1.2. Fabrication des séances et évaluation des joueurs : le mode d’action des entraîneurs en question

Cette description de la planification de l’entraînement met en lumière la logique de rationalisation qui affecte la formation. Elle invite à s’interroger sur la manière dont les formateurs produisent les entraînements et les évaluations et, à travers ces pratiques, sur les rapports qu’ils entretiennent aux savoir-faire.

Les éducateurs ont en commun des expériences de pratiquants très importantes, longues et intensives et assez souvent professionnelles609. Cette socialisation sportive les a dotés d’une maîtrise pratique du jeu et de catégories de perception (du jeu et des manières d’être) propres à la doxa de cet univers social. Aussi, il n’est pas étonnant qu’évoquant leurs façons de juger les joueurs, ils fassent régulièrement référence à un « feeling », au joueur qui « tape dans l’œil » comme lorsque le responsable de la préformation narre ses observations de nouvelles recrues potentielles : « Quand on observe, bon effectivement il faut qu’il ait un petit quelque chose qui vous tape dans l’œil hein, qui vous fait péter l’œil ». L’impression et la sensation dominent parce que leurs jugements s’appuient sur un œil « cultivé » ou, autrement dit, sur la connaissance pratique du jeu qu’ils ont incorporée. C'est grâce à ce sens pratique que, comme le soulignent leurs propos, l’important est de « sentir » : « Souvent y a des joueurs qui viennent à l’essai, ça peut être un jour, deux jours, trois jours, une semaine, bon très vite on se rend compte s’il est pas assez intéressant à notre niveau. Après y a le joueur qu’on sent qui a quelque chose mais on hésite un peu. Après le cas rare, le joueur qui crève l’écran, lui on se dit qu’il faut qu’on le prenne tout de suite. Il y a ces trois cas de figures. (…). Et puis après si on sent qu’il y a quelque chose on essaye de le prendre une semaine à l’entraînement » [Patrice, entraîneur des 14 ans]. C'est aussi pour cette raison qu’Albert, l’entraîneur des « 16 ans », considère qu’il faut « être » dans les matchs : « Mais je suis pas l’entraîneur qui note pendant le match, je vais pas prendre des notes pendant le match, ça c'est pareil, je peux pas suivre un match et prendre des notes. Quand je suis dans le match, j’suis dans le match, j’ai pas les chaussures, j’ai pas les crampons mais c'est comme si. Non, je peux pas écrire. » Pour lui, écrire est antagonique avec l’investissement que nécessite le temps du match et une telle pratique viendrait rompre son rapport pratique au jeu. De la même manière, la production des séances procède d’un sens pratique acquis par la confrontation aux situations de jeu, d’où l’importance accordée au « vécu personnel ». Patrice, entraîneur des « 14 ans » et ancien pensionnaire d’un centre de formation, peut ainsi reproduire les séances vécues, les formes d’exercices qu’il a expérimentées : « J’ai été huit ans en centre de formation, donc des entraîneurs m’ont fait vivre des séances, donc on essaye de garder le positif. (…). Je pense qu’on a ses exercices, ses exercices favoris on va dire, qu’ on fait un peu, qu’on adapte à chaque catégorie d’âge. Enfin moi c'est beaucoup par rapport à ce que j’ai fait déjà moi, je me base beaucoup là dessus quand même, j’aime pas trop travailler avec des livres tout ça. J’ai aussi essayé de garder le bon côté, et d’enlever le mauvais côté de ce que j’ai vécu ». Il élabore donc ses séances, choisit les exercices à l’intérieur du planning imposé, en reproduisant des formes expérimentées à travers lesquelles il a forgé ses catégories éthico-pratiques d’évaluation du jeu. C'est en vertu de ce poids accordé à l’expérience que les entraîneurs s’accordent souvent pour relativiser l’importance des diplômes d’éducateur et l’utilisation de manuels didactiques.

Malgré cela, il faut souligner qu’il y a une différence non-négligeable entre la maîtrise pratique du jeu et l’enseignement de celui-ci dans une structure rationnelle au sein de laquelle la pédagogie ne se réduit pas à des principes implicites610. Parce que cet apprentissage se distingue de l’initiation pratique et mimétique telle qu’elle est décrite par Loïc Wacquant dans le cas de la boxe (« l’initiation à la boxe est une initiation sans normes explicites, sans étapes clairement définies, (…) où le rôle de l’entraîneur est de coordonner et stimuler l’activité routinière, qui s’avère être « une source de socialisation bien plus puissante que la pédagogie de l’instruction » »611), le mode d’action des entraîneurs (construction des séances et évaluations) ne peut se réduire à cette connaissance pratique du jeu. En effet, l’usage de la planification et la mise en exercice de la pratique supposent l’intériorisation par les formateurs d’objectivations de la pratique (connaissances physiologiques, connaissances des techniques et tactiques). Le récit que fait Raymond de l’extension de la rationalisation de l’apprentissage à la préformation est significatif de cette dimension :

‘« Au départ c'était de l’empirisme. J’veux dire qu’au départ [de la préformation] c'était un peu l’école quoi. J’entraîne comme on m’a appris. Parce qu’au départ le souci majeur des clubs c'était pas les jeunes. Hein. Et puis plus, plus la notion d’entraînement se rationalisant et ainsi de suite, plus on est devenu pointu. On a fait un football d’enfant, d’adolescent et d’adulte. On a pas plaqué, très souvent on fait du plaquage d’adulte sur des enfants (…). Ça fait… j’dirais sept, huit ans. Disons quand l’INF [centre fédéral de préformation], ils ont rendu, sur ce qu’ils faisaient dans leurs entraînements, ça a servi de canevas, de départ à une vision différente des enfants quoi » [Raymond, responsable de la préformation].’

Cette description souligne deux points importants. D’une part, elle met en évidence combien les connaissances acquises et l’identification de phases spécifiques à l’apprentissage obligent à des ruptures avec les formes intériorisées d’entraînement. D’autre part, il souligne le rôle central des instances fédérales dans la rationalisation de cet apprentissage. Ce rôle est joué à travers, d’une part, la constitution d’un corps de spécialistes en charge du développement de la pédagogie footballistique (à travers la DTN, la Direction technique nationale) et, d’autre part, les entreprises de formation, de certification et de réglementation de l’activité d’éducateur sportif initiées par la Fédération. Témoin de celles-ci, le cahier des charges qui s’applique aux centres de formation les oblige à employer un nombre minimum d’éducateurs diplômés612. Diplômés par la Fédération mais disposant aussi d’un bagage scolaire minimal (sept sur neuf ont un niveau au moins équivalent au baccalauréat)613, les formateurs mettent en œuvre des méthodes qui opèrent des ruptures, plus ou moins nettes, avec le temps de l’action. Outre la planification, chaque entraîneur doit rédiger un bilan après chaque séance d’entraînements. Comme le note Vincent, l’entraîneur des « 12 ans », cette technique leur permet à la fois d’en garder une trace écrite et de faire un retour sur le déroulement de chacun des exercices : « Je note combien de temps on le fait, qu’est-ce que ça a donné, je me mets des critiques des fois. “Cette exercice c'est pas à refaire, il a pas marché”. “Cet exercice il est à faire”… parce que t’sais des fois c'est difficile, j’ai mis en place l’exercice, j’ai pas pris de notes, “merde comment on fait”. Sur des fiches, c'est un petit peu… y a un gros parallèle entre le sport et l’école ». Ainsi, parce qu’elle s’appuie sur des connaissances objectivantes de la pratique (les types de compétences à acquérir selon le niveau du cursus) et sur des outils de « détemporalisation » de la pratique (planification, bilans) qui permettent d’établir des stratégies, la fabrication des séances exige aussi de rompre avec le temps de l’action en cours. Et cela d’autant plus que la direction et l’observation du jeu (entraînements, matchs) ne constituent qu’une partie de leur travail. De la même manière, les évaluations des joueurs ne sont pas le seul produit de l’actualisation de catégories de jugement pré-réflexives. D’une part, comme nous le verrons lorsque nous aborderons la gestion du capital corporel, l’évaluation des apprentis passe aussi par des tests physiques qui permettent l’objectivation des compétences athlétiques et aident à la planification des entraînements. D’autre part, le jugement des joueurs se fait également par la rédaction de compte-rendus dans lesquels les formateurs attribuent, après chaque match, une note et des commentaires à chaque apprenti. Ce type d’écrits (dont on peut voir un exemple en annexe614), permet d’abord de combler les défaillances de la mémoire incorporée, mais il sert également à un retour sur les « impressions » en permettant des comptabilisations et des comparaisons. Au temps court des corrections et appréciations lors des moments de jeu, s’additionne le temps long d’une évaluation qui mobilise des procédures d’objectivation.

On observe chez les formateurs des modes d’actions pluriels qui caractérisent leur rapport à la pratique et qui illustrent l’ambivalence du mode d’enseignement dans le Centre, qui ne peut être parfaitement assimilé ni à la forme scolaire d’éducation ni à une initiation pratique. Tout d’abord, leur rapport au football se révèle très différent d’un mode savant ou scolastique car il existe chez eux une forte disposition pragmatique qui leur fait accorder une primauté à la finalité pratique. Ils montrent souvent une distance à l’égard du « savoir pour le savoir » et ils s’orientent vers des connaissances tournées vers l’action. D’une certaine manière, il est possible de les rapprocher des « hommes d’actions » que Bernard Michon avait identifiés parmi les étudiants de STAPS615. Il oppose « théoriciens » et « praticiens », « hommes de réflexion »et « hommes d’action » ; ces derniers, s’orientant vers la pratique pédagogique (professeur d’EPS, entraîneur), se distingueraient parmi les étudiants par un attrait particulier pour une « culture technique », c’est-à-dire toute orientée vers la pratique pédagogique. Chez eux, «les préférences pour la pratique, la technologie sportive, les aspects biologiques (essentiellement l’anatomie et quelque peu la physiologie), le spécifique, s’accompagnent du rejet de l’intellectualisation »616. Cependant, il faut se garder d’établir une frontière imperméable entre réflexivité et action617, comme le montre le rapport des entraîneurs à la pratique. Sans être savant, celui-ci n’exclut pas que leurs actions soient aussi marquées, comme l’exige l’organisation de la formation, par le recours à des procédés d’objectivation rendus possibles par le fait que leur activité ne se réduit pas au temps du jeu et à son urgence.

Notes
609.

Rappelons que parmi eux trois sont d’anciens « pros » et deux d’anciens stagiaires (sur onze formateurs sportifs).

610.

Bruno Papin, dans son souci de mise en évidence de la reproduction du corps sportif à laquelle donne lieu l’apprentissage de la gymnastique de haut niveau, ne met l’accent que sur cette dimension implicite et sur les « principes pédagogiques à l’état pratique ». Il s’inspire ici des travaux de P. Bourdieu et J-C Passeron selon lesquels : « La tendance à l’auto-reproduction ne s’accomplit jamais aussi complètement que dans un système éducatif où la pédagogie reste implicite » [P. Bourdieu, Passeron J-C., La reproduction : éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Minuit, 1970, p. 16]

611.

L. Wacquant, « Corps et Ame », 1989, Op. Cit., p. 56-58.

612.

Un Centre de catégorie 1 doit ainsi être dirigé par un éducateur titulaire du Certificat de Formateur à temps plein sous contrat, il doit compter en son sein un ou deux titulaires du DEF à temps plein, un entraîneur spécialiste des gardiens (diplômé du BEES 1er degré, sous contrat à temps plein) [Charte du football professionnel, 2007-08].

613.

Cf. Tableau n° 4 : Profils des éducateurs, p. 58.

614.

Cf. Annexe 5 : Exemples d’évaluation des joueurs par les formateurs, p. 624-625.

615.

B. Michon, « Savoirs et modes de domination en « STAPS-EPS » », Savoirs et sens pratique dans les activités physiques et sportives, G. Bruant (dir.), Clermont-Ferrand, AFRAPS, 1989, pp. 79-97.

616.

B. Michon, , « Culture savante, culture technique et STAPS », Anthropologie des techniques du corps, Paris, AFRAPS, 1984, p. 131.

617.

Ainsi, comme le souligne B. Lahire, « si l’on ne réduit pas l’action à l’action de courte durée, réalisée dans l’urgence, sans possibilité de reprise ou de répétition, alors on comprend que la réflexion, y compris la plus rationnelle, puisse intervenir dans le cours même d’une action et même en constituer des temps ou des étapes obligés » [B. Lahire, L’homme pluriel, Op. Cit., p. 186.]