Comme nous y invite les analyses de Michel Foucault sur la logique disciplinaire618, le constat d’une planification et d’une mise en exercice de la pratique ne doit pas être isolé d’une réflexion sur le mode pouvoir à l’œuvre dans la formation. En effet, la mise en exercice, en tant que mise en ordre de la pratique, obéit à une logique de rationalisation mais elle est aussi intimement liée à l’ordre moral qui structure la pratique. Elle participe ainsi de l’usage réglé du temps et de l’espace qui caractérise les séances. Loin de permettre de s’élancer dans le jeu de manière spontanée et désordonnée, chaque entraînement est tramé par une organisation méthodique : après une première présentation, l’échauffement constitue l’introduction systématique à la succession des exercices qui se conclut par des séries d’étirements. Cette organisation s’accompagne de techniques de mise en ordre visant la production d’un rapport concentré et appliqué au jeu. Le début des séances illustre clairement ces mécanismes : la présentation de l’entraîneur (les apprentis professionnels s’alignent en rang devant leur entraîneur qui impose le silence et leur délivre ses attentes) et l’échauffement, introduisent, au-delà de leur fonction explicite (donner des objectifs pédagogiques, échauffer les corps), une rupture avec les activités extérieures. Ces opérations marquent une césure avec le flux de la vie sociale et l’entrée dans un contexte d’apprentissage, d’écoute disciplinée et de concentration. En « mettant en condition », ce type d’organisation forme et ré-active systématiquement un type d’attitude marqué par l’attention disciplinée. Cette mise en ordre spatio-temporelle entre en résonance avec les prescriptions qui affectent les comportements des joueurs, notamment à l’extérieur du jeu lui-même, et qui appellent des manières d’être spécifiques en périphérie de l’apprentissage des techniques sportives. L’entraîneur des 12 ans explicite ainsi l’importance qu’il accorde à la mise en place de règles dès les premières semaines de la saison619 :
‘« Enquêteur : Et c'est quoi les règles que tu leur dictes toi ? Que tu leur dis à respecter absolument ?Il explicite une série de règles dont les formateurs surveillent avec vigilance le respect et qui s’appliquent tout au long du cursus de formation. Le directeur du Centre participe activement à cette politique en reprenant régulièrement les joueurs sur leur tenue ou leur langage. Il considère d’ailleurs qu’il s’agit d’un « état d’esprit indispensable » : « Nous on s’attache sur l’état d’esprit, moi j’interviens surtout sur la tenue, j’interviens surtout sur le respect, sur le langage, sur des choses comme ça, qui pour moi sont des éléments indispensables dans un centre de formation. Et dieu sait qu’on se bat toute l’année contre ça ». Le respect de la discipline temporelle est contrôlé avec application par les entraîneurs : absences ou retards sont l’occasion de sanctions systématiques (notamment par le biais des « amendes » ou de sanctions sportives). Pour les internes, la scansion réglementaire du temps et l’exigence de la ponctualité se prolongent et s’étendent à l’ensemble de la journée (heures des repas, du coucher, pour donner son linge sale à laver, etc.). De la même manière, la gestion du matériel collectif et individuel, le port systématique de la tenue du club sont régis par une réglementation que les entraîneurs se chargent de faire appliquer : seul le matériel du club est toléré, les chaussettes doivent être remontées, le maillot doit être rentré dans le short, les protège-tibia sont obligatoires, l’oubli de matériel est sanctionné, etc. Les apprentis sont ainsi invités à n’utiliser que le matériel du club et à porter celui-ci de selon les codes en vigueur car le souci apporté à la présentation de soi participe de cet ordre moral.
La présence de cette discipline jusque dans les détails de l’organisation quotidienne s’objective aisément par les comparaisons avec d’autres contextes de pratique. Ainsi, cette rigueur dans la gestion du temps et du matériel est souvent énoncée par les enquêtés comme un élément distinctif du Centre. Elle constitue comme pour Maxence une dimension de la rupture avec leurs pratiques antérieures : « Ça changeait, c’était plus strict quoi, je me rappelle. Ouais l’heure c'est l’heure, à l’entraînement on fait ça, c'est ça c'est pas ce que vous voulez, la tenue c'est ça, ça, ça et bon à CR [son club précédent] on s’habillait comme on voulait, que là on avait tous les mêmes tenues heu… Non, c’était plus strict » [Maxence, 18 ans, entré au club à 14 ans]. De la même manière, les entraîneurs qui ont connu des contextes sportifs différents font des récits qui apportent un éclairage particulièrement significatif sur le rapport à la pratique que confortent les apprentis dans le Centre. Damian, ancien éducateur sportif dans un lycée professionnel et entraîneur d’un club amateur d’un quartier populaire, est ainsi le plus sensible à ce qui distingue les joueurs auxquels il est désormais confronté :
‘« - Damian : Pour moi, j’considère que ce que je fais c'est la pédagogie. D’autant pour avoir entraîné un peu des clubs de banlieue où on fait de la discipline continuellement…. des fois à 80 % on fait de la discipline et 20 % de pédagogie. Là c'est complètement différent, on travaille dans le sport à 100 % et c'est la démarche qui est totalement pédagogique.Faisant face à des publics hétérogènes, il est conscient que les attitudes des apprentis se distinguent par leur discipline. Albert, qui a longtemps joué et entraîné dans un club amateur de niveau « régional » localisé dans un quartier populaire, explicite lui aussi ce qui distingue la pratique dans un Centre de formation : « C’est complètement différent d’ici où on a une navette qui nous emmène les joueurs, qui nous les pose à l’heure, ils viennent en courant, ils se changent dans des vestiaires propres, avec des équipements tout neufs, des chasubles, des ballons et c’est pas ce qui se passe ailleurs. C’est pas comme ça que ça se passe. Et puis on fait des entraînements, on sait qu’on va avoir vingt joueurs à l’entraînement, que dans un club quand vous arrivez et ben y en a dix qui se présentent, il en manque cinq, il en manque six, et puis une demi-heure après il en arrive deux, et puis ben il faut installer le dialogue, installer la discussion, il faut faire comprendre, sensibiliser tout le monde pour que les gars viennent à l’heure etc. » [Albert, entraîneur des « 16 ans »].
Dans ce souci apporté aux manières d’être, corporelles et verbales, s’exprime en définitive un certain rapport à l’autorité, et à travers elle, à la pratique. Cette attention permanente à ces attitudes a ainsi pour fonction « d’extorquer l’essentiel sous l’apparence d’exiger l’insignifiant » en inscrivant « dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel, ainsi placés hors de la prise de conscience et de l’explicitation »620. Ce système de règles et de sanctions participe, en effet, du renforcement des dispositions à la discipline des apprentis et de l’inculcation d’une certaine définition du travail sportif. D’ailleurs, en citant abondamment ces éléments disciplinaires (respect de l’heure, de la tenue) pour évoquer la rupture entre l’investissement antérieur et la pratique devenu « sérieuse », les apprentis dévoilent la solidarité existante entre ces manières d’être et le type d’usage du sport prescrit dans la formation.
L’entreprise pédagogique se caractérise ainsi à la fois par un souci apporté à l’observance des règles et par l’extension de celles-ci à un ensemble de caractéristiques définissant une manière d’être légitime. Elle travaille ainsi à l’incorporation d’un rapport discipliné à la pratique qui trame l’appropriation des savoir-faire et qui prend son sens au sein d’une culture sportive imprégnée d’une morale de l’effort et du travail.
M. Foucault, Surveiller et punir, Op. Cit.
Les observations faites lors d’un déplacement avec son équipe ont permis de constater son souci apporté à la discipline des joueurs. Quelques exemples permettent de l’illustrer. Vincent dirige ainsi les mouvements de son équipe : il ordonne la mise en rang des joueurs avant de donner le signal de l’entrée dans le bus dans lequel règne le calme (absence de mouvements, de voix qui s’élèvent, etc.). Après la rencontre, le club hôte a organisé un goûter : alors que les joueurs adverses le consomment de façon désordonnée, les visiteurs sont invités par Vincent à s’asseoir et attendent collectivement le feu vert de celui-ci avant de manger et boire. Toute l’organisation de ce déplacement illustre cette gestion des mouvements et comportements, et cette répression des débordements.
P. Bourdieu, Le sens pratique, Op. Cit., p. 117.