La plupart des observateurs du football professionnel s’accordent à souligner l’effet du développement de la formation sur l’accroissement des exigences physiques à l’entrée sur le marché737. Le football, dans sa forme professionnelle, consacre une montée des exigences athlétiques qui constituent alors une barrière significative à l’entrée dans le métier. On retrouve cette même idée chez les entraîneurs du club, notamment chez ceux qui, comme Christian ou Georges, ont été eux-même formés dans les années 1970, avant la mise en place du système de formation. Qu’il s’agisse du gabarit (principalement la taille) ou d’aptitudes (la vitesse de course ou l’endurance), leur prise en compte exprime l’ajustement aux évolutions de la forme du jeu professionnel. La manière dont l’entraîneur des « 18 ans » essaye d’évaluer les chances de ses élèves d’accéder au métier, en les mettant sans cesse en rapport avec sa connaissance du marché professionnel, est révélatrice de l’importance de ce principe de jugement. C'est ce dont témoigne cette série de jugements à propos de Lucas (« Donc son souci à lui c'est, comme il est mieux dans l’axe que sur le côté, c'est sa taille, parce que dans l’axe pour le haut niveau il faut une taille respectable maintenant, 1,85, c'est un minimum. Il le fait pas. Pour le très très haut niveau dans l’axe, j’ai vraiment des doutes »), de Malek (« On s’interroge aussi parce que lui aussi il a un gros gros souci de gabarit. Il fait un mètre 75… donc on voit, arrière-droit, il faudra un jour jouer contre des gens qui ressemblent un peu à Kapo, qui font un mètre 90, qui vont vite, lui il va pas très vite puisqu’il est pas très grand, et il va pas très vite non plus (…), si tu joues dans l’axe avec un mètre 75 bon, y a vingt ans tu pouvais peut-être jouer, mais maintenant ») ou de Xavier (« Il passera pas, malheureusement il fait pas la maille quoi. Il est petit, il est petit, il va pas vite. Tu vois Xavier c'est un gars qui… pff… C'est dommage hein, il fait 1 mètre 69, pas un 1 mètre 70. Et pis, bon par contre il a une moyenne au léger-boucher 738 à plus de 24, et il a une moyenne à 4,37 au 30 mètres, c'est lent »). Il faut noter cependant que ces commentaires montrent également l’existence d’une relative variété des qualités physiques à travers la répartition entre postes. Ainsi, c'est en fonction de la prise en compte de ces caractéristiques physiques que les entraîneurs procèdent à des changements de poste pour lesquels les exigences ne sont pas identiques. Il existe ainsi une marge de variation dans la définition des propriétés athlétiques légitimes. Par exemple, l’impératif d’une grande taille s’applique davantage aux gardiens ou aux défenseurs centraux qu’aux milieux de terrain ou aux joueurs latéraux739. C'est pour cette raison que les formateurs essayent de déceler, chez les plus jeunes joueurs, le potentiel de croissance de façon prioritaire chez les gardiens, notamment par l’emploi de radiographies du poignet740. Face à un marché footballistique aux exigences physiques accrues, l’usage de cette technique est révélatrice de la volonté de mesurer un potentiel, plus qu’une seule valeur immédiate, pour des joueurs en cours ou en fin de puberté. Cela explique le soupçon récurrent à l’égard des jeunes nés sur le continent africain (communément appelés « présu », abréviation de présumés) dont les recruteurs ou entraîneurs redoutent la falsification des dates de naissance. Ces efforts mis dans l’évaluation de ce capital, composé d’éléments différents (gabarit, vitesse, endurance), sont révélateurs de l’importance qui lui est accordée et de son poids sur les trajectoires sportives des apprentis. Damian, comme les autres formateurs, évoque ainsi le poids d’un de ces critères (la taille) dans ses jugements : « On a des joueurs qui ont même parfois avec des qualités de football, on sait que ça va être très dur pour eux parce qu’ils ont pas la taille. C'est un peu une barrière au sport de haut niveau ou dans le football. Faut être réaliste, y a peu de joueurs qui sont petits et qui jouent au football de haut niveau. Ou alors ils compensent par des qualités par ailleurs importantes. C'est vrai que c'est aussi un frein quand même » [Damian, entraîneur des 15 ans].
Cette importance se concrétise dans l’investissement fait en direction du développement rationalisé de ces aptitudes. Comme nous l’avons souligné une partie de la programmation de la formation est réservée explicitement au développement des aptitudes physiques (« le travail athlétique »). Il s’agit du domaine, ou mieux de l’angle d’approche de la pratique, qui est l’origine du plus grand nombre de procédures d’objectivations. En effet, la pénétration d’une logique de rationalisation fondée sur l’exploitation de connaissances scientifiques est forte et a abouti à une relative autonomisation de ce secteur. Depuis 1999, le Centre emploie un spécialiste, le préparateur physique, qui prend en charge la programmation de ces exercices741. Formé à la physiologie liée au sport de haut niveau742, il importe ces connaissances dans son travail de planification : programmation du travail athlétique selon les catégories d’âges et organisation de la progression annuelle (programme de maintien à réaliser pendant les vacances d’été, programme des exercices athlétiques (musculation, vitesse, « foncier »), préparation physique du début de saison)743. Il est doté d’un champ d’intervention qui lui est propre et qui accroît la rationalisation de l’entraînement744. Celle-ci s’accompagne de la mise en place d’une politique de mesure et d’objectivation des compétences physiques. Tous les deux mois les apprentis sont ainsi soumis à deux types de test : une mesure de leur vitesse de course (courses chronométrées sur trente mètres) et une de leur résistance à l’effort (le « léger-boucher », test d’adaptation à l’effort qui permet de mesurer la consommation maximale d’oxygène (la « VO2 max »)). Cette entreprise de connaissances des corps se prolonge par les mesures biométriques effectuées plusieurs fois par an par le médecin (taille, poids, taux de graisse). Les données ainsi produites servent alors à l’évaluation des joueurs, de leur « potentiel », et à l’ajustement rationalisé du programme d’entraînement athlétique.
Cet investissement dans le programme physique traduit ce souci d’une attention accrue aux aptitudes athlétiques, dont l’utilisation des données dans le jugement sportif est le reflet. La construction d’un programme de musculation en donne un exemple supplémentaire.
C. Suaud et J-M Faure notaient ainsi à ce sujet que « la précocité des recrutements et la rationalisation des entraînements ont profondément transformé les corps, les hommes et les techniques du jeu, comme le décrit justement l’entraîneur du FCN : « En 1966, nous avons une excellente équipe composée de bons joueurs sur le plan technique et tactique… Dans cette équipe, il n’y avait qu’un seul super athlète, Philippe Gondet, qui possédait une puissance naturelle très grande et qui avait pratiqué l’athlétisme pendant son adolescence. Aujourd’hui notre formation est composé de 11 athlètes. Le football de 1983 à un haut niveau n’est pas fait pour les poètes. En l’espace d’une quinzaine d’années, les joueurs sont devenus des champions de très haut niveau » [J-M. Faure, C. Suaud, Le football professionnel à la française, Op. Cit., p. 117.]
Test employé dans le Centre pour évaluer les capacités d’endurance des apprentis.
On voit les effets de cette distribution sur le groupe de 22 joueurs ayant évolué en 18 ans : alors que la mensuration moyenne est de 178,2 cm, celle des gardiens et défenseurs centraux est de 182,4 cm (7 individus). Si l’on s’attache à ces données morphologiques, on observe que les écarts peuvent être encore importants pour la taille (de 1,86 m à 1,69 m) ou le poids (83,5 kg à 62 kg).
L’utilisation de radio de poignet est une technique employée pour évaluer la taille adulte du sujet. Le récit de Gabriel met en évidence le rôle de cette évaluation dans le recrutement du club : « Dans un club la première chose qu’on m’a demandée c'est une radio du poignet pour déterminer l’âge osseux. Pour savoir combien j’allais mesurer plus tard. Et justement ce jour-là y avait un gardien qui a fait des essais qui avait emmené sa radio, et on lui a dit que c'était même pas la peine de continuer, qu’il serait trop petit quoi. Donc ça, ça joue beaucoup » [Gabriel, gardien, 17 ans].
Il intervient directement dans le Centre (15-20 ans) en menant les séances et de manière indirecte en préformation en orientant la programmation des exercices des plus jeunes. Il joue également, comme nous le verrons, un rôle dans la prise en charge des joueurs blessés.
Il a obtenu un baccalauréat scientifique et, après un échec en médecine, il a réalisé quatre années d’études en STAPS (obtention d’une licence et du DUEPP (Diplôme Universitaire Européen de Préparation Physique)).
Ce travail repose, par exemple, sur la distinction entre trois types d’efforts identifiés selon leur dimension biologique (utilisation d’oxygène, production d’acide lactique, etc.) : les efforts très brefs (filière énergétique appelé anaérobie alactique), les efforts intermédiaires (anaérobie lactique) et plus longs (aérobie).
C'est ce qu’explicite le directeur du Centre qui justifie cette intervention croissante par le souci d’être moins « empirique », notamment dans l’évaluation des aptitudes des apprentis : « Nous on a la chance aussi d’avoir un préparateur physique, qui nous permet de programmer toute cette préparation athlétique qui est quand même quelque chose d’important. Et aujourd’hui qui est bien, j’vais dire, mesuré et bien intégré. Aujourd’hui vous avez vu, y a une dissociation entre la préparation athlétique et le reste. Donc nous, c'est un avantage énorme. Je pense qu’on cible mieux nos gamins par rapport à ça. On cible mieux aussi leurs évolutions dans le temps, ce qui n’était pas forcément le cas avant. C'était un peu de l’empirisme. Aujourd’hui c'est bien établi ».