3.2. « Coups de gueule » et résistance

La violence des critiques et rappels à l’ordre des entraîneurs participe ainsi de la construction d’une remise de soi à l’institution. L’étude de la manière dont sont vécus ces « coups de gueule » montre comment l’intériorisation d’un rapport aux entraîneurs sert aussi l’inculcation d’un certain rapport à soi.

Dans leur grande majorité les enquêtés ne remettent pas en cause la dureté des propos qui s’exprime à l’entraînement. Les « coups de gueule » des entraîneurs sont souvent perçus comme un moyen légitime pour devenir plus résistant. Ils « forgent le caractère, la carapace » [Thomas] ou permettent de devenir plus « costaud » : « Il était dur mais c'est eux aussi qui nous ont forgé ce caractère j’pense hein. Lui, puis après Albert, c'est les entraîneurs qui font que ben après mentalement t’es costaud quoi, qui t’endurcissent » [Laurent]. Les enquêtés affichent ainsi parfois une préférence pour les entraîneurs réputés pour ne pas hésiter à « crier » ou « gueuler » parce que cette forme de violence serait formatrice, constituerait une épreuve supplémentaire à surmonter. Kevin pense, par exemple qu’« ils vont essayer de nous casser tout ça pour que justement on tienne le coup, mentalement », alors que pour Claude « ils veulent voir si tu craques ou pas, si t’es fort mentalement ou pas, donc tu prends sur toi ». L’usage de cette violence verbale est reconnu comme une manière légitime de se former au métier634 même si elle est douloureuse notamment lors des premières années de formation. Ces critiques acerbes, ressenties comme une rupture avec la pratique antérieure, peuvent provoquer incompréhensions et angoisses, comme le montre le récit de Romuald racontant comment ce traitement a contribué à rendre difficile sa première année : « Au début j’étais quelqu’un, surtout quand on m’engueulait, on m’engueulait c'était encore pire parce que j’m’enfonçais. Parce que des fois c'est vrai que, quand on était à VL [son ancien club] c'est vrai ben c'est bien, mais ils nous gueulaient pas trop dessus. Quand j’suis arrivé à l’O.L.,“ouais t’es nul qu’est-ce tu fais !” Tout ça, ils te rentrent dans le chou, complètement. Moi j’avais pas l’habitude »635. Les enquêtés évoquent souvent une habituation à cette violence, qui en s’appuyant sur leur réussite dans le Centre, leur permet de distinguer davantage ces « coups de gueule » des remises en cause de leur place sportive. La manière dont Arnaud a progressivement réussi à faire face aux critiques d’un entraîneur est révélatrice de ce processus :

‘« Avec Albert, des fois quand il me gueulait dessus, au début, tout au début quand il me gueulait dessus bon j’avais… j’avais pas l’habitude et tout je le prenais mal quoi. Et puis bon j’ai su après que bon quand il faisait ça c'était parce qu’il aimait bien tout ça, puis même après mes autres entraîneurs ils me disaient que… il m’aimait bien tout ça. Donc bon moi quand j’ai su, quand j’ai su ça et tout, même après quand il me disait quelque chose bon ça me passait au-dessus, je laissais faire. Au début, dès qu’il me disait quelque chose, le lendemain moi… J’tirais la gueule quoi. Puis bon maintenant dès que quelqu’un me dit quelque chose, ça peut être Albert, ‘fin l’année dernière c'était Albert, ça me passe au-dessus, parce que bon j’avais l’habitude, je l’avais eu l’année d’avant donc j’avais l’habitude qu’il me gueule dessus. Puis là on peut me dire quelque chose bon moi ça passe au-dessus, puis j’préfère parce qu’après je m’énerve et quand tu t’énerves après tu réussis plus rien. Après il faut prouver sur le terrain comme quoi, sur les matchs et tout, que ça va bien quoi. Ça sert à rien de s’énerver pour rien » [Arnaud, 17 ans].’

Rassuré sur la reconnaissance de sa valeur sportive, toutes les critiques ne provoquent plus les mêmes vexations. Il apprend ainsi à « en prendre et en laisser » dans les propos de son « coach » grâce aux certitudes acquises sur sa propre valeur que ne manque pas de produire son ascension dans le club.

Malgré cela, par la soumission répétée à cette violence les joueurs intériorisent un rapport à eux-mêmes marqué par la résistance et la « dureté »636. La récurrence de certaines métaphores (se faire une « carapace », « se blinder ») est révélatrice de ce rapport à soi. Son intériorisation se traduit ainsi par la « violence » qu’il faut s’infliger à soi-même en vue de réussir, notamment en résistant à celle des formateurs. C'est cette logique qui trame leurs préférences pour des entraîneurs qui les contraignent à « se forcer à travailler », à lutter contre leurs propres tentations. Les enquêtés hiérarchisent ainsi les entraîneurs par leur degré de sévérité. Pour Renaud par exemple, un entraîneur se distingue par son autorité : il faut qu’« il soit méchant, fin pas méchant mais tu vois méchant dans le bon sens du terme quoi. Quand il faut qu’il gueule bien, faut qu’il gueule bien quoi. Donc faut qu’il fasse peur à ses joueurs. ‘Fin pas non plus… Mais bon tu vois quand il gueule ben les joueurs ils se taisent quoi, ils disent rien. Tu vois il faut qu’il se fasse respecter, qu’il bon après tu peux toujours discuter sur les choix mais bon déjà il faut qu’il soit faut qu’il soit, qu’il se fasse respecter, que quand il parle tout le monde l’entend quoi »637. Leur préférence en la matière se dirige assez systématiquement vers des entraîneurs qui interviennent le plus nettement de façon répétée, directe et autoritaire. Comme beaucoup de joueurs Paul a ainsi une préférence pour l’entraîneur des 16 ans638 :

‘« Albert que j’ai beaucoup aimé parce que… c'est, déjà il sait se faire respecter déjà. J’pense que c'est essentiel pour un entraîneur, qui est j’pense pas trop trop le cas de Christian quoi. Il est gentil j’veux dire, il est…j’veux dire on peut rien lui dire mais nous on est encore jeune et j’pense qu’il faut nous bousculer parce que sinon même si on se dit qu’on doit avoir la motivation tout seul et tout j’pense que, j’pense que c'est pas suffisant et l’entraîneur il a une grosse part dans la motivation. Tu peux mettre le même entraînement avec Albert et avec Christian, ça sera pas le même quoi parce que Albert il est toujours derrière et tout… même si ça fait pas plaisir, c'est vrai que ça fait pas plaisir mais à la fin de l’année le résultat il est là quoi. Qu’avec Christian j’veux dire c'est… c'est tranquille, même si t’as pas envie, comme j’disais, y a des semaines où ça va pas trop ou même des jours où ça va pas trop, tu peux te reposer tranquille sans qu’il voye, sans qu’il voye grand chose quoi. Tu baisses le pied et puis même si il dit qu’il s’en rend compte, j’pense pas qu’il s’en rende beaucoup compte. Il se rend compte quand tu fais des efforts mais si tu baisses le pied il s’en rend pas compte. Que Albert j’veux dire tu peux pas, ’fin c'est pas possible quoi. Il était là pour nous casser les couilles, j’veux dire si il voyait qu’on faisait rien, il était pas là à rien dire quoi. J’pense que c'est bien ça » [Paul, 17 ans].’

La surveillance, l’enveloppement constant et contraignant par les interventions des entraîneurs, sont ainsi perçus par les enquêtés comme le moyen de lutter contre leurs propres tentations. Si l’exercice de cette autorité crée des vexations et des colères contenues639, les joueurs lui reconnaissent souvent les vertus d’une contrainte extérieure qui « oblige » à travailler, qui interdit de se laisser-aller à ses « mauvais penchants ». Ces appréciations montrent qu’ils intériorisent un regard correcteur et critique envers eux-mêmes qui participe d’un rapport ascétique à la pratique. La violence de soi sur soi se trouve ainsi légitimée.

L’apprentissage dans le Centre de formation se caractérise donc par le poids d’une mise en exercice du jeu qui, tout en supposant une planification de l’enseignement et le recours à des outils d’objectivation de la pratique, implique une mise en ordre du jeu et une discipline des comportements. Ce mode d’apprentissage d’une discipline corporelle et mentale passe également par l’inculcation d’une morale du travail et d’une soumission aux « coups de gueule » du pouvoir sportif.

Notes
634.

On peut noter ici les similitudes avec le récit journalistique fait de l’enseignement dans un centre fédéral de préformation : « Du reste, alors qu’on s’attend à ce que ses joueurs le détestent, leurs paroles sont souvent laudatives à son égard. Quand la mère de Rudy Haddad demande à son fils son avis sur Mérelle, le milieu de terrain offensif répond simplement qu’il le trouve « génial ». Mais beaucoup regrettent l’absence de communication. Et peu osent lui demander conseil. Certains parents se sont plaints de cette brutalité verbale vis-à-vis d’ados à peine sortis de l’enfance. Mais André Mérelle estime que ce passage à l’INF doit aussi être profitable au niveau psychologique. Le football professionnel est une jungle pour laquelle il vaut mieux être bien préparé mentalement » [Harscoët J., « Les vertes années de Clairefontaine », France Football, 19 juin 2001]. La justification par la nature du métier est un argument récurrent des formateurs. On peut faire aisément le parallèle avec les propos d’Hicham issu du même institut : « Monsieur R. il m’a bien bien appris. A tous les niveaux, même dans le mental et tout ça. Parce que des fois il nous cassait un petit peu la tête mais c'était pour notre bien. Après on le savait que, voilà, que ça nous aidait. Il nous mettait toujours… (…). Ça veut dire, il lâchait pas le morceau. Il était grave dur. Et voilà… c'est bien. Sur le coup on aimait pas trop [rires]. Mais franchement il avait raison. Ouais, ça m’a servi. Et mentalement aussi, parce que des fois il nous a laissé un petit peu mal, il disait des phrases… un petit peu qui touchent mais bon » [Hicham, 16 ans].

635.

Le récit d’Anthony illustre cette relation entre la charge d’un entraîneur et les « coups de blues » : « Y a des moments où on a envie de craquer. Ouais. Moi ça m’est arrivé l’année dernière. Pourtant ça se passait bien, mais y a des moments où on a envie de craquer, où on a envie de tout laisser et…de rentrer chez nous, voir nos parents. (…). En général c'est quand l’entraîneur il se mettait après nous. Et en fait on sent que c'est une injustice des fois. Et en fait on sait que c'est pour nous. Mais j’sais pas… On le ressent comme ça. Tout le monde, tout le monde en général » [Anthony, 17 ans].

636.

Dimitri se trouve par exemple « aguerri » par l’instruction d’Albert parce qu’il considère que celui-ci « te pousse au bout, il te pousse au bout et sur le coup. Sur le coup t’as l’impression d’être abattu quoi, puis longtemps après, tu sens que tu progresses quoi » [Dimitri, 18 ans].

637.

C'est cet aspect qui décide la préférence de Gabriel envers son ancien entraîneur : « On a eu les entraîneurs gentils, cool avec nous, et on a eu le strict, tu travailles et ça paye quoi avec Albert quoi. C'est beaucoup plus strict quoi. Parce que Christian il est beaucoup plus gentil quoi. Comme là ce week-end il nous avait dit “si Strasbourg et Louhans vous gagnez, je vous laisserai 4 jours de vacances”. Et puis finalement, on a fait un match minable à Strasbourg, et à Louhans-Cuiseaux, à la réunion d’avant-match il nous a dit “bon allez les vacances, je vous les laisse. Même si vous faîtes un mauvais match”. J’trouve qu’il est trop gentil avec nous ». [Gabriel, 17 ans].

638.

Parce qu’ils ont les deux styles pédagogiques les plus différents à l’intérieur du Centre, les enquêtés mettent systématiquement en opposition ces deux entraîneurs (Christian et Albert). Le style d’Albert (surnommé le « grand fauve » par un joueur) se caractérise par une accentuation de la relation d’autorité (sanctionnant régulièrement les joueurs contrevenants) et par l’exercice d’une contrainte particulièrement répétée. Christian use nettement moins des sanctions et affiche peu de goût pour celles-ci. Il reconnaît qu’il doit se forcer lui-même à être plus autoritaire (Se comparant à un autre entraîneur il dit de lui : « Moi je suis arrondi de partout. Lui il casse tout. Il a des angles de partout (…). Mais quelque fois il faut que je fasse un effort parce que ce métier est dur, pour les joueurs je veux dire, et il faut pas qu’ils déraillent, sinon ils y arriveront pas »). Il laisse ainsi une place plus grande à l’autodiscipline des joueurs comme en témoigne le comparatif établi par Antoine : « Christian c'est plus un entraîneur qui laisse faire les joueurs quoi. S’ils veulent travailler ben ils travaillent, et si ils veulent pas travailler ben ils travaillent pas. Il prend ceux qui veulent travailler, puis c'est normal à 18 ans, il faut que tu saches si tu veux travailler ou pas. C'est pas le même style qu’Albert. Albert dès que tu ratais quelque chose lui c'était direct, il gueulait, tandis que là… Christian il est plus calme quoi, dès que tu rates quelque chose il prend le temps de t’expliquer, ça passe bien aussi quoi » [Antoine, 17 ans]. Cette comparaison, si elle permet de mettre en évidence une relative pluralité de styles possibles (du fait des dispositions que les entraîneurs y importent), ne doit pas faire oublier la prégnance des caractéristiques communes que tendent à passer sous silence les propos des enquêtés.

639.

Les propos d’Alexis illustrent bien cette perception assez commune : « Quand ça va pas c'est bien qu’il nous gueule dessus [rires]. Pour nous remonter un peu. Et heureusement qu’ils en font des remarques. Mais ça, ça nous fait toujours… Ça fout toujours les boules, les remarques. Sur le moment c'est… des fois on les prend mal. Moi ce que j’aime pas surtout chez les entraîneurs c'est quand ils nous parlent pas. Qu’ils nous disent rien » [Alexis, 18 ans].