2. Les agents et l’intériorisation du marché

2.1. Une nouvelle contrainte : « prendre un agent »

Après l’accession au Centre, un nouvel acteur entre sur la scène de la formation : l’agent sportif. Le recours à ces intermédiaires peut être analysé à la fois comme un vecteur et comme un indicateur de l’intériorisation des règles qui régulent l’espace de la formation et qui en font un marché concurrentiel. Les agents participent ainsi de l’appropriation par les apprentis d’un rapport au club qui n’est pas nécessairement celui attendu par les formateurs.

L’engagement d’agents sportifs pour l’exécution de tâches associées à la pratique du métier (suivi des offres du marché du travail, gestion juridique et financière de la carrière) s’est fortement développé chez les footballeurs au point de devenir, comme le soulignent J-M Faure et C. Suaud, une « norme » de la profession : « L’individualisation des stratégies des footballeurs est sans doute l’un des effets les plus déstructurants de l’imposition d’une logique de marché qui développe une concurrence grandissante entre sportifs. Et le recours à un agent à qui l’on délègue ses intérêts de carrière est l’indicateur le plus sûr de ce processus : 70 % des enquêtés ont recours à un agent. Cette pratique est devenue la norme»534. Le caractère incontournable de ces intermédiaires s’est amplifié depuis lors : alors que la Fédération internationale dénombrait 39 agents (individus ou sociétés) en France en 1999535, elle en comptabilisait 142 en 2005. Les efforts entrepris pour réguler et contrôler cette profession sont d’ailleurs significatifs du poids grandissant de celle-ci536. Du fait des transformations de l’espace professionnel et plus particulièrement de la mobilité croissante des joueurs professionnels à l’échelle nationale ou européenne, « le recours à un agent est devenu « vital » »537 dans la gestion de leur carrière. Or le développement de cette profession affecte aussi le domaine de la formation.

Au club de Lyon, l’association avec un agent sportif s’est généralisée pour les joueurs en formation. Une très large majorité de nos enquêtés a établi une relation avec un intermédiaire entre 15 et 17 ans (20 joueurs sur 25). Dans la plupart des cas, leurs parents ont été sollicités par plusieurs agents proposant leurs services, notamment lors de sélections en équipe de France ou avant la signature d’un premier contrat. Cet investissement de la formation par les agents ne s’explique pas par la recherche de gains immédiats car ils ne sont rémunérés qu’à la signature d’un contrat professionnel. Ils recherchent, en multipliant les contacts, à s’associer à des apprentis qui pourraient devenir professionnels et leur assurer ainsi une rémunération dans l’avenir. On comprend dès lors que nombre de joueurs se plaignent du manque d’accompagnement de leur agent ou craignent son désinvestissement du fait de leur important portefeuille de joueurs conseillés. L’expérience de Paul est représentative de ce type de relations : « En fait le problème c'est que les agents… ‘fin j’veux dire ils sont pas assurés que nous on va signer pro, ils savent pas ce qu’on va… donc, voilà des jeunes ils en ont des paquets quoi. J’veux dire ils en ont beaucoup beaucoup dans toute la France, donc c'est un peu… Voilà quoi, c'est un peu, un peu chiant quoi. Donc c'est vrai que j’ai un petit peu envie de changer mais je vais voir, j’aimerais bien prendre un agent qui est sur Lyon, tu le vois régulièrement… Voilà quoi, au téléphone voilà, il vient me voir jouer quoi, trois fois par an. Deux, trois fois par an » [Paul, 17 ans, aspirant]. Ainsi, quatre joueurs, insatisfaits de leur suivi, pensent changer d’agent. Les relations établies entre le joueur et l’agent sont d’une densité très variable selon les cas. Pour les enquêtés, le principal critère de choix est d’ailleurs le sentiment de ne pas être un joueur parmi beaucoup d’autres, d’être l’objet d’une attention particulière. Anthony, par exemple, justifie ainsi le choix de son agent avec ses parents : « parce qu’on avait l’impression qu’il s’intéressait à moi ».

Malgré les craintes et parfois les désillusions, ils ont, presque tous, intériorisé ce partenariat comme une quasi-nécessité inhérente à leur formation. Cette adhésion est facilitée par la nature de l’offre de ce service, à la fois abondante (elle est à l’origine de sollicitations nombreuses) et gratuite (jusqu’à la signature d’un contrat professionnel). Les enquêtés évoquent deux fonctions qu’ils espèrent voir remplir par leur intermédiaire. D’une part, ils attendent des agents qu’ils mettent à leur service leur compétence juridique et leur connaissance des « prix » du marché au moment de la signature des contrats. Ils délèguent à leur représentant la négociation du contrat. Ils attendent d’eux qu’ils négocient, mieux qu’eux-mêmes ne pourraient le faire, le contenu de leur contrat avec l’administration du club professionnel :

‘« Mon père avant il s’occupait de moi quand on a signé le contrat c'est mon père qui était avec moi, on s’était un petit peu… la négociation c'est un petit peu, quand on connaît pas trop on se fait un petit peu… C'est un petit peu difficile parce que eux ils connaissent bien et tout le foot, donc je me suis fait un petit peu… un petit peu avoir quoi mais bon, ça c'est un peu normal, j’connais pas trop. Sur quelques conditions. Donc c'est vrai que maintenant, comme peut-être que je vais re-signer à la fin de l’année ou… toute façon j’devrais changer de club, (…), il va falloir que j’ai un agent pour aller négocier à ma place ». [Romuald, 18 ans, sous contrat aspirant]’

Arnaud, qui a sollicité un agent dès la signature de son contrat aspirant, témoigne du même sentiment d’incompétence qui le conduit à déléguer cette tâche à un « expert » : « C'est vrai parce que moi ma mère pour négocier… moi je savais pas comment ça marchait, moi tout seul je savais pas comment ça marchait, donc pour négocier, on a parlé avant ce qu’on voulait, pour les transports, tout ça, donc il a négocié pour nous et puis voilà, ‘fin on a essayé. » On voit ici comment les prémices d’une gestion de la carrière se font au prix d’une délégation auprès d’un intermédiaire.

Le montant des revenus semble ainsi souvent l’objet de tractations dont les agents sont les acteurs principaux, ils négocient notamment le remboursement de certaines dépenses (transport, logement, etc.)538. Quand le joueur dispose d’un très fort capital sportif (sélection nationale, repéré par de nombreux clubs), l’agent possède un pouvoir de négociation non négligeable539. D’autre part, les enquêtés envisagent cet engagement comme une « assurance » pour l’avenir. Dans leur situation d’incertitude professionnelle, ils comptent sur le capital relationnel de leur agent pour contacter d’autres clubs en cas d’échec. « Au cas où », nous dit Gabriel pour expliquer sa démarche envers un agent, il espère que son agent l’aidera à faire face à une éventuelle éviction (« Au cas où j’serais plus là d’une année à l’autre, bon comme ça on n’a pas de problème. Pour l’avenir quoi. Au moins on est tranquille »). Pour beaucoup des joueurs, comme Laurent, l’agent est incontournable pour s’orienter vers d’autres clubs : « Pour la suite c'est nécessaire quand, quand tu sais pas ce que tu fais après stagiaire, si tu vas signer pro ou si il faut trouver un club, c'est vrai qu’ils sont plus aptes à t’aider à trouver un club, c'est vrai que ça devient essentiel maintenant » [Laurent, 19 ans, stagiaire]. Les agents sont perçus comme une garantie, même mineure, pour se protéger des aléas et l’incertitude du devenir sportif en permettant un lien avec le marché du travail (dans les équipes professionnelles ou les centres de formation).

Du côté de l’encadrement sportif, la pénétration massive des agents dans la formation est généralement perçue comme une évolution inéluctable mais regrettable. Les propos des encadrants illustrent cette prise de position : « certains sont biens » disent-ils souvent, mais ils regrettent la place prise par leur activité et usent parfois d’un vocabulaire sévère à leur encontre (« parasite », « requin », « proxénète »). Deux registres de critiques sont généralement mobilisés par les membres du club envers les agents et leur influence supposée sur les joueurs. Pour certains, les agents sportifs sont portés par un esprit mercantile et l’appât du gain qui seraient souvent contraire à l’intérêt du joueur (« Y a une autre évolution, c'est que l’argent est là. Qui dit argent, dit manager. Ils sont arrivés les parasites là, entre guillemets, parce que t’en as des bons puis t’as des parasites » nous dit l’entraîneur des « 18 ans »). Ces jugements ont d’autant plus de force qu’ils s’appuient sur la résistance des catégories de perception qui opposent « passion » sportive et intérêt économique. Pour d’autres, les agents sont de mauvais conseillers qui contredisent le discours des formateurs : « Souvent hélas ils font plus de mal que de bien aux joueurs, ils ont trop tendance à dire “ouais t’es beau, t’es mignon”, enfin à les brosser dans le sens du poil quoi, alors que des fois au contraire il faut dire “oh, y-a ça, ça, ça à travailler si tu veux y arriver faut faire ça, ça”. Donc après y a un double discours avec les entraîneurs des fois qui fait que le joueur ne prend peut-être pas les consignes comme il devrait et il en fait un peu à sa tête, et là il se rend compte trop tard que souvent il a été mal conseillé. Ah si j’avais fait ça. Mais y en a d’autres qui doivent être compétents » [Patrice, entraîneur des « 14 ans »]. Généralement perçue comme une opportunité par les joueurs, la présence d’intermédiaires est davantage appréhendée par les entraîneurs comme une menace sur leur propre pouvoir et sur leur monopole de regard expert sur les joueurs (à l’exception des « bons » agents, ceux avec lesquels le club travaille régulièrement). Les regrets du directeur du Centre sur le rôle désormais central des agents (« si on veut le contourner on est mort » ) sont à cet égard très significatifs :

‘« On a rarement la possibilité de discuter heu… j’vais dire informellement avec un joueur. Parce qu’aujourd’hui y a des paramètres, des agents, et aujourd’hui les discussions financières ne se font pas ici d’ailleurs, elle se font pas ici, elles se font à la direction. Et là les agents… interviennent, et le joueur n’a même pas grand chose à dire hein, c'est plus l’agent quoi. Donc l’agent dit c'est comme ça, il faudrait faire ça, ça et ça, le joueur, bon assez naïf parfois, ben il suit. Souvent on a vu des aberrations quoi. On en a vu encore cette année. On y peut rien. Nous on avertit le joueur , après le joueur… On peut pas lui dire il faut pas faire ça, on lui dit attention, peut-être que là tu fais fausse route quoi. Après on peut pas lui dire, l’obliger à faire quelque chose, c'est pas possible. (…). Oui ça complique, c'est ce que je disais, le joueur est intermédiaire aujourd’hui. On a plus… On se demande aujourd’hui si c'est l’agent ou le joueur qui joue quoi. Et c'est ça le gros problème, c'est qu’aujourd’hui quand on veut faire passer un message, il vaut mieux le faire passer par l’agent que par le joueur. Ben oui. Parce qu’il aura plus d’influence sur le joueur que nous on en aura sur le joueur. Malheureusement c'est comme ça. Alors si vous vous entendez bien avec certains agents, ce qui peut arriver, y en a des biens aussi, mais c'est pas… pas facile ». ’

La sévérité de son regard sur la profession d’agent et la mobilisation d’une rhétorique de la fragilité des apprentis face à ces « intrus » ne peut se comprendre que par la crainte d’une autonomisation des joueurs et de leur famille par rapport au club, autonomisation portée par ces nouveaux acteurs et qui a d’autant plus de chances d’exister que le joueur a accumulé un capital sportif important durant son cursus de formation. De plus, les encadrants se voient également contraints de déléguer au personnel administratif du club professionnel une partie de la gestion des joueurs, celle qui concerne la négociation des contrats, abandonnant ici aussi une parcelle de leur pouvoir.

Les regrets des formateurs sont d’autant plus forts que malgré les réticences évoquées, la conviction des enquêtés que l’agent sportif est presque indispensable est très partagée et constitue un élément significatif de leur vision de la pratique comme métier. Or, en faisant jouer les règles du marché, en négociant les contrats par exemple, les agents contribuent à l’initiation des joueurs à un certain rapport à la pratique qui consacre la gestion individuelle de la carrière. Celle-ci tend à faire du club un employeur temporaire.

Notes
534.

J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 233. Les données se réfèrent à une enquête par questionnaire menée en 1996 au sein de l’Université de Nantes auprès de footballeurs professionnels entrés sur le marché avant et après 1982 (n = 494).

535.

Données livrées par Hassen Slimani [La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 369]. L’extension du nombre d’agents licenciés par les fédérations est d’ailleurs un mouvement observable dans les principaux pays européens. L’Angleterre et l’Espagne ont, par exemple, vu ces effectifs se multiplier, passant de 69 à 258 pour la première, et de 57 à 148 pour la seconde.

536.

Depuis 2001, les postulants au métier d’agent doivent se soumettre à l’examen organisé par la Fédération Française, dont l’un des objectifs affichés est l’identification et un meilleur contrôle de ces acteurs. Réglementée depuis 1992, la profession d’agent sportif est aujourd’hui régie par un article de la loi dite Buffet du 6 juillet 2000 (plus précisément par l’article 15-2 de la loi du 16 juillet 1984 modifiée sur le sport, dans sa rédaction issue de la loi Buffet du 6 juillet 2000). Avant 2001, c'était la FIFA qui était responsable de l’accréditation des agents, délivrée suite à un entretien oral et le dépôt d’une caution d’un million de francs.

537.

H. Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 369.

538.

Au moment de l’enquête, il semble que les salaires pratiqués au club s’échelonnent à peu près de la sorte : les revenus des contrats aspirant ne dépassent guère les 1000 euros mensuels, les stagiaires peuvent percevoir jusqu’à environ 2500 euros, les salaires des « Espoirs » s’étalent plus largement entre le minimum légal (1524 euros la première année) et environ 7000 euros pour les plus élevés.

539.

Kevin (international, repéré par des clubs en France et à l’étranger) a signé l’un des contrats les plus élevés du club suite à l’intervention d’un agent : « On a eu une grosse surprise parce qu’au début je devais, on m’avait proposé, ben déjà j’étais le premier à avoir un contrat donc c'était déjà bien. Cette année-là y avait que moi qui étaient sous contrat donc… au début ils m’avaient proposé un contrat bas de gamme on va dire, nous ça nous satisfaisait très bien tout ça. On était déjà assez contents et tout et… et ma mère, elle a dit, ben on va attendre un moment tout ça parce qu’on… j’sens qu’il va se passer quelque chose tout ça, puis huit jours après ben y a un agent qui a téléphoné à la maison, qui a voulu s’occuper de mon contrat. Et on lui a dit “ben écoutez, voyez ce que vous pouvez faire après on verra”. Nous on s’attendait à guère mieux, mais un petit mieux quoi. Et finalement j’ai eu un gros gros contrat on va dire. Je suis passé de mille francs à des grosses grosses sommes quoi » [Kevin, contrat Espoir]. Son salaire mensuel, assez exceptionnel à l’échelle du Centre, serait de l’ordre d’environ 7000 euros.