1. Le spectacle comme temps d’apprentissage

1.1. Observer « comme des garçons du métier »

La très grande majorité des enquêtés affirme mettre en œuvre lors des matchs professionnels un regard différent et modifié par leur formation. Celui-ci se caractérise par la tendance à faire de ce spectacle un moment d’apprentissage. Leurs récits témoignent de la volonté affichée de faire des matchs un support de perfectionnement personnel. Les professionnels qui occupent les mêmes postes qu’eux attirent leur regard parce qu’ils sont perçus comme des modèles dont on peut s’inspirer :

‘« - Enquêteur : Et y a des joueurs que t’aimes bien, que tu suis un peu ?
- Arnaud : les joueurs que j’aime bien, ben… Ben j’regarde bien Zidane parce que j’aime bien son style de jeu, Zidane, puis j’regarde bien beaucoup de joueurs qui jouent à mon poste aussi. Voir comment ils jouent, voir ce qu’ils font, ce que j’pourrais faire pour progresser quoi. Donc aussi bien les joueurs qui jouent à mon poste à Lyon, ou aussi bien ceux qui jouent dans des autres clubs. A chaque fois que je regarde un match de foot, je regarde celui qui joue à mon poste, voir comment il joue quoi. Ce qui me permet de voir sur le placement, voir comment il fait. Comment il centre, comment il percute vers l’avant et tout, donc ça j’aime bien.
- Enquêteur : Ta façon de regarder les matchs a changé maintenant que t’es dans le centre de formation ?
- Arnaud : Ben ouais. Ouais ben maintenant c'est vrai que j’analyse, ‘fin avant je regardais pour regarder quoi. Là maintenant j’vois maintenant, j’vois des fois, j’vois bien le jeu. Quand j’vois ce qu’il… des fois qu’il joue mal le coup, quand au lieu de la mettre là-bas, il aurait dû la mettre là. Voilà quoi, j’arrive bien à analyser. Puis quand je vais voir un match à Gerland, j’regarde plutôt aussi celui qui joue à mon poste. J’regarde bien son jeu, comment il évolue et tout » [Arnaud, 17 ans, milieu offensif]. ’

Ce passage est assez représentatif de ce que disent de nombreux enquêtés. D’un regard « pour regarder », c'est-à-dire sans autre intention que lui-même, Arnaud évoque une modalité d’appropriation relativement nouvelle qui consiste à faire du match un moment d’apprentissage et du joueur un modèle d’inspiration. L’assistance aux rencontres dans le stade, par exemple, est dotée d’une valeur particulière par l’observation des placements qu’elle permet : « Et c'est vrai que tu peux apprendre pas mal sur, dans les tribunes parce que tu vois, t’as une vue d’ensemble et quand tu joues à un poste et que tu vois le joueur qui joue à ce poste, tu peux vraiment faire attention à ses déplacements quand t’es au stade. Alors que la caméra elle suit souvent le ballon donc tu peux pas voir le, le joueur que tu veux mais… C'est différent quoi, y a deux points de vue quoi. Quand c'est des grands joueurs comme Edmilson, des joueurs comme ça, c'est vrai que t’apprends beaucoup en allant au stade et en regardant leurs déplacements » [Laurent, 19 ans, défenseur central comme Edmilson].

Ce type de perceptions est fortement encouragé par une institution qui, orientée vers la transformation des façons de jouer des apprentis, en fait le rapport légitime à entretenir avec les performances des professionnels. Les éducateurs les incitent à se faire des observateurs plus que de simples spectateurs. C'est le sens de cette intervention de Christian, l’entraîneur de l’équipe « 18 ans », à la suite d’un entraînement : « Allez voir le match demain après-midi et faites pas le couillon le soir (…). Allez le voir comme des garçons du métier, pas comme des gens qui vont là-bas pour regarder la couleur de leurs chaussures ». Les références régulières aux matchs et gestes des professionnels contribuent de la même manière à faire du spectacle un modèle à suivre719. On comprend dès lors que les joueurs soient portés à faire des va-et-vient entre leur propre jeu et celui des professionnels720 :

‘« J’ai ma prise d’informations. On nous répète toujours c'est la balle elle vient, tu lèves la tête, tu contrôles et tu joues. Au lieu de recevoir la balle, tu contrôles, tu lèves la tête, c'est pas pareil (…). Puis là y a Georges, un jour je me suis entraîné avec la CFA, il m’a fait remarquer quelque chose, toutes mes prises de balle, c'est que quand la balle elle arrive, au lieu de l’arrêter, tu l’emmènes d’un côté (…). Ça t’ouvre toujours des espaces pour jouer plus vite donc si tu regardes pas avant, si tu fais un bon contrôle ça t’ouvrera des espaces et tu pourras jouer après. Et puis jouer, quand je reçois la balle, si j’ai pas de solution, au lieu de rester avec la balle dans les pieds et de pas bouger, l’emmener à droite, à gauche, revenir, mais toujours que la balle soit en mouvement, jamais l’arrêter. Ça c'est un point important, ça moi j’pense c'est les trois points que je veux bosser, surtout que je remarque au niveau professionnel, c'est des points qui sont vachement importants. (…). Je me suis basé sur ces trois points et à chaque match j’essaye de voir comment ils font, comment ils se placent, comment… par rapport à ces points. Et moi j’trouve c'est vraiment important et à chaque fois je me le répète. (…) Moi j’trouve c'est intéressant pour voir, ça m’est arrivé cette année d’y aller parce que, pour voir un peu le placement, j’avais des problèmes sur mon placement, sur la prise de balle, les prises de balle et tout, ça m’arrive vraiment. Là un week-end où je devais jouer, le soir je suis allé au match et j’ai tout regardé pour que le week-end soit bien quoi. » [Stéphane, 17 ans, défenseur]’

La bonne volonté de Stéphane montre comment les conseils et les remarques des entraîneurs interviennent et guident son observation des matchs. Il tend alors à appliquer aux rencontres des catégories de perception (prise d’information, prise de balle) issues de l’apprentissage et qui orientent différemment son regard sur le match, le fixent sur des phases de jeu ou des gestes particuliers, et cela d’autant plus nettement qu’il a constitué des habitudes correctrices fortes.

Le rapport légitime au match se caractérise ainsi par une focalisation sur les dimensions jugées significatives du jeu et suppose une relative mise en suspens de l’enjeu compétitif. Comme le mettent en évidence les injonctions des formateurs, « bien regarder » nécessite de ne plus être happé en permanence par le cours du jeu. Lors d’une séance, l’entraîneur des « 18 ans » expose ainsi aux joueurs sa vision du dernier match de l’équipe professionnelle : il dit s’être focalisé sur un seul joueur, sur ses déplacements permanents et précise : « j’ai pas vu le match, j’ai regardé que lui ». Il distingue ainsi deux façons d’assister à la rencontre : « voir le match » (suivre les actions, le ballon) et regarder un joueur (observer son jeu, sa mobilité). Les jeunes footballeurs sont ainsi incités à rompre avec une forme d’immersion dans le cours du jeu pour mettre en œuvre une observation différente, une observation d’apprentis. Thomas explicite cette évolution dans sa propre façon de regarder les rencontres : « Ça a totalement changé parce qu’avant on regardait le match, on regardait que le ballon. Tandis que maintenant on commence à regarder, à voir les déplacements des joueurs, voir comment ils se placent. Ah ouais bien sûr ça a changé ouais. On analyse plus, plus le match qu’avant (…). J’essaye de regarder puis en plus ouais, quand on entend tout ce que les coachs ils disent aux défenseurs ou même à nous hein sur le placement et tout. On essaye de regarder le match pour voir comment les professionnels font. » [Thomas, 17 ans, gardien]. L’observation introduit ainsi une rupture, plus ou moins nette, avec une appropriation profane du fait de la pénétration de la logique d’apprentissage dans leurs pratiques de spectateurs. Ils sont initiés à un sens de l’observation tramé par un rapport à la pratique et aux savoir-faire orienté vers le perfectionnement et la transformation de soi-même. Leur lecture des rencontres actualise un rapport de « praticien » au jeu tel que celui mis en évidence par Bernard Lehmann au sujet de certains musiciens721. Il distingue deux types d’appropriation musicale : celle des « mélomanes » qui, amateurs éclairés, initiés à la musique en tant qu’œuvre, établissent « une relation ludique et contemplative » avec celle-ci et « ressentent un « bonheur » totalisant, saisissant l’œuvre dans sa totalité », appropriation à laquelle il oppose le rapport praticien développé par certains d’entre eux, en particulier les enfants de non-musiciens, qui, étant entrés dans la musique par la pratique de l’instrument, « tirent de la musique une jouissance plus spécifique, une jouissance plus technicienne »722. Observer « comme un gars du métier » suppose ainsi de se rapprocher de ce rapport de praticien qui institue le « comment faire » comme point de départ du regard de spectateur et suspend partiellement l’intérêt pour le scénario du match723. En revanche, il faut noter qu’à la différence des musiciens « praticiens » étudiés par Bernard Lehmann, les sportifs ont été initiés aux plaisirs du spectacle et ont construit un goût pour sa mise en scène. Ainsi, l’insistance des enquêtés sur l’importance de l’apprentissage dans la visualisation des matchs, qui est aussi pour eux une manière de donner des gages de leur bonne volonté sportive, ne doit pas donner l’illusion qu’il s’agit là de la seule modalité d’appropriation qu’ils mettent en œuvre.

Notes
719.

Parmi beaucoup d’autres exemples, on peut citer ce bref extrait du carnet d’observation noté lors d’une séance d’entraînement des 18 ans : « Regardez le Bayern comment ils jouent ! Ils sont meilleurs que vous, ils sont internationaux et tout, ils jouent en 1, 2 touches, en déviations » [Jacques, entraîneur adjoint].

720.

Les paroles de Philippe, par exemple, illustrent le même type d’appréciation des matchs par les écarts qu’elles soulignent avec le jeu des professionnels: « Comme ils ont un dispositif pas trop différent du nôtre, donc ouais je regarde assez. Comment joue Laigle, comment joue Violeau en six, mais ils jouent pas pareil que nous c’est pas le même niveau, c’est pareil, c’est pas le même jeu. Je peux pas trop me comparer à eux, j’essaye de voir ce qu’ils font bien, comment ils lèvent la tête et tout mais je peux pas essayer de faire comme eux parce que c’est pas le même jeu donc. Ça joue, ça joue pas moins vite mais l’équipe elle laisse plus venir alors que nous souvent l’équipe est déjà là, donc on a pas le temps de se retourner, il y a plein de trucs qu’on peut pas faire, ils jouent différemment » [Philippe, 17 ans, milieu défensif, comme P. Violeau et P. Laigle, les joueurs cités].

721.

Lehmann B., L’orchestre dans tous ses éclats : ethnographie des formations symphoniques, Paris, La Découverte, 2002, p. 132.

722.

Ibid., p. 132.

723.

Sylvia Faure faisait un constat assez proche au sujet des apprentis danseurs en notant « qu’ils ont en commun une connaissance technique de l’art de la danse, ce qui les amène à juger les manières de danser des interprètes. Cette connaissance pratique n’engendre pas d’analyse détaillée de l’œuvre, encore moins théorique, mais génère davantage des observations concernant les savoir-faire des danseurs, avec la possibilité pour les élèves les moins expérimentés, de s’identifier ou d’évaluer ce qui les éloigne des professionnels » [S. Faure, Les processus d’incorporation et d’appropriation du métier de danseur, Op. Cit., p. 550].