1.1. Planification de l’apprentissage et décomposition du jeu

La formation dans le Centre donne lieu à un apprentissage méthodique fondé sur la décomposition du jeu et la mise en exercice de la pratique. Ce mode d’apprentissage domine les séances d’entraînement et façonne le rapport entretenu à la pratique. Même si le « faire », par la répétition des gestes et l’engagement dans la pratique, est au cœur du perfectionnement des joueurs, celui-ci se distingue des apprentissages « sur le tas » caractérisés par une immersion dans l’activité elle-même602 et une acquisition essentiellement mimétique de la pratique603. Comme nous l’avons souligné, lors des premières années d’« amateurs » les enquêtés s’entraînaient le plus souvent en jouant, en faisant « des petits matchs » sans autres contraintes et règles que celles du jeu. Désormais, les temps de pratique identiques aux conditions réelles de jeu sont minoritaires. Ainsi, il n’existe que deux moments de ce type dans les semaines d’apprentissage : l’« opposition » du mercredi entre deux équipes du club et, bien sûr, les matchs de compétition eux-mêmes. La plus grande partie du temps de formation est réservée à des exercices qui présentent des ruptures plus ou moins importantes avec le cours du jeu « normal » et qui soumettent celui-ci, avec plus ou moins de force, à une logique de pédagogisation.

Ces ruptures sont le fait de la mise en exercice de la pratique à partir de laquelle est construite la planification de la formation. Les formateurs du club élaborent, sous l’égide du directeur du Centre, des programmes annuels, hebdomadaires et quotidiens qui organisent les objectifs pédagogiques, et qui s’insèrent dans une programmation plus générale de tout le parcours de formation (cf. ci-après l’encadré n° 3 et les exemples de programmes en annexe604). Chaque entraîneur est ainsi tenu de mettre en œuvre un canevas structuré autour de types de savoir-faire à acquérir. Ces programmes constituent d’ailleurs un moyen de contrainte visant la préservation de la logique pédagogique face aux « pulsions »605 compétitives des entraîneurs, comme en témoignent les propos du responsable de la préformation : « On définit tous ensemble un programme et on essaye de s’y tenir. Donc moi je suis là pour veiller à l’application du programme qu’on a décidé, qu’on a décidé en commun. C'est-à-dire qu’il est hors de question, parce qu’on a un match difficile, de passer outre le programme que l’on s’est fixé. Même si c'est des matchs très particuliers comme Saint-Étienne ou des matchs très particuliers parce qu’on occupe une position de leader, pour défendre. ‘Fin chaque éducateur effectivement, veut être premier. Mais bon, c'est pas, nous le championnat c'est pas une priorité ». La sophistication de ces programmes tient au processus avancé de décomposition des mouvements et de codification de la pratique. Une première division distingue trois grands secteurs à travailler : les capacités physiques, la technique individuelle, la tactique et le sens du jeu. Les programmes articulent ces trois dimensions du jeu en distinguant à l’intérieur de chacune des types de compétences plus spécifiques. Le travail sur les capacités physiques se subdivise en sous-thèmes (vitesse, endurance, musculation, qui peuvent eux-mêmes être précisés), il est l’objet d’exercices spécifiques (la « préparation athlétique ») ou intégré comme un paramètre de la construction des exercices. Le même procédé est à l’œuvre dans l’apprentissage technique. Certains exercices sont totalement dédiés au perfectionnement de la gestuelle (passe, contrôle, conduite de balle…), savoir-faire décomposés en sous-catégories (contrôles du pied, de la cuisse, de la poitrine, de la tête par exemple), et pouvant encore être précisés (contrôle de l’intérieur du pied, de l’extérieur du pied, etc.)606. Outre ces exercices d’apprentissage et de répétition des gammes, la maîtrise technique du ballon s’exerce aussi à travers une série de « jeux ». Ceux-ci sont l’occasion de travailler de manière plus ou moins spécifique une dimension tactique, une situation de jeu ou une phase de jeu (les coups francs, les duels, les touches, le jeu devant le but, etc.) et intègrent la mise en pratique des deux autres dimensions. Les exercices mis en œuvre s’échelonnent ainsi des plus spécifiques, focalisés sur une seule dimension et un type de savoir-faire (un exercice sur les contrôles du ballon par exemple) et très contraints par des consignes, à des exercices plus transversaux, cumulant différents objectifs pédagogiques. Chaque séance d’entraînement associe plusieurs exercices autour d’une thématique commune et, plus fréquemment, d’une succession de thématiques, permettant la pédagogisation de l’apprentissage.

Deux conclusions peuvent être tirées de cette rapide description de l’organisation de l’entraînement. D’une part, il faut noter que cette programmation suppose et s’appuie sur un travail préalable de décomposition de la pratique, d’analyses objectivantes qui permettent le découpage du jeu et des habiletés et efforts physiques qu’il engage. Ce mouvement de rationalisation de l’apprentissage nécessite la production de classifications des gestes, de catégories d’analyse du jeu, de savoirs qui permettent la fabrication des thèmes explicites de l’apprentissage, à la manière du processus de décomposition des mouvements qui a affecté l’apprentissage de la danse classique tel le montre l’analyse de Sylvia Faure607. Dans le flux du jeu, ces catégories introduisent par un travail d’abstraction des discontinuités isolant des gestes qui sont, en quelque sorte, ce que les mots sont à la parole, et des situations de jeu, équivalent des phrases dans le discours. D’autre part, ces classifications et analyses permettent la pédagogisation de l’apprentissage. En effet, les exercices transforment la pratique en fixant des objectifs pédagogiques explicites, impliquant des consignes spécifiques et faisant du jeu un support d’apprentissage. Les apprentis ne doivent pas se lancer spontanément dans la pratique mais sont invités se soumettre à la logique des exercices et de leurs objectifs pédagogiques explicités par les entraîneurs. Ce mode d’apprentissage a ainsi toutes les chances d’éloigner les joueurs qui, fortement disposés à l’action spontanée, rechignent à s’inscrire dans un type d’enseignement formel parce que, comme les collégiens en rupture scolaire, ils « résistent aux exercices qui fractionnent, morcèlent l’activité, en retarde sa mise en œuvre, parce qu’ils privilégient l’activité pour elle-même, pour ce qu’elle permet de produire ou d’effectuer socialement (communiquer ses idées, faire un beau dessin, entrer en compétition avec les autres ou « s’éclater » dans l’eau, etc.) »608. Les apprentis enquêtés, même s’ils apprécient davantage les phases de jeu compétitives, celles où le jeu est le moins parcellisé, parce qu’elles permettent l’actualisation de leurs dispositions à la compétition, ils se soumettent à une logique de l’exercice qui retarde l’engagement dans le jeu proprement dit.

Notes
602.

On peut ici s’inspirer des analyses portant sur l’apprentissage scolaire et qui ont montré comment la « forme scolaire » de socialisation constitue une rupture systématique et radicale avec les formes d’apprentissage sur « le tas ». Daniel Thin explicite ainsi cette rupture : « la forme scolaire, c'est également des apprentissages séparés de la pratique. Désormais, on n’apprend plus en faisant ou en répétant les gestes de ceux qui savent, en participant aux tâches quotidiennes, etc. On apprend par des exercices conçus aux seules fins d’apprentissage. Il existe ainsi une coupure des « exercices » et des « leçons » par rapport à toute activité sociale que celle d’apprendre ». Ce type d’apprentissage se caractérise également par son insertion dans un temps et un espace spécifiques, réservés à la transmission de savoirs et savoir-faire : «L’enfant n’est plus socialisé au milieu des adultes, en partageant leurs activités. Pour être éduqué, il doit être séparé, retiré des influences et des modèles négatifs qu’il peut rencontrer dans la vie ordinaire » [D. Thin, Quartiers populaires : L’école et les familles, Op. Cit., p. 26, 24].

603.

Les analyses de G. Delbos et P. Jorion sur l’initiation des paludiers donnent un exemple pénétrant de ce type d’apprentissage dans lequel on acquiert une « expérience » plus que des savoir-faire grâce à l’insertion dans le travail productif lui-même [G. Delbos, P. Jorion, La transmission des savoirs, Paris, MSH, 1984, 306 p.]

604.

Annexe 4 : p. 621-623.

605.

On peut ici les comparer à ce que dit B. Lahire de l’utilisation d’outils scripturaux de planification (agenda, calendrier, etc.) : « Les pratiques de l’écrit gestionnaire-domestique sont des pratiques qui retardent l’action directe, qui permettent de suspendre en partie l’urgence pratique et qui, de ce fait, impliquent un plus grand contrôle de soi, de ses « désirs », de ses « impulsions. (…). Elles peuvent tendre à générer des dispositions à la régularité, au respect d’un « emploi du temps ». [B. Lahire, La raison des plus faibles, Lille, PUL, 1993, p. 132.].

606.

Les entraînements spécifiques des gardiens sont l’occasion de travailler d’autres types de gestes. Ils s’exercent essentiellement sur deux types de savoir-faire : les « dégagements » (au pied en volée ou en demi-volée, à la main) et les « prises de balles » (main droite, main gauche, poing…).

607.

Etudiant l’élaboration historique de ces savoirs, elle note que « dans les écritures de la danse, le corps est décrit après avoir été décomposé ; ses éléments fondamentaux, esthétiques et moteurs, sont fixés, analysés, normalisés, avant d’être incorporés dans les nouvelles pratiques de danse qui découlent de ce phénomène analytique et scriptural, et qui donneront lieu à la pédagogisation de la danse académique » [S. Faure, Apprendre par corps, Op. Cit., p.27]. Cette scripturalisation de la danse est à l’origine d’une décomposition de la pratique qui permet une organisation de l’apprentissage à travers des exercices. Grâce à la formalisation des savoir-faire à apprendre, l’exercice, qui fixe des objectifs spécifiques, devient l’unité centrale des leçons de danse.

608.

M. Millet, D. Thin, « Ruptures scolaires » et « déscolarisation » des collégiens de milieux populaires, Op. Cit., p. 183. Ce qu’illustre bien le rapport à l’EPS de ces élèves : « C’est sans doute comme cela que l’on peut comprendre la réticence fréquente à effectuer les exercices pour passer directement à l’action proprement dite, attitude particulièrement visible en EPS où les collégiens refusent les exercices de préparation pour aller directement à la performance ou au jeu comme Sébastien qui entre en conflit avec son professeur d’EPS parce qu’il demande à participer au match de basket après avoir refusé d’effectuer la préparation prévue par l’enseignant » [Ibid., p. 183].