Chapitre 2. Le corps au service du football : entre dépassement et préservation

La formation au métier, et l’apprentissage des techniques qu’elle implique, ne peut se comprendre totalement que si elle est resituée dans l’ensemble des contraintes qui pèsent sur la production d’un rapport au corps spécifique. Comme l’y invitait Luc Boltanski à travers le concept de culture somatique730, la mise en relation d’habitudes corporelles appartenant à des domaines de pratiques différents (comme l’alimentation, les soins ou les usages ludiques du corps) permet de mettre en évidence des principes structurants communs ou, autrement dit, des dispositions corporelles. En analysant ensemble une série de comportements physiques, le propos suivant doit permettre de décrire la culture somatique spécifique à ce groupe professionnel sportif et la capacité de l’institution à modeler les dispositions corporelles des apprentis. Ce travail sur la nature des relations que ces sportifs entretiennent à leur corps, objet assez peu étudié en sociologie du sport731, doit alors permettre d’observer dans quelle mesure il existe un « corps dominant » spécifique qui diffère des cultures somatiques de classe, à la manière du constat que Sylvia Faure dressait à propos de l’apprentissage de la danse, dans lequel les usages légitimes du corps « ne dépendent pas uniquement des usages du corps transmis implicitement dans la socialisation familiale, apparentée à un groupe social particulier »732 en raison du façonnement qu’un entraînement intensif introduit. Or la production de ce « corps dominant » dans l’apprentissage du métier, socialisation à l’exploitation intensive des ressources physiques, articule la construction d’un corps résistant et le développement de pratiques d’entretien de ce capital. Cette combinaison est révélatrice de l’intériorisation d’un espace de la performance athlétique qui exige, autant que faire se peut, d’« user son corps sans jamais l’user »733 comme Loïc Wacquant (pour les boxeurs) puis Bruno Papin (pour les gymnastes) ont pu le montrer. De plus, l’intérêt de cette articulation est alors de mettre en jeu l’hypothèse de la transformation des dispositions corporelles. En effet, si ce rapport au corps spécifique s’appuie sur des affinités avec une culture corporelle populaire instrumentale et s’il est solidaire de la construction de la masculinité en jeu dans la pratique, il ne peut être résumé ainsi, sous peine de passer sous silence les effets de la prise en charge du corps, notamment médicale, par l’institution.

Notes
730.

L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales, Economies, sociétés, civilisations,1971, 1, p. 205-233. Il analyse ainsi les affinités entre les comportements corporels des individus d’une même classe sociale comme le produit d’une « culture somatique » ou d’un « habitus corporel », « système de règles profondément intériorisées qui (…) organise le rapport de l’individu d’un même groupe à leur corps et dont l’application à un grand nombre de situations différentes permet la production de conduites physiques différentes et différemment adaptées à ces situations mais dont l’unité profonde réside en ce qu’elles restent toujours conformes à la culture somatique de ceux qui la réalisent. » [p. 225].

731.

Jacques Defrance notait ainsi que si « La voie est ainsi ouverte à une description différenciée des cultures corporelles de classe, modelées par l’entraînement spécifique de certains (…). Il reste que ce domaine est faiblement étudié, et que les notations éparses font office d’analyse ethnographique. » [J. Defrance, Sociologie du sport, Op. Cit., p. 54].

732.

S. Faure, Apprendre par corps, Op. Cit., p. 78

733.

B. Papin, Conversion et reconversion des élites sportives, Op. Cit.,