Section 3. Apprendre à regarder

L’apprentissage de manières de jouer n’est pas sans incidence sur les façons qu’ont les apprentis footballeurs de regarder les performances des professionnels. Ils acquièrent dans la formation un regard spécifique et sensibilisé aux techniques mises en œuvre. Ces façons de regarder sont significatives de leur rapport aux joueurs professionnels. Se joue ainsi dans ce regard leur intégration à l’espace professionnel qui les distingue des consommateurs ordinaires de ce spectacle.

Pour aborder cet ensemble de pratiques, nos analyses s’inspirent de deux types de ressources sociologiques spécifiques. Comme nous l’avons souligné, les pratiques autour du spectacle sportif et particulièrement footballistique ont donné lieu à une abondante littérature sociologique. Elle constitue pour nous une ressource primordiale pour traiter cette question. C'est plus spécifiquement le cas des travaux qui ont mis en évidence les socialisations et les variations sociales (mais aussi nationales et historiques) des formes de participation et des rapports aux équipes ou aux joueurs. Contrairement aux discours communs et aux travaux qui tendent à universaliser, dé-contextualiser et rendre univoques les rapports entre « le » champion et « le » public soit pour le condamner686, soit pour en dégager des lois universelles687, ces pistes peuvent nourrir notre analyse. Par exemple, le recrutement d’un public large et différencié, en particulier sur le plan du milieu socioprofessionnel d’appartenance, du spectacle sportif (dans les stades de football688 ou à la télévision689) peut être mis en relation avec la variété des appropriations et des identifications qu’il permet. Enfin, un deuxième stock de ressources sociologiques rend possible notre analyse : les études portant sur la réception des œuvres culturelles et notamment les analyses des pratiques de lecture. Mettant en évidence des formes d’appropriations différenciées, elles tracent des pistes et des types d’analyses qui peuvent être investis dans notre objet.

Notes
686.

On pense plus particulièrement ici aux analyses menées par J.M. Brohm qui, en voulant démontrer les effets négatifs et dérivatifs des spectacles sportifs, tendent à réduire et homogénéiser, sur un mode théorique plus qu’empirique, l’expérience des spectateurs [Brohm J.M., Sociologie politique du sport, Nancy, 1992 (1976), 399 p].

687.

C'est notamment une partie du travail de Pascal Duret qui, à partir d’un corpus empirique très disparate (commentaires journalistiques, interview de sportifs, citations littéraires) tente d’établir les tendances « anthropologiques » du « grandissement » du champion sportif, quelque soit le type de sport, le type de public et de contexte historique. Il nous semble qu’un tel degré d’analyse, qui permet un certain relâchement des contraintes empiriques, est porteur de généralisations abusives qui tendent à effacer la dimension historique des phénomènes et qu’illustrent des affirmations telles que : « Chez les rugbymen comme chez les Dogons, ou chez les aborigènes australiens, le don du sang est source de vitalité », ou encore, « le plus modeste des spectateurs, au même titre que Montherlant, peut attendre du sport ce que le philosophe n’ose pas toujours espérer de sa discipline : une connaissance sur ce que peut l’homme et surtout ce qu’il est » [Duret P., L’héroïsme sportif, Paris, PUF, 1993, p. 21-22, p. 17].

688.

C. Bromberger observe ainsi la relative diversité socioprofessionnelle du public marseillais : « Le public du stade reflète, dans ses grandes lignes, la diversité, professionnelle et résidentielle, de la population de la ville et de sa proche région. Il s’en démarque cependant par deux traits, et de façon spectaculaire : le sexe et l’âge » [C. Bromberger, Le match de football, Op. Cit., p. 216].

689.

Les chiffres d’audience illustrent l’ouverture de ce recrutement. Pour l’année 2005, par exemple, sur les quatre plus fortes audiences de télévision on trouve deux matchs de football. En 2006, année de Coupe du Monde, le football occupe les cinq premières places de ce palmarès (chiffres de Médiamétrie).