2.2. Le plaisir de jouer et l’entraînement

Si le travail et l’effort prennent une place centrale dans la représentation de la pratique, ces valeurs se conjuguent avec la préservation du plaisir éprouvé dans le jeu, permettant ainsi le maintien du sens de l’engagement. C'est cette articulation qui permet de mieux comprendre la production des séances et leur appropriation.

En effet, parce qu’il s’agit d’un apprentissage et d’un métier « pas comme les autres », dont le mode d’adhésion légitime est la « passion », le plaisir du jeu y tient une importance symbolique particulière. Continuer à prendre du plaisir à sa pratique justifie ainsi la continuité de la vocation. Les injonctions des entraîneurs à « se faire plaisir » agissent là comme un rappel de cette construction symbolique. Les propos de Georges, entraîneur de l’équipe réserve, illustrent bien combien prendre du plaisir constitue une sorte de devoir de l’apprenti footballeur : « Je m’aperçois bien souvent que les gamins sont tristes. Or un gars qui vient jouer au football, il a pas à être triste. Même si le contexte est difficile, mais pendant qu’il joue, il doit avoir envie de jouer. Quand il se met en tenue de footballeur, il doit avoir envie, il doit… Moi quand je les vois passer les mecs comme ça… “Tu me dis bonjour et t’as le sourire”. Si le mec est comme ça, je lui dit “ça te plaît pas, si t’es pas content tu retournes chez toi. Alors maintenant tu me vois, t’as le sourire”. On vient avec le sourire. Et ça, ça change tout ! ». La sublimation de l’entraînement en plaisir remplit, comme le notait Bruno Papin au sujet des gymnastes de haut niveau, une fonction symbolique de perpétuation de la vocation : « le travail est source de plaisir et de satisfaction, et ce n’est pas le moindre paradoxe du sport que de jouer sur la dénégation du travail pour valoriser le plaisir d’une activité qui devient à elle-même sa propre fin »624. Cette première affirmation ne doit pas faire penser pour autant que les apprentis entretiennent un rapport systématiquement enchanté, vivant tous les exercices sur le mode du plaisir.

Il existe des exercices qui sont peu appréciés des apprentis et vécus comme une contrainte de l’apprentissage, dans lesquels il est nécessaire de « se forcer ». Au premier rang de ceux-ci se trouve le travail athlétique, particulièrement celui d’endurance (le « foncier »). Exercices mal aimés parce qu’ils consistent à « courir sans ballon », rompant radicalement avec la possibilité de s’immerger dans le jeu, ils font la quasi-unanimité contre eux. Ce n’est pas l’effort physique qu’ils supposent qui est généralement décrié mais l’absence du ballon leur donnant un sens625. C'est ce que soulignent ces propos de Lucas : « Le foncier, ça c'est…c'est ma hantise. Comme j’aime pas, comment j’aime pas courir c'est impressionnant quoi. Courir pour rien faire, ça j’aime pas, c'est ce que je déteste le plus » [Lucas, 18 ans, défenseur]. C'est pourquoi figurent aussi en bonne place parmi les exercices peu appréciés ceux qui opèrent une décomposition forte de la pratique et rompent le plus radicalement avec le cours du jeu en conditions réelles comme ceux de répétition des gammes techniques (passes, contrôles, jeu de tête, etc.)626, fréquemment jugés « rébarbatifs ». Si ces exercices sont peu prisés, ils restent légitimes aux yeux des joueurs ayant intériorisé leur nécessité. Prêts à reconnaître leur utilité et leur importance, ils se montrent plutôt résignés. Frédéric, par exemple, considère que pour le travail foncier « personne n’aime mais on sait qu’on est obligé d’y passer » tandis que pour Thomas « on n’est pas content d’aller faire un foncier » mais « on sait que c'est pour nous ». Les propos d’Olivier soulignent bien cette perception :

‘« J’préfère les séances de la fin de semaine parce qu’en début de semaine c'est le physique. Hier on a fait foncier. Ce matin on a fait, ils ont fait jeu de tête donc c'est pas très… J’préfère les séances de fin de semaine où on fait des petits matchs. Des petits matchs, des trucs comme ça donc c'est plus intéressant. Mais bon, en début de semaine on est obligé de le faire si on veut garder la forme physique, pour progresser dans certains domaines. On est obligé de le faire donc on peut pas toujours faire ce qu’on aime » [Olivier, 19 ans].’

Comme l’indique sa description, la structure des programmes d’entraînement obéit aussi à une logique symbolique. Les exercices « devoirs » (travail athlétique, répétition de gammes, jeux très contraints) précèdent généralement ceux qui apparaissent alors comme la récompense du travail effectué. Ce constat se vérifie pour la programmation annuelle (la préparation de début de saison est assez largement consacrée au travail physique), pour les plannings hebdomadaires (comme le souligne Olivier627) ou à l’échelle des séances dans lesquelles le travail le plus spécifique et contraint est placé en début d’entraînement alors que les formes de jeux en équipes clôturent souvent les entraînements. Se retrouve ainsi dans l’organisation des entraînements, le poids de cette structure mentale qui fait des efforts contraints la condition de l’accès au jeu et à ses plaisirs.

Il existe un deuxième type d’exercices que les joueurs ne citent pas parmi leurs exercices préférés mais pour une raison diamétralement opposée. Ces exercices sont rares (seulement en fin de cursus) et se distinguent par un faible contenu d’apprentissage. Le tournoi de « tennis-ballon » (opposant deux équipes de part et d’autre d’un filet) que l’entraîneur des 18 ans met en place en fin de semaine a explicitement pour objectif la détente (des séances « cocottes-papier » pour reprendre l’expression de Christian) et l’économie des forces physiques. Presque sans intervention de l’entraîneur, ces plages de jeu offrent au joueur la possibilité d’appropriations ludiques et compétitives : ils y plaisantent, se « chambrent », tentent des gestes difficiles et spectaculaires, autant d’attitudes inhibées lors des séances classiques. Or si des enquêtés critiquent ces séances c'est justement parce qu’elles rompent avec le rythme intensif des exercices et qu’elles apparaissent inutiles : « On fait des choses qui ont pas trop de sens, comme tennis-ballon là, tout un entraînement à faire du tennis-ballon, c'est sympa mais je veux dire on progresse pas en faisant du tennis-ballon » [Kevin, 18 ans]. Contrairement aux jeux qui concluent les séances, le tennis-ballon parce qu’il est jugé trop décalé avec la logique d’apprentissage (parce qu’il « y a un temps pour tout » pourrait-on dire), n’est pas valorisé par les joueurs. Le plaisir est d’autant plus légitime qu’il est utile (en apprentissage, en dépense physique). On comprend que les exercices et séances plébiscités par les joueurs soient ceux qui conjuguent, à leurs yeux, utilité et plaisir, correspondant à une pratique qui se définit en se distinguant tout à la fois du travail ordinaire et du loisir.

La socialisation à l’entraînement sportif renforce donc chez les aspirants footballeurs un sens de l’effort et du travail. Cependant, en jouant sur l’ambivalence d’une pratique à la fois travail et plaisir, elle contribue à la sublimation de l’effort et au maintien d’une définition vocationnelle de l’engagement.

Notes
624.

B. Papin, Sociologie d’une vocation sportive, Op. Cit., p. 374-375.

625.

D’où les efforts des entraîneurs pour, par exemple lors des exercices de vitesse, leur donner un sens compétitif en jouant sur la mise en concurrence des apprentis. Ceci explique aussi que, dans le travail athlétique, le « foncier » (l’endurance) qui se prête le moins à des appropriations compétitives soit nettement plus cité parmi les exercices mal aimés.

626.

De la même manière, les jeux sans cage ou sans adversaire sont moins appréciés en raison de ce décalage avec les conditions réelles.

627.

Les propos de Laurent indiquent bien la même appréhension de la semaine : « En général, je préfère surtout la fin de la semaine parce que là on fait plus de jeu à l’approche du match pour, pour retrouver un peu de jus pour le match. En début de semaine c'est vrai qu’on travaille plus les, les choses basiques quoi, les gestes simples tout ça. Non sinon… ouais voilà, l’opposition du mercredi et puis ouais des petits matchs du vendredi quoi. On a plutôt une préférence pour le jeu » [Laurent].