « 18 ans » qui s’ouvre à eux au moment de l’entretien :

‘« - Enquêteur : Tu t’es fixé un objectif cette année ?
- Arnaud : Ben cette année, c'est jouer le plus, parce que nous on est une majorité de 87 en 18 ans parce qu’il y a pas beaucoup de 86. Donc essayer de faire le plus de matchs possibles en 18 ans. Et pourquoi pas faire quelques matchs en CFA et… et 18 ans ben aller le plus loin possible en championnat et le plus loin possible en Gambardella hein. Et j’espère faire quelques matchs en CFA vers en fin de saison »
«- Anthony : J’vais essayer de jouer, d’avoir ma place en 18 ans. Et après peut-être faire des apparitions en CFA quoi. Si j’peux en faire quelques-unes je serai content. Mais déjà jouer toute l’année en 18 ans.
- Enquêteur : Ouais, c'est ton principal objectif ?
- Objectif individuel ouais. Après les objectifs collectifs, essayer d’être… en fait je pense que tout le monde vise le doublé quoi, coupe Gambardella et championnat. Donc après si ça se passe bien ben on verra. Mais pour ma part, c'est jouer en 18 ans ouais. » ’

Ces deux joueurs ont parfaitement intériorisé le fonctionnement du Centre et la lutte pour les postes de titulaires qu’il impose. Leurs récits soulignent également l’importance donnée aux surclassements, comme l’intégration de l’équipe de CFA, du fait de la reconnaissance sportive dont ils sont porteurs. A la manière du capitanat, les surclassements constituent des sanctions positives derrière lesquelles les apprentis « courent ». Comme le souligne Vincent, l’entraîneur des 12 ans, ces surclassements sont explicitement utilisés par les éducateurs pour la mobilisation des joueurs : « Ça doit être une carotte, “tu mérites, t’as été bon ce week-end, tiens va voir ce qui se passe plus haut”, ça c'est une fierté. Je pense qu’ils sont fiers. Je pense que c'est porteur ». D’ailleurs leur comptabilité précise et les souvenirs qui y sont associés révèlent leur signification dans cet univers social. Le récit de Gabriel illustre ce sentiment d’élection que peut procurer un surclassement. C'est d’autant plus le cas que celui qu’il a connu était d’une amplitude importante (passage de l’équipe 16 ans à celle de CFA) :

‘« La deuxième année après j’ai commencé à faire quelques surclassements en 16 ans. ‘Fin j’en ai fait 2 j’crois. Puis l’année dernière j’en ai fait pas mal en 18 ans. ‘Fin non, y a deux ans j’veux dire. J’avais été surclassé aussi une fois en CFA, pour le match à Nice. Ça, ç’a été ! La première petite découverte. Ouais ça fait plaisir ça. C'était ben y deux ans. On était parti le samedi à Nancy, et j’étais, ben justement c'est quand on était en 16 ans, j’étais parti avec les 18 ans nationaux, donc là j’avais déjà été surclassé pour faire, pour être gardien remplaçant. Et au retour on m’a appelé comme quoi je prenais l’avion demain à huit heures pour… pour partir jouer en CFA donc… là ça a été… Une explosion de joie, puis j’étais trop heureux quoi. Puis c'était la première fois que je prenais l’avion tout quoi. Puis on a joué sur le stade du Ray là, le stade des pros. (.. .). Ah ouais ça reste le meilleur souvenir j’pense c'est ça » [Gabriel, 17 ans].’

Comme en témoigne Antoine, cette mobilité est interprétée comme un gage pour l’avenir : « J’ai fait quelques matchs en CFA donc moi c'est ce que je me dis. J’pense que s’ils voulaient pas me faire signer déjà ils me feraient pas jouer en CFA et… Comme cette semaine là pour l’instant je m’entraîne avec la CFA donc j’pense que si ils voulaient pas me faire signer, ils me feraient pas jouer quoi ».

Produite par l’encadrement, la succession des compositions d’équipes, des titularisations et des surclassements crée une hiérarchie entre pairs qui distribue les joueurs entre deux positions opposées : celle de « titulaire indiscutable » et celle d’exclu durable de la compétition. L’intériorisation de cette sélection interne engage les joueurs dans une lutte continue pour la titularisation et, pour les mieux placés d’entre eux, pour les surclassements, c'est-à-dire pour des positions sportives individuelles valorisées.