2. Morale du travail et plaisir de jouer

2.1. Ethos du travail et goût de l’effort

Le rapport aux exercices véhiculés dans l’apprentissage se fonde sur l’intériorisation d’une définition laborieuse de la pratique, en rupture avec le simple « jeu ». Sens de l’effort et du travail constituent des catégories centrales dans les jugements sur les manières de jouer et de s’entraîner. Commentaires et corrections des entraîneurs laissent une large place à cette thématique mettant ainsi en œuvre des catégories éthiques de perception qui font que l’absence d’investissement est, en paraphrasant Max Weber, « non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d’oubli du devoir »621. Les apprentis sont appelés à se montrer, par leur engagement et leur comportement, « travailleur », « bosseur » et « courageux » ; ils doivent se garder de la « facilité », du « confort ». Les performances individuelles comme celles de l’équipe sont l’objet d’une moralisation qui fait du verdict sportif une sanction du « travail » ou de son absence. Les défaites sont ainsi régulièrement commentées comme étant la preuve d’un manque d’effort et de modestie (avoir la « grosse tête » est alors avancé comme explication de ces résultats). Quels que soient les postes, ce même rapport à la pratique est abondamment véhiculé. Si la référence au « don », aux qualités footballistiques naturalisées (celui qui a un « truc », celui qui est un « joueur naturel ») existe, celui-ci se doit d’être soumis au travail, seul capable d’être le révélateur de ce « don » de nature. On retrouve ici une idéologie du « don » travaillé, apparente contradiction622, souvent relevée dans les travaux sur les socialisations sportives623. La force de ces dispositions chez les entraîneurs se traduit par le soupçon qu’ils nourrissent à l’égard du « talent », le joueur doté de compétences techniques fortes étant pour eux à la merci de relâchements coupables. Les manières de se comporter sur le terrain sont ainsi appréhendées à travers des catégories qui placent le travail et l’effort au cœur de la pratique.

Les effets de cette inculcation se retrouvent dans les manières dont les enquêtés jugent les exercices proposés et les entraîneurs. Leurs propos regorgent de commentaires et d’expressions représentatives de ce rapport au jeu (« le travail ça paye ») au point que certains en font une de leur propriété principale (« J’suis pas un fainéant », « J’suis travailleur », « J’ai pas peur du travail » nous disent-ils parfois). De plus, les préférences qu’ils affichent pour certains formateurs sont très révélatrices de cette propension à valoriser le travail et l’effort. La façon dont la majorité d’entre eux avoue leur goût pour un entraîneur (Albert, entraîneur des « 16 ans ») est sans ambiguïté à ce sujet. Si Dimitri pense que « c'est le meilleur » c'est parce qu’il considère qu’« il fait vachement travailler, il aide tous les joueurs, tous les joueurs qui ont envie de travailler il aide, mais il aime pas les fainéants quoi, il a horreur des fainéants », tout comme Eric l’apprécie parce qu’il juge qu’« il te fait progresser, ‘fin cravacher (…), tu sais que au moins tu perds pas ton temps avec lui ». Les propos d’Anthony à son égard sont tout aussi explicites :

‘« Albert, je l’ai eu la première année moins de 16… Je faisais quelques matchs en 16 ans nationaux, quelques matchs 15 ans Ligue, mais toute l’année j’ai fait les entraînements avec lui pratiquement. Et j’pense ça m’a fait progresser. J’ai eu la chance de l’avoir deux ans de suite. Moi j’pense que si on a été champion c'est grâce à lui. J’sais pas si les autres ils pensent ça, mais j’pense que si on a été champion c'est grâce à lui. Lui, c'est la rigueur. Les entraînements c'est dur, on court beaucoup. C'est dur, c'est dur mais à la fin on voit quoi. Il nous l’a dit en plus avant la finale, il nous a dit “on a couru toute l’année, on s’est dépensé toute l’année, maintenant c'est à vous quoi”. “C'est à vous de vous faire plaisir, d’aller jusqu’au bout ouais. et de pas regretter tout ce qu’on a fait”. Donc voilà. Moi j’pense que c'est un bon entraîneur » [Anthony, 17 ans, champion de France 16 ans].’

Le sens qu’il donne à la performance est celui d’une récompense des efforts fournis, du travail intense et rigoureux réalisé sous la direction de l’entraîneur dont il reprend les mots porteurs de cette moralisation de la pratique. Enfin, le portrait de l’entraîneur idéal tracé par certains joueurs est révélateur des mêmes catégories de jugement. S’il peut participer à des moments de détente (« rigoler avec les joueurs »), cela suppose une séparation nette avec le temps du travail :

‘« Enquêteur : Et toi t’as un style d’entraîneur qui te convient le plus ou que tu préfères quoi ?
- Laurent : Heu… ben l’entraîneur qui fait travailler quand il faut travailler et puis tu peux rigoler, quand on a travaillé correctement, ouais ça c'est bien. C'est bien. Un entraîneur à qui tu peux parler, avec qui, qui est près de l’équipe, avec qui tu peux rigoler dans le car… et pour le travail, tout le monde s’y met et puis, c'est plus ton copain, c'est ton entraîneur quoi. Ouais ça c'est un bon entraîneur » [Laurent, 19 ans].’ ‘« J’aime bien les entraîneurs qui sont stricts. Ouais. Parce que les entraîneurs qui bon ben on s’entraîne, on rigole, voilà quoi… c'est bien mais on progresse pas. On progresse moins que quand l’entraîneur il est là, on fait l’entraînement à fond et pour rigoler, on rigole après l’entraînement. Bon savoir rigoler aussi hein ! Qu’ils rigolent un peu quand même parce que sinon… Mais voilà, pendant les périodes d’entraînement, sérieux » [Thomas, 17 ans].’

Ces joueurs mettent en évidence le principe d’une alternance entre des temps distincts que résume bien la formule parfois utilisée : « Y a un temps pour tout ». Cette discrimination permet d’isoler le temps « non-sérieux » et de le cantonner, principalement, hors du terrain. Avec ce goût du travail « bien fait », l’entraînement se doit d’être « sérieux », excluant la « rigolade ». Leur rapport aux exercices incarne le même souci, même si leur effectuation n’exclut pas un certain type de plaisirs.

Notes
621.

« En fait, ce n’est pas simplement une manière de faire son chemin dans le monde qui est prêchée, mais une éthique particulière. En violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d’oubli du devoir. Là réside l’essence de la chose. Ce qui est enseigné ici, ce n’est pas seulement le « sens des affaires » -de semblables préceptes sont fortement répandus, c'est un ethos. » [M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 47].

622.

On peut reprendre ici les propos de Sébastien Fleuriel mettant en évidence l’ambivalence du terme : « affirmer le fait d’être doué (…) nourrit souvent l’ambiguïté de décrire à la fois un niveau de compétence élevé, en même temps que de suggérer l’origine naturelle de cette compétence dont l’entraînement ne serait au fond que le révélateur. Aussi dire d’un athlète qu’il est doué fait recourir au jeu de mot qui permet de saisir le sujet aussi bien sur le registre de la compétence acquise (par le travail) qu’innée (par la nature), dans une relation de duplicité qui ne renie jamais tout à fait l’utilité de l’entraînement intensif sans toutefois démentir la nature profonde de la compétence sportive comme don effectif de la nature » [S. Fleuriel, Le sport de haut niveau en France, Op. Cit., p. 61].

623.

On retrouve cette configuration dans des cadres et contextes sociaux aussi différents que ceux analysés par Loïc Wacquant qui insiste sur cette tension dans son étude sur la boxe ( L’expression de « boxeur naturel » (natural boxeur), qui revient fréquemment dans le langage indigène, désigne cette nature cultivée dont la genèse sociale est devenue invisible à ceux qui la perçoivent à travers les catégories mentales qui en sont le produit » [L. Wacquant, Corps et âmes, 1989, Op. Cit., p. 56], par Sylvia Faure, qui travaille sur l’apprentissage de la danse classique et contemporaine [S. Faure, Apprendre par corps, Op. Cit., p. 226] ou par Manuel Schotté, dans ses travaux sur les athlètes marocains [« Réussite sportive et idéologie du don. Les déterminants sociaux de la « domination » des coureurs marocains dans l’athlétisme français (1980-2000) », STAPS, 2002, n°57, p. 21-37].