L’apprentissage d’une façon de jouer et d’un sens du jeu est également indissociable de l’intériorisation d’un rapport à l’équipe et d’une discipline collective. Jouer suppose alors d’entrer dans un ordre collectif dont il s’agit de respecter le quadrillage et les limites qu’il impose. C'est ce que permet de mettre en évidence l’analyse de certaines consignes de jeu parmi les plus récurrentes.
Comme nous l’avons déjà souligné, les apprentis, en intégrant un poste, intériorisent un rôle un sein de l’équipe. Les nombreux rappels des entraîneurs à être « utile » pour le jeu collectif œuvrent dans ce sens. Avec ces postes, les joueurs se voient attribuer une zone, plus ou moins modulable678, de l’espace de jeu et des tâches particulières. Comme l’indique le récit d’un entraîneur des jeunes joueurs, cette forme de pratique, caractérisée par les limites que l’organisation collective impose à chacun, heurte parfois les habitudes constituées préalablement : « C’est sûr quand on vient d’un petit club où on est la star, que tous les entraîneurs, que tout le monde est à vos pieds, qu’on arrive à l’Olympique Lyonnais où y a entre guillemets que des stars, c'est pas évident. On leur demande de se cantonner dans un certain rôle, alors que dans leur club ils font ce qu’ils veulent. L’attaquant qui vient dans son petit club, prendre la balle de derrière, dribbler tout le monde et aller marquer, quand on est à l’O.L. on lui dit “t’es attaquant, je veux pas te voir derrière, tu restes devant. Et il faut faire ça, ça, ça, je veux te voir dans ces zones-là”. C'est dur » [Didier, entraîneur des « 13 ans »]. Didier conçoit son action de formation comme une délimitation de l’espace de jeu pour chacun des postes. Les joueurs à vocation défensive, par exemple, apprennent à ne prolonger les actions offensives qu’avec parcimonie. Quand, comme Philippe, ils ont construit un goût pour ces phases de jeu, les rappels à l’ordre de l’entraîneur sont nombreux :
‘« Il pensait que j’avais les qualités pour jouer en six, donc il m’a dit… il m’a dit que si j’avais une place à prendre ça serait en six, donc eh ben… On a pas le choix et puis ça me plaît bien, non ça me plaît bien. Comme avant j’étais avant-centre, j’suis beaucoup porté vers l’avant. Et Albert le sait bien, chaque week-end il me dit “fait attention quand tu montes”. Il sait très bien que je suis très offensif, donc voilà. (…). Mais sinon je peux me permettre de monter ouais, deux ou trois fois. Comme on est bien complémentaire avec Jonathan, donc il me connaît bien et moi je le connais bien donc c’est que quand je monte il faut bien qu’il se mette derrière moi. C’est des automatismes qu’on a parce que ça fait deux ans qu’on joue ensemble, donc on commence à savoir comment on joue » [Philippe, 17 ans, milieu défensif].’L’ajustement à son nouveau poste l’oblige ainsi à réfréner ses « montées » malgré son goût pour les actions offensives679. Ce type d’ajustements concerne aussi les joueurs offensifs qui sont appelés à participer à l’organisation défensive. Ils doivent, généralement sans goût pour cela, se plier au travail de « replacement défensif », c'est-à-dire à l’occupation d’une zone quand leur équipe est dépossédée du ballon. Là aussi les rappels des entraîneurs sont nombreux (« replace-toi ! ») en vue de l’intériorisation de cette habitude, mais ce rôle est aussi tenu par des joueurs qui, par leurs mots et gestes, exercent un contrôle mutuel. La coordination verbale consiste, en partie, à signaler les oublis et à rappeler les tâches de chacun. Lucas, par exemple, sait que certaines situations de jeu l’obligent à exercer ce contrôle de façon répétée : « J’préfère à quatre qu’à trois derrière. ‘Fin ça dépend où tu joues, si on joue à trois, si je joue dans l’axe ça va, mais si je joue sur un côté à trois c'est chiant parce qu’il faut, il faut rappeler toujours ceux qui jouent sur les côtés. Les milieux qui jouent devant, c'est dur pour eux d’attaquer, de défendre. C'est un peu chiant, toujours les rappeler. Mais bon après c'est clair que ça peut déstabiliser une équipe hein » [Lucas, défenseur]. En fonction de sa place, il est contraint de jouer ce rôle et de participer à la discipline collective. A mesure que sont intériorisées les habitudes de placement, les échanges entre joueurs tendent ainsi à se substituer aux rappels extérieurs des entraîneurs, l’équipe formant alors un réseau de contraintes mutuelles.
On comprend dès lors que, pour les enquêtés, rien ne s’oppose plus à cette forme de jeu que des pratiques enfantines où ils pouvaient « courir partout » [Olivier, 19 ans]. On peut aussi concevoir les déceptions d’un joueur (Jules), formé au Centre et obligé de fréquenter l’année suivant son départ une équipe de niveau très inférieur :
‘« Je m’entraînais avec la première, puis donc ils m’ont basculé avec l’équipe réserve qui jouait en DH680, donc je me suis retrouvé avec des gars, qui ont pas fait forcément un centre de formation et c'est d’autres cultures quoi. (…). C'est-à-dire que quand on sort de l’O.L., c'est l’O.L., c'est une culture footbalistique quoi, c'est le beau jeu, le technique, c'est une façon de se préparer tout ça, donc y a un mental tout ça. Donc on arrive là-bas, mais les mecs y… ils pensent qu’à courir, voilà, c'est le hourra football, même à ce niveau-là. On s’dit “mais qu’est-ce qu’ils font” machin, nous on a plus l’habitude de… Il faut se réadapter à tout ça quoi. C'est complètement différent quoi, c'est un autre football, c'est un autre mode de fonctionnement. Voilà on discute avec les gens… Alors des fois on s’demande s’ils connaissent le football quoi. Vraiment. Tu joues, alors tu vas jouer en réserve, tu vois les gars comment ils jouent, même à l’entraînement, tu fais des passes, tu cours, alors… Ah bon il est pas là le ballon ! [rires]. T’es pas sur la même longueur d’ondes quoi. Donc voilà, tout ça il faut se réadapter quoi. Et parfois on arrive du centre de formation, on était peut-être une pointure dans son truc, on était un bon joueur, on se retrouve là, on s’demande ce qui se passe quoi. C'est vraiment difficile quoi » [Jules, ancien pensionnaire du Centre]. ’Son expérience est délicate parce qu’elle constitue une déchéance sportive à ses yeux mais aussi parce que ses compétences se trouvent décalées dans ce nouveau contexte. Ses automatismes et anticipations constitutifs d’un style de jeu devenu « seconde nature » se trouvent désajustés (« Ah bon il est pas là le ballon ! ») et l’on peut faire l’hypothèse que ce décalage contribue aux abandons prématurés observés par H. Slimani de la pratique chez les apprentis footballeurs exclus du jeu professionnel681. Ce qui contrarie particulièrement l’actualisation de ses habitudes, c'est une forme de jeu, le « hourra football », contre laquelle les apprentis sont formés. Les entraînements en formation visent en effet la production d’un jeu « posé » que les « coachs » oppose à la débauche anarchique d’efforts qui caractérise ce qu’il est commun d’appeler le « hourra football ». Parmi les consignes de jeu qui doivent façonner ce jeu « posé », se trouvent les appels à construire les actions sans précipitation, en respectant les espaces de chacun. Les joueurs doivent ainsi « préparer » les actions et éviter de « balancer », ce qu’ils expliquent de façon explicite :
‘« Préparer ? C'est… c'est pas tirer dans tous les sens, pas vouloir marquer à tout prix, c'est de préparer, de faire courir jusqu’à ce qu’il y ait des espaces qui se libèrent » [Flavien]’ ‘« En fait, c'est de préparer l’action quoi, de pas jouer vite à tirer n’importe où » [Marc]’ ‘« Préparer, c’est pas aller… pas balancer bêtement vers l’avant quoi, faut construire, essayer de trouver la faille, se faire des passes, faire des passes et trouver la solution après, et pas directement balancer, et voilà, il [l’entraîneur] aime pas ça. » [Simon]’ ‘« Faire tourner la balle. Garder la balle, la faire tourner, l’emmener de droite à gauche, voilà. Ne pas se précipiter pour aller devant le but » [Adlen] ’Toutes les définitions données par les joueurs abondent dans le même sens : « préparer » c’est donc essayer de jouer sans précipitation, de manière organisée et « posée ». Cette consigne n’est pas censée régir les manières de faire sur toutes les phases de jeu (il faut aussi savoir « balancer », sauter des étapes dans la construction, mais seulement quand la situation l’impose selon une appréciation guidée par son sens pratique du jeu), mais sa récurrence tout au long de la formation est révélatrice d’un style de jeu qui valorise le respect d’une organisation collective, qui ne doit en rien ressembler à, pour reprendre les mots d’un entraîneur, une « bataille de rue ».
La construction d’un sens du jeu n’est donc pas indépendante de cette discipline collective. Si celle-ci ne fixe pas des interdits stricts (les milieux ou les défenseurs peuvent parfois monter, ils peuvent parfois « balancer », etc., car c'est, in fine, le sens de l’ajustement à la situation qui compte), elle oriente cependant le sens du jeu des joueurs en vue de produire une forme de jeu conforme à un ordre collectif. Ne pas respecter cette discipline, c'est dès lors se montrer « trop personnel », « jouer pour sa gueule » et manquer d’esprit d’équipe car les gestes et savoir-faire expriment dans ce cadre un certain rapport à l’équipe.
Cet ordre n’est bien sûr pas un ordre rigide, les évolutions du jeu amenant les joueurs sur des zones différentes. Il définit plutôt un cadre souple qui laisse une marge de manœuvre à des débordements. Il est, enfin, inégalement strict selon les types de poste.
Là aussi, des moments de relâchements exceptionnels, comme lors de séances qui se déroulent après que certains joueurs aient appris leur éviction du club, témoignent, en creux, de ce type de contrainte. Ces joueurs profitent alors de ces moments pour se « lâcher » en participant de manière très inhabituelle à des phases offensives et ne respectant ainsi plus leur zone de jeu et leur rôle.
Division régionale se situant au 6ème niveau dans la hiérarchie fédérale.
« Une autre enquête nous a également permis d’émettre l’hypothèse selon laquelle la quasi-totalité des joueurs n’ayant pas terminé leur cursus de formation (…) quittent prématurément la pratique amateur du football en raison d’un savoir-faire et de compétences désajustées à un niveau de jeu trop peu évolué. » [H. Slimani, « L’« illusion biographique » à l’épreuve du terrain », Op. Cit., p. 339].