En guise de conclusion : « Le plus important, c'est l’équipe » ou la permanence d’une ambivalence

Les analyses précédentes ont permis de mettre en évidence l’intégration progressive des apprentis à l’univers du football professionnel et plus précisément au sous-espace de la formation. La vocation et l’adhésion au métier comme projet de vie sont fortement renforcées auprès d’individus sélectionnés. La force de l’intériorisation de la vocation chez ceux qui ont franchi les différentes étapes du cursus se traduit par la résistance de leurs attentes et espérances face aux remises en cause sportives et par l’incorporation d’un rapport tendu à l’avenir. Cette intériorisation se réalise par l’adhésion à des enjeux compétitifs et la construction d’une « culture de la gagne ». Cependant, l’étude des enjeux qui orientent et structurent la formation des apprentis footballeurs met en évidence la montée progressive au cours de la formation de la logique d’appropriation de la pratique en termes de carrière individuelle. La participation en équipe aux différentes compétitions dans la défense des « couleurs du club » n’entrave pas, ou que partiellement, l’appropriation de l’apprentissage comme une véritable formation professionnelle. Les apprentis constituent, dans ce cadre, une disposition à s’approprier le jeu comme le lieu de déroulement d’une carrière individuelle malgré le poids des catégories de perception qui tendent à en faire un « jeu » en équipe. Le mode de fonctionnement du Centre lui-même, par les mécanismes de mises en concurrence et d’évaluations individualisantes, façonne cette propension. En intériorisant l’évaluation permanente de soi et un rapport concurrentiel aux autres, les joueurs sont amenés à se percevoir comme des unités indépendantes de l’équipe. Mais cette « individualisation » se comprend également avec l’initiation des joueurs à un marché de la formation qui tend à les rendre plus distants avec le club et à favoriser chez eux l’instauration d’un rapport salarial à celui-ci. La généralisation du recours aux agents en constitue le signe le plus patent. Elle rend difficile la production d’un attachement durable au club. Pour une part, l’apprentissage favorise donc la construction d’une représentation de la pratique en termes de carrière relativement indépendante du club formateur. Apparaît ici une des ambivalences majeures de la formation : la logique individuelle de gestion de la carrière se développe dans une pratique qui accorde, par ailleurs, une place centrale au travail collectif. Les techniques, la division des tâches et des rôles et les interactions compétitives portent la trace de la promotion d’un « esprit d’équipe » d’autant plus valorisé qu’il pousse à la dénégation des carrières individuelles. Cette dualité n’est pas sans provoquer des tensions chez les joueurs eux-mêmes comme le révèle la participation « malgré soi » aux luttes concurrentielles entre pairs ou l’évocation de sentiments de culpabilité quand la perception en termes de carrière individuelle heurte la solidarité prescrite.

Par extension, il est possible de voir dans cette situation contradictoire la matrice de nombres de déclarations de joueurs professionnels qui sont alors révélatrices de structures mentales fortement intériorisées. Tout observateur des propos publics de ces acteurs peut noter la très grande récurrence de phrases, véritable prêt-à-penser corporatif, louant les vertus collectives : « Le plus important, c'est l’équipe » est-il ainsi donné à entendre à longueur d’interview. S’il est de bon ton de ne voir dans ces déclarations qu’une stratégie de communication visant à masquer les intérêts individuels induits par les logiques des carrières professionnelles, l’importance de ce discours public doit également se comprendre en rapport avec la double contrainte sur laquelle il repose. D’une part, la mobilité professionnelle et l’individualisation du rapport des joueurs à leur club ont consacré un nouveau rapport au métier. Comme l’ont montré les travaux de Jean-Michel Faure et Charles Suaud, les footballeurs sont passés, au tournant des années 1980, d’une situation de forte dépendance à l’égard des clubs, cristallisée dans des formes de contrats très contraignants (dont les « contrats à vie » ont été l’incarnation la plus exemplaire)598 à une emprise de la logique du marché. Une des conséquences directes de l’« éclatement d’une corporation »599 et de l’individualisation du marché du travail est le déplacement des enjeux des luttes collectives (via le syndicat des joueurs, l’UNFP) vers les négociations individuelles entre joueurs et clubs (par l’intermédiaire des agents sportifs) : « D’une formule, on pourrait opposer les générations 60-70 à celles des années 80-90 en disant que le marché atomise ce que les affrontements - individuels et collectifs - avaient contribué à unir »600. Mais, d’autre part, nous avons observé que les joueurs sont socialisés à une pratique sportive qui, jusque dans ses techniques, met en valeur le primat du travail d’équipe. Ils intériorisent dans l’apprentissage des catégories de perception qui font du jeu un effort collectif. Aussi, plus qu’une stratégie intentionnelle de communication, on peut faire l’hypothèse que la matrice duale ainsi décrite est le véritable principe générateur de ces phrases, quasi-réflexe professionnel, car elles constituent une façon de gérer cette contradiction intériorisée. L’« esprit d’équipe » permet de maintenir, en partie, l’ambivalence d’une pratique dans un univers social qui cultive l’ambiguïté entre le métier et la « passion » et qui constitue toujours un des « rares domaines où le mot « professionnel » attire le soupçon »601. La question de l’appropriation d’une formation individuelle dans un sport collectif n’est donc pas simplement d’ordre technique mais également symbolique.

Notes
598.

Sur ce point, on peut également se reporter à l’ouvrage d’A. Wahl et P. Lanfranchi : Les footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Op. Cit.

599.

J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 213. Ils soulignent ainsi l’impact de cette évolution pour le syndicat des joueurs : « Il s’agit moins aujourd’hui de construire un collectif professionnel autonome que de panser les plaies d’un système qui fragilise les joueurs. » [Ibid., p. 234].

600.

Ibid., p. 235.

601.

Ibid., p. 235.