1. L’appropriation des « gestes de base »

1.1. Répétition et incorporation pratique des gestes

La réalisation de performances nécessite l’incorporation d’une gestualité spécifique qui permet la maîtrise du ballon (contrôles, passes, feintes, etc.) et de techniques qui doivent devenir de véritables automatismes facilitant l’ajustement pré-réflexif au jeu. Elle suppose la constitution d’un sens pratique, « qui permet, selon la définition qu’en donne Pierre Bourdieu, d’apprécier sur-le-champ, d’un coup d’œil et dans le feu de l’action, le sens de la situation et de produire aussitôt la réponse opportune »640. La constitution de ces savoir-faire, la maîtrise pratique de ces gestes élémentaires passent alors par leur répétition intensive, par leur long apprentissage « par corps » car, comme le notait Loïc Wacquant pour la boxe : « la simplicité de façade des gestes du boxeur est on ne peut plus trompeuse : loin d’être « naturels » et évidents, les coups de base (jab, crochet, direct, uppercut) sont difficiles à exécuter correctement et supposent une « rééducation physique » complète »641. De la même manière, face à la trompeuse facilité des gestes footballistiques, il faut souligner l’intense travail que leur maîtrise suppose. Si ces techniques sont perfectionnées au cours de la plupart des exercices proposés par les formateurs, leur apprentissage est systématisé par des exercices spécifiques de répétition et souvent repris sous la forme d’échauffements. Ainsi, l’intensité et la systématisation précoces que permet l’organisation de la formation n’est pas sans conséquence sur l’évolution du jeu des joueurs et de leur maîtrise pratique de ces gestes. Christian, ancien joueur professionnel ayant connu seulement les prémices de la formation au club, fait ce constat : « Tu vois tout ce qu’on a été à 27 ans, ben eux à 20 ans ça y est quoi. Déjà sur le plan technique, nous on a été à peu près mûrs à 27 ans, eux à 18, 19 ans, ils ont déjà fait beaucoup plus d’entraînements que nous on en avait fait en fin de carrière, donc ils sont mûrs avant sur le plan technique des bases » [Christian, entraîneur « 18 ans »]. Les exercices dédiés à la technique gestuelle permettent leur effectuation dans des situations stables, fermées642, qui doivent faciliter la mémorisation des gestes et l’élargissement du répertoire de techniques maîtrisées par les joueurs et mobilisables dans l’action (comme l’utilisation du « mauvais » pied, l’emploi de surfaces du pied différentes pour les contrôles et passes, etc.). L’importance de la répétition dans cette connaissance par corps des gestes se lit, en creux, dans l’impression évoquée par certains de perdre cette maîtrise au moment d’un arrêt (pour blessure par exemple) ou d’un détournement vers d’autres gestes. Le récit de Nathanaël met ainsi clairement en évidence cette « possession » des gestes que la répétition permet de produire et d’entretenir :

‘« L’exercice parfois on dit “c’est bon ça va j’sais bien faire tout ça”, on les fait plus, et puis quand on veut les refaire on se dit “ben putain merde, comment je faisais ?” Ça m’est arrivé aussi, bon j’veux dire j’avais une prise de balle assez correcte, et puis bon en début d’année je travaillais plutôt autre chose que les prises de balle, et au bout d’un moment j’ai voulu retravailler les prises de balle, je me suis dit “putain mais qu’est-ce que j’ai !” Je prenais plus un ballon, mais vraiment plus un ballon. C’est pour ça il faut toujours tout travailler, tout, tout, tout. Il faut jamais délaisser un truc, il faut toujours le retravailler, même un petit peu quoi, même si on fait que sept huit prises de balle dans un entraînement c’est pas grave, il faut toujours en faire sept huit pour bien faire le mouvement, pas le perdre quoi. Parce que ça va vite, en deux trois entraînements ça y est, c’est fini quoi, il faut se remettre dans le bain. C’est pour ça qu’on fait toujours les mêmes exercices, échauffement de petites passes, après on allonge passes longues, après c’est les dégagements, les prises de balle, les plongeons, toujours les mêmes exercices, c’est normal, il faut toujours tout travailler un petit peu » [Nathanaël, 16 ans, gardien].’

La répétition lui permet ainsi de conserver les gestes sous la forme d’habitudes incorporées afin que son corps puisse les reproduire tels des automatismes. Outre cette première fonction, il faut noter que la soumission à ces exercices de répétition particulièrement monotones, par la persévérance dans l’effort qu’ils supposent, constitue un lieu privilégié de l’inculcation d’une morale du travail643.

Si l’on peut parler ici d’une incorporation pratique, au sens où les gestes sont intériorisés « par corps », les observations mettent en évidence la place du langage dans cet apprentissage et invitent à reprendre les critiques faites par Bernard Lahire644 au modèle de l’incorporation silencieuse, notamment tel qu’il est développé par Loïc Wacquant au sujet de l’initiation pugilistique. Décrivant les nombreuses pratiques langagières ignorées par ce dernier, il met en évidence leur présence polymorphe et en conclut que « l’univers social de la boxe ne peut être intégré qu’à travers une série de pratiques indissociablement corporelles et langagières (…). Si l’on n’apprend pas la boxe (pratique corporelle par excellence) verbalement ou dans les livres, on n’apprend pas la boxe non plus sans médiation langagière. Tout indique que l’incorporation des habitudes du métier de boxeur ne s’effectue pas dans une sorte de corps à corps silencieux »645. Si l’on suit le raisonnement, le langage n’est plus alors antinomique avec l’incorporation pratique d’un sport. Or, les interventions orales des entraîneurs sont nombreuses notamment durant les exercices consacrés aux gestes techniques et viennent, ici aussi, aider à l’incorporation. S’insérant dans l’action, leurs propos rythment et stimulent l’engagement des joueurs par des interjections brèves (« Oui ! », « C'est ça ! », « Plus vite ! »), corrigent les gestes et positions de façon contextualisée et non discursive (« Pied ouvert », « Cheville dure », « Epaule en avant ») et rappellent les consignes (« Gardez la balle au sol », etc.).

En guidant les gestes et soutenant l’attention des joueurs sur leurs propres productions, ces interventions participent à l’incorporation d’une gestualité décomposée en une série de techniques. La répétition organisée facilite leur maîtrise pratique mais celle-ci bénéficie également d’appropriations incluant des retours objectivants et correctifs sur les savoir-faire.

Notes
640.

P. Bourdieu, Le sens pratique, Op. Cit., p. 177.

641.

L. Wacquant, Corps et Ames (1989), Op. Cit., p. 50.

642.

Les pédagogues sportifs parlent d’ailleurs à leur sujet d’« habiletés fermées ».

643.

Cette répétition aride de gestes détachés des situations de jeu contribue ainsi à produire ce rapport à l’effort dans la pratique en devenant un préalable nécessaire au jeu même si ces exercices ne sont pas dénués de plaisirs (particulièrement ceux procurés par la maîtrise progressive des gestes et l’aisance croissante dans leur réalisation). On peut citer ici les propos de Laurent : « Là j’ai encore une marge de progression que je pense, qui est importante. Je sens que, que ben tous les jours je sens la progression quoi. (…). Mais, ben en travaillant je vois la différence jour après jour donc ça me donne encore plus envie de travailler. Déjà des gestes que j’arrivais pas à faire y a deux mois, aujourd’hui je les fais sans difficulté ou je les réussis, c'est vrai que ça c'est… Ça fait plaisir » [Laurent, 19 ans]. Son récit n’est pas sans rappeler le constat que faisait Loïc Wacquant au sujet de son apprentissage en évoquant « le plaisir de sentir son corps s’épanouir, se délier, « se faire », peu à peu à la discipline qu’on lui impose. Outre le sentiment de griserie et de plénitude corporelle souvent très vivace qu’il procure, l’entraînement est à lui-même sa propre récompense quand il amène à maîtriser un geste difficile qui offre la sensation nouvelle d’avoir décuplé sa puissance ou quand il permet une victoire sur soi-même » [L. Wacquant, Corps et Ames (1989), Op. Cit., p. 48].

644.

B. Lahire, L’homme pluriel, Op. Cit., p. 193-196.

645.

Ibid., p. 193- 194