1. Economie et entretien du corps

1.1. Le sens de l’épargne corporelle

La socialisation à l’entretien du corps passe d’abord, avec le même souci de l’optimisation de l’usage des forces, par l’apprentissage de la gestion des efforts au sein même de la pratique. Celui-ci participe ainsi de l’intériorisation d’une discipline du jeu et de la dépense. Pour éclairer cette dimension, un retour sur les tests du « léger-boucher », dont nous avons vu comment ils participaient à la construction de corps résistants, s’avère nécessaire. En effet, l’analyse de ces séances permet de mettre en lumière l’existence d’une deuxième facette qui, bien que moins visible, reste utile dans la compréhension du rapport au corps en jeu. En effet, si ce test est un exercice au dépassement de soi, il faut noter qu’il s’oppose aussi à toute forme de débauche anarchique d’efforts. Le protocole oblige, en effet, à respecter un rythme de course défini et croissant, sans se laisser aller à un investissement prématuré. Les apprentis sont appelés à « gérer » leur course et à ne pas être « toujours à fond ». Les observations faites aux deux pôles du cursus, auprès des apprentis de 12 et 18 ans, permettent d’ailleurs de mettre en évidence les effets de l’apprentissage qui séparent ces deux populations. Les plus jeunes, qui n’ont pas encore acquis le savoir-faire lié au test, font plus souvent preuve d’empressement et certains distancent rapidement les membres de leur groupe sans respecter le rythme imposé. Faisant preuve de leur souci de se distinguer, ils ont tendance, par hypercorrection fautive pourrait-on dire, à faire du test une course et peuvent, pour reprendre les mots des entraîneurs, se « griller » trop vite. Ce sont d’ailleurs parmi les joueurs de 12 ans que les malaises succédant à l’effort semblent les plus récurrents. A contrario, les joueurs plus âgés ont appris respecter la graduation de l’effort. Connaissant davantage leurs ressources physiques et sachant mieux reconnaître les sensations, ils se ménagent pour atteindre la durée maximale. Certains, un peu à la manière des athlètes, élaborent des stratégies dans cette perspective (être toujours au rythme le plus bas possible, ne pas trop accélérer pour doubler un partenaire, parcourir la trajectoire la plus courte, etc.). L’évolution de l’appropriation de ce test révèle comment les joueurs évoluent vers une gestion plus maîtrisée de leurs efforts, gestion s’appuyant sur une attention portée à leurs sensations corporelles. L’acquisition du savoir-faire mis en œuvre dans le « léger-boucher » est ainsi dépendante d’une attention à son corps, attention instrumentale car dirigée vers l’exploitation maximale de celui-ci. Il s’agit d’une écoute instrumentale des sensations qui s’oppose ainsi à la recherche d’un bien-être corporel et qui fait de celles-ci un outil de la performance sans leur donner, comme c'est le cas en danse contemporaine par exemple782, une valeur en soi qui justifierait leur « libération »783 ou leur expression. C'est pour cette raison que le préparateur physique souhaite que les apprentis soient capables de reconnaître quand ils s’approchent de « la zone rouge » et qu’ils développent une « connaissance de soi, d’un point de vue physiologique, qui les amène à se connaître physiologiquement, à savoir par exemple quand ils font une bonne séance ou un bon exercice ». Les sensations ne doivent pas être seulement tues pour être dépassées mais elles doivent aussi être identifiées et reconnues. C'est sur cette reconnaissance que repose la gestion de l’effort et que se construit ce que l’on pourrait nommer, avec Loïc Wacquant, un « sens de l’épargne corporelle »784, que nécessite le travail physique mais aussi le jeu. Comme le soulignait justement Jean Peneff, la préservation des forces et l’économie du souffle profite à l’actualisation des techniques de jeu, d’où « l’importance de savoir gérer son physique, de retrouver, grâce à une maîtrise de soi, ce qu’on appelle la sérénité, la lucidité. Le contrôle du travail du corps passe par la réflexion sur l’action, la gestion de l’effort, la connaissance de ses limites, des techniques de respiration accélérée pour une bonne oxygénation du cerveau et des muscles (couper son effort, respirer entre les courses, savoir s’économiser) représentent l’acquisition des actes élémentaires du métier. Le joueur irréfléchi se livre sans retenue, affaiblit sa vision et donc son jugement »785. Sans impliquer nécessairement, comme le dit cet auteur, un retour réflexif sur l’action (« la réflexion sur l’action »), l’identification des sensations va de pair avec cet apprentissage de la canalisation et de la préservation des forces. Ce constat permet ainsi de nuancer et complexifier le rapport au corps résistant mis en évidence. La maximisation des performances si elle implique de « ne pas trop s’écouter », dans le sens d’une résistance aux douleurs et de leur dépassement, mobilise également un apprentissage de la reconnaissance des sensations corporelles et d’un ajustement pratique à celles-ci pour « ne pas être dans le rouge » et risquer de réduire ses aptitudes ou une blessure. C'est pour les mêmes raisons que G. Bruant a pu décrire l’exercice de l’athlétisme comme une pratique à la fois « énergétique » et « informationnelle » dans le sens où celle-ci implique le traitement d’informations proprioceptives et qu’il en conclut que « l’athlète arrive aussi à démêler l’écheveau de sa sensibilité en disposant d’un code : une sorte de carte et de syntaxe qui lui permet de comprendre les messages corporels » 786.

L’inculcation de ce sens de l’épargne corporelle, qui est aussi à l’œuvre dans la limitation des efforts imposée aux apprentis (en termes de musculation notamment), s’oppose tout à la fois à la constitution d’un rapport au corps « opaque »787 du fait de l’attention qui est portée aux sensations et à celle d’une écoute détachée de la logique instrumentale d’exploitation des forces.

Notes
782.

S. Faure, Apprendre par corps, Op. Cit.

783.

Georges Vigarello a pu mettre en évidence la montée progressive de la norme de la « libération » corporelle et son rôle dans le développement de pratiques dites d’expression corporelle [G. Vigarello, Le corps redressé : Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, J-P. Delage, 1978, 399 p.].

784.

L. Wacquant, « Corps et Ames » (1989), Op. Cit., p. 62.

785.

J. Peneff, « Football : la pratique, la carrière, les groupes », Op. Cit., p. 128.

786.

G. Bruant, L’anthropologie du geste sportif, Paris, PUF, 1992, p. 258.

787.

J. Defrance, Sociologie du sport, Op. Cit., p. 54.