1. Jouer « propre » et « simple »

1.1. La morale des gestes

L’étude de l’apprentissage des gestes sportifs resterait incomplète si elle ne reprenait pas à son compte les analyses initiées par Marcel Mauss sur la notion de « techniques du corps »666. Celui-ci ouvre la voie à une mise en relation entre une hexis corporelle et les valeurs du groupe d’appartenance en suggérant que derrière des exigences apparemment purement techniques se révèlent et s’intériorisent des catégories de perceptions et de jugements. C'est le même refus d’isoler les savoir-faire et manières corporels (postures, façons de marcher ou de manger, etc.) des « schèmes culturels et moraux »667 qui intervient dans la définition que donne Pierre Bourdieu de la logique pratique de la pratique. Il s’agit alors ici d’étudier les techniques enseignées comme des « techniques du corps » ou, autrement dit, de souligner comment ces apprentissages participent de l’inculcation d’un rapport à la pratique en même temps que l’appropriation des savoir-faire s’appuie sur des catégorisations éthico-pratiques.

De fait, l’apprentissage des gestes élémentaires ne se réalise pas au sein d’un univers d’indifférence éthique668, l’incorporation des techniques étant ici soutenue par la mise en œuvre de catégories de jugements éthico-pratiques. Ainsi, les corrections des postures et mouvements par les formateurs prennent tout leur sens par référence aux principes qui organisent le travail footballistique. Prenons l’exemple d’une technique de base : la passe. Les corrections sur ce geste, notamment lors des exercices qui lui sont dédiés, empruntent un vocabulaire récurrent qui permet de définir ce qu’est une « bonne passe » : elle se doit d’être « propre », « nette », « pure », « franche », « simple » ou « honnête ». L’utilisation répétée de ces qualificatifs par les « coachs » dote les joueurs de catégories d’appréciation éthiques des gestes qui accompagnent leur incorporation669. Les joueurs intériorisent alors des principes de classement et de hiérarchisation des différentes techniques et des façons de faire ces gestes. La dimension morale donnée au geste est ainsi particulièrement visible quand les entraîneurs mobilisent des catégories strictement éthiques (« honnête », « franc »), mais on peut également distinguer dans cet apprentissage des principes d’oppositions principaux que mettent en œuvre les connotations contenues dans les qualificatifs. C'est ainsi toute une morale de la rigueur et du « travail bien fait » qui imprègne ces apprentissages à travers la valorisation du « droit », et par extension au « propre », au « net » ou « pur », qui s’oppose au trop « facile » ou au « tordu ». Les gestes mal utilisés ou ratés ne sont donc pas seulement un échec technique, mais ils peuvent être une « faute » parce qu’ils s’écartent excessivement de la rigueur et de la discipline. De manière générale, les façons de jouer sont très régulièrement discriminées selon une opposition entre la forme légitime, « simple », épurée et directe, et celle décriée, « compliquée », du joueur qui « fait trop de chichis», qui « se complique la vie ». On voit ici toute l’ambivalence de ce travail sur l’hexis corporelle comme lorsque la répétition insistante d’une injonction (« lever la tête ») répond à la fois à une logique technique (être attentif au jeu) et à une logique morale (regarder en face, ne pas baisser les bras). Les corrections des postures, y compris en dehors des terrains de jeu (l’injonction à se tenir droit par exemple), comme le travail sur les habiletés avec le ballon, fonctionnent comme des « techniques du corps » qui participent à l’inculcation d’un arbitraire culturel car ces gestes et façons de les utiliser sont ainsi dotés d’une valeur morale et symbolique.

Notes
666.

M. Mauss, « Les techniques du corps », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1983, (1950), p. 365-386.

667.

Comme le souligne Charles Suaud, « L’intérêt de la notion maussienne de technique du corps (…) serait plutôt de rappeler que l’usage du corps dans la pratique sportive répond nécessairement à une logique pratique et qu’il engage des schèmes culturels et moraux profondément enfouis, clandestinement inculqués à travers des exigences apparemment purement techniques et des manières d’être strictement corporelles. Ce qui est vrai de la politesse, conçue comme une « mythologie politique réalisée, incorporée », devrait l’être a fortiori de la pratique sportive où tout ce qui est appris est moins de l’ordre du savoir objectivable que de ce qui contribue à définir l’identité profonde de l’individu » [C. Suaud, « Espace des sports, espace social et effet d’âge », Op. Cit., p. 4]. On voit ici combien l’analyse des pratiques sportives peut s’inspirer des pistes lancées par Marcel Mauss en remettant en question l’apparente neutralité technicienne des gestes.

668.

Il se distingue, par exemple, de ce que Pierre Bourdieu nomme l’« agnosticisme moral » qui caractérise les perceptions dominantes et proprement esthétiques des œuvres d’art [P. Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 49].

669.

Comme le notait Sébastien Fleuriel, « l’athlète intériorise par le jeu des techniques du corps un geste, un mouvement, une action, mais aussi –et c’est indissociable- un schème de pensée qui donne l’efficacité au geste. Chaque répétition d’un geste se couple donc de la reproduction du schème de pensée qui lui est associé et qui lui accorde une valeur » [S. Fleuriel, Sport de haut niveau ou sport d’élite ?, Op. Cit., p. 114].