La formation organise une prise en charge étendue des apprentis - footballistique, matérielle (logement, alimentation), médicale et scolaire - qui socialise à une remise de soi à l’institution628 et qui entraîne souvent le sentiment d’être dépossédé de la maîtrise de son existence629. L’entraînement constitue le lieu par excellence où s’actualise cette remise de soi qui repose sur la rencontre du pouvoir des entraîneurs (et de leurs dispositions à diriger, en relation avec la légitimité que leur octroie l’institution) et des dispositions des apprentis à reconnaître ce pouvoir et à s’y soumettre. Les interactions observées lors des séances peuvent alors être analysées comme le moment d’actualisation de ces dispositions, elles-mêmes dépendantes de la structuration de l’espace dans lequel elles prennent place.
La situation d’apprentissage se caractérise d’abord par son contrôle par les entraîneurs : maîtrise du contenu (des exercices, du programme) et du temps (de l’emploi du temps à la gestion des séances). On peut voir dans le reproche que fait Frédéric à l’organisation de l’apprentissage l’expression de ce contrôle et de la dépendance face à laquelle se heurte ce joueur. Il regrette ainsi « le manque de communication de temps en temps, entre le staff technique, les coachs et les joueurs. On est souvent prévenu au dernier moment de ce qui va se passer et ça c'est lourd quoi. De rien pouvoir prévoir et voilà… Putain, c'est super ! [ton ironique]. C'est au dernier moment, “au fait demain on part une semaine”. Ok d’accord. Et voilà. C'est toujours pareil ouais » [Frédéric, 19 ans]. A ce contrôle s’ajoute le quasi-monopole de la parole dont bénéficient les entraîneurs. Par leurs mots et injonctions nombreuses (« l’animation de séance ») ils guident, rythment et corrigent les gestes des joueurs. Au cours de l’action elle-même ou entre les exercices, les propos des entraîneurs orientent les gestes et organisent l’expérience des joueurs. De plus, les multiples corrections et critiques font de l’entraînement un espace d’évaluation permanente dans lequel les performances sont sans cesse soumises au regard correcteur de l’entraîneur. Cet abondance de jugements fait du terrain d’entraînement un lieu d’exposition de soi sur lequel les apprentis sont amenés à jouer pour le regard de l’entraîneur. Cette dépendance aux jugements s’actualise d’autant plus fortement que les critiques et remises en cause sont souvent sévères. Les observations mais aussi de nombreux récits de joueurs permettent de vérifier cette affirmation. Les enquêtés évoquent ainsi régulièrement la « dureté » des propos des entraîneurs. Claude, arrivé tardivement au Centre, est souvent déstabilisé par ceux-ci :
‘« Surtout parfois je me dis que vu comment nous on nous, on me parle, je me dit que… J’sais pas si c'est du foot que je fais quoi. Ouais, sérieusement, parce que des fois on me, on me gronde tellement dessus que je me dis si… Mais j’crois sur moi-même hein. Y a des fois j’avoue, y a des fois j’ai envie de… Pff ! J’ai envie de parler à personne, j’ai envie de rester chez moi, j’ai pas envie d’affron… parce que tellement on m’a, on… J’sais pas. On m’a grondé dessus ça m’a, ça me casse quoi. (…). Ça fait qu’on est obligé quoi, parfois c'est difficile parce que parfois y a… Parfois t’as, tu loupes une passe, parfois tu loupes une passe, tu sais qu’à la mi-temps, on va te le dire, on va même te crier dessus » [Claude, 18 ans].’Ce mode d’exercice du pouvoir se caractérise ainsi par son fort degré de violence verbale qui fait de l’entraînement un « marché » tendu sur lequel les apprentis anticipent les sanctions immédiates qui peuvent s’appliquer à leurs « produits footballistiques ». On comprend dès lors qu’il heurte particulièrement ceux qui, comme le père de Paul, sont davantage habitués à des formes d’autorité pédagogique euphémisées. Sa colère à ce sujet est intense630 et il ne l’a contenue que pour ne pas nuire à la carrière de son fils :
‘« C'est clair que l’Olympique Lyonnais d’un point de vue psychologique quand on est enfant c'est pas une sinécure hein. C'est pas ce qu’on peut faire de plus épanouissant pour l’enfance. Les entraîneurs, que j’appelle entraîneur, que j’appelle pas éducateur, sont des personnes qui ont toujours demandé l’excellence et qui ont toujours été excessivement durs avec lui. Il rentrait des fois en larmes, “il m’a dit que j’étais un gros nul”… Ceci, cela… Nous c'est vrai qu’on a toujours relativisé les choses, ma femme est psychologue c'est vrai que ça a été peut-être plus facile à vivre et surtout à en parler. Mais c'est vrai que les premières années c'était… à certains moments ça frisait la stupidité, (…). Ils demandaient, ils demandaient des choses qui étaient disproportionnés aux enfants. Et puis bon toujours avec un mépris. (…). Alors ils ont tellement peur qu’ils aient la grosse tête ou je ne sais quoi, quand on entend qu’il faut pas féliciter, il faut pas etc., donc quand on est enfant, y a pas de félicitations et il n’y a que des choses qui vont pas ou t’es un gros nul (…). Moi je suis pas certain qu’on ait besoin de demander autant à des enfants et qu’on ait besoin de passer par autant d’humiliations pour arriver à devenir un joueur professionnel, ou pour arriver à l’excellence comme ils le disent, j’suis pas certain de ça… Moi j’trouve que c'est ce qui est le plus embarrassant dans toute cette affaire, c'est… J’crois qu’on peut parler d’humiliations qui sont répétées, qui sont… bon alors on peut dire c'est des grands gaillards maintenant et qui s’en laissent plus compter et qui s’en foutent un peu, qui sont… Ils ont grandi. Mais c'est un terreau que moi j’aurais jamais, j’aurais jamais imaginé pour mes enfants quoi. Ce qui m’a fait très vite bizarre mais bon… c'est… Moi je trouve ça, j’ai trouvé très vite ça vraiment médiocre comme éducation, comme manière de voir la vie et j’en démords pas [Père de Paul, enseignant de philosophie].’Partisan d’une autorité douce, la violence de sa charge contre les formateurs s’explique par son décalage avec le fonctionnement de cet univers. On peut reprendre ici l’analyse que faisait Pierre Bourdieu de l’enseignement en classes préparatoires. Considérant que déposséder les individus de leur valeur constitue un moyen efficace de se doter du pouvoir d’attribution de celle-ci, il décrit les pratiques des professeurs qui mettent en œuvre cette logique, notamment lorsque, « sous prétexte de rappeler leurs élèves aux exigences du concours, ils écrasent globalement la notation (accordant par exemple des notes inférieures à la moyenne aux « premiers » et des notes négatives aux derniers) ou lorsqu’ils invectivent contre l’ensemble de leur auditoire comme pour exalter l’objet de toutes les ambitions en déplorant encore la distance qui en sépare les moins indignes d’entre les prétendants »631.
Ainsi, la sévérité des formateurs lors des entraînements et les dégradations symboliques, en redoublant et s’appuyant sur la sélectivité du Centre, contribuent à mettre les apprentis dans une situation de dépendance et d’attente des jugements qui leur fait dire que, pire que la critique, il y a l’« indifférence »632. Une autre manière d’objectiver combien s’entraîner est aussi jouer « sous pression » consiste à mettre en lumière les ruses employées par les apprentis pour tenter de s’affranchir du regard correcteur. Surveiller les moments d’absence des entraîneurs ou se placer à grande distance de leur regard peut constituer une manière de se protéger des sanctions éventuelles. Les formateurs, conscients de ces stratagèmes, essaient de quadriller le terrain de leur regard, comme le montrent les propos de l’un d’entre eux quand il critique ceux qui « sont capables de se faufiler, d’aller se mettre dans les coins comme je dis quand on se met dans un coin comme ça, deux bons joueurs qui vont se mettre dans un coin pour pas avoir trop à courir. En principe c’est toujours comme ça, ils se mettent loin de l’entraîneur, ils fuient l’entraîneur, ils se disent p’tain il est obligé de gueuler, et manque de pot il gueule, et ben ils vont se mettre dans les coins, tranquilles, peinards » [Albert, entraîneur des « 16 ans »]. Se tenir éloigné leur permet aussi de parfois feindre de ne pas entendre les remarques et corrections. Ainsi, ils apprennent aussi à faire avec ce pouvoir. Ce savoir-faire officieux permet de desserrer la contrainte et de se protéger contre les atteintes de l’estime de soi, constituant ainsi ce qu’Erving Goffman nommait des « adaptations secondaires »633. Ces stratégies d’évitement permettent de parfois se mettre légèrement à l’écart de l’exposition de soi impliquée par l’apprentissage. De la même manière, à la façon des ouvriers à la chaîne ralentissant les cadences, les joueurs peuvent, en modulant leur engagement, influer sur l’entraînement même si leur marge d’action est fortement limitée par la mise en concurrence. A la limite, ils peuvent, sans qu’il s’agisse d’une action collective et concertée, pousser les entraîneurs à réduire leur programme, à diminuer provisoirement les contraintes, voire à opter pour des jeux de décontraction :
‘« Moi des fois, les entraînements en 15 ans, mais des fois c'était le bordel. C'était des jeux, c'était des trucs… Y a des fois à l’entraînement je voyais, au bout de dix minutes hein, on voit que les gars, ils sortent de classe ils sont pas…. mais je change de programme. Au lieu de les renvoyer, machin…Vous voulez pas vous entraînez ? Bon ben on va faire un jeu. On va faire un jeu. Vous voulez jouer ? Bon d’accord, on joue. Et le lendemain on remet les pendules à l’heure. Et voilà. S’ils veulent pas, pourquoi se casser le cul ? » [Georges, entraîneur CFA].’ ‘« Si l’équipe est dans une mauvaise passe où elle a des soucis quelconques parce qu’ elle a pas eu de bons résultats ou parce qu’ils sont fatigués, ou je ne sais pas, le groupe est diminué, bon il faut garder un état d’esprit de travail donc on va leur faire des exercices, on va chercher la bonne humeur, on va chercher des exercices qui font du bien aux jambes, où on s’amuse, où on rigole, où on retrouve de l’ambiance, des séances d’entraînement d’ambiance. Et puis y-a des fois le groupe il a besoin d’être secoué, et là, comme la semaine passée, on leur met des entraînements difficiles, pour leur faire comprendre qu’on est pas content, et puis en même temps pour leur montrer qu’ils ont besoin de travailler et ils l’acceptent hein » [Albert, entraîneur « 16 ans »].’Si pour les entraîneurs il faut se montrer exigeant, une autre qualité consiste aussi à savoir « sentir » l’équipe et y ajuster partiellement son entraînement. Ces ajustements (changer un exercice, réduire le temps de jeu, etc.) montrent que le contrôle n’est pas totalement à sens unique. Se dégagent, pour les joueurs, des marges étroites de modulation de l’engagement.
C'est d’autant plus vrai qu’ils n’ont pas acquis un capital suffisamment reconnu sur le marché de la formation. Comme nous l’avons noté, cette remise de soi trouve ses limites dans l’appropriation du marché de la formation et du travail et dans le développement des stratégies de carrière individuelle que celle-ci permet.
La description que fait Basile Boli, ancien joueur professionnel, de ses rapports ambivalents avec son principal formateur illustre clairement ce sentiment de dépossession : « Il a voulu me faire. Me modeler… Il m’a fait, en grande partie. Je lui en veux sans doute aussi pour ça, soyons honnête. Par orgueil. Par sentiment d’avoir été pris en main, d’avoir eu mon destin contrôlé, de m’être fait voler mon libre arbitre. (…). Il faut le haïr pour s’en libérer » [C. Askolovitch, B. Boli, Black Boli, Paris, Grasset, 1994, p. 92- 94].
C'est d’ailleurs elle qui, selon ses propres dires, l’a convaincu avec un certain enthousiasme à répondre à notre invitation. Il a souhaité tout au long de l’entretien profiter de cette offre de parole pour apporter son point de vue critique envers la pédagogie du Centre, et cela d’autant plus que, enseignant et formateur à l’IUFM, il est convaincu de la légitimité de celui-ci.
P. Bourdieu, La noblesse d’Etat, Op. Cit., p. 153.
A ce sujet, Loïc Wacquant rendait compte de ses observations lors de son apprentissage de la boxe en soulignant la crainte qu’il avait pu ressentir de l’indifférence de son « coach » : « Il n’est rien de pire pour un boxeur dans le gym que l’indifférence. Et c'est avec soulagement que j’accueille les réprimandes avec lesquelles Dee Dee y met fin. »[L. Wacquant, Corps et âmes, 2000, Op. Cit. p. 103]. On peut citer en appui les propos d’un entraîneur qui justifiait ainsi ses critiques à Romuald lors d’un entraînement : « Si on critique, c'est pour vous. Le pire c'est l’indifférence, vous verrez un jour où on vous dit plus rien » [Georges, entraîneur de CFA].
Il définissait ainsi « toute disposition habituelle permettant à l’individu d’utiliser les moyens défendus, ou de parvenir à des fins illicites (…). Les adaptations secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement » [E. Goffman, Asiles, Op. Cit., p. 245].