Ainsi, la formation, parce qu’elle incite à la préservation des ressources physiques, vise l’intériorisation d’habitudes quotidiennes qui limitent autant que possible les dépenses énergétiques « inutiles » et participent de la reconstitution de ces forces. La légitimation de ces pratiques ascétiques s’appuie ici aussi sur la définition du métier en termes de vocation. C'est ce qu’exprime Christian, l’entraîneur des « 18 ans », quand il demande aux joueurs le respect d’une stricte hygiène de vie : « On peut pas avoir la vie de monsieur tout le monde, on peut pas faire certaines choses. En joueur pro, on peut faire des choses dont ils peuvent même pas rêver, mais on peut pas tout faire. C'est un choix ». Or cette focalisation sur les enjeux sportifs s’exprime dans les utilisations qui sont faites par les apprentis du temps libéré des contraintes directes. Leur souci du repos en vue d’une préservation de leurs capacités de travail tend à transformer celui-ci en un temps intermédiaire et récupérateur entre deux moments d’efforts et de travail. Hassen Slimani notait déjà dans son enquête, l’importance donnée à cette forme d’appropriation du temps libre chez les aspirants footballeurs, en constatant que, pour 82, 7 % d’entre eux, « le repos constitue la principale “activité” lorsqu’ils ont du temps libre »789. La pratique de la sieste, souvent évoquée dans les (auto-)biographies des joueurs professionnels comme une norme du métier790, se développe fortement chez les enquêtés au cours de leur formation. Si elle est facilitée par le cloisonnement qu’implique l’hébergement à l’internat, elle est également présente chez les externes. Quand les entraînements sont nombreux et les obligations scolaires absentes (vacances scolaires, journées avec double séance d’entraînement), le repos de la mi-journée est très fréquent. Il prend aussi souvent place lors du temps libre de fin de semaine (le samedi après-midi par exemple). Si la prise de cette habitude est freinée par le poids des contraintes, scolaires notamment, sa répétition lorsque l’emploi du temps se relâche est significatif des fatigues accumulées et du développement d’un souci de la préservation du capital corporel.
La récupération des forces ne se limite pas à l’aménagement de phases de repos car elle peut être encouragée par l’utilisation de produits. L’usage collectif et encadré de boissons devant faciliter la récupération physique est, en formation, très restreint à certaines occasions compétitives791. En revanche, le recours individualisé et ponctuel à des vitamines est relativement généralisé. Environ deux tiers des enquêtés déclarent en consommer parfois pour faire face à un « coup de fatigue » ou pour se donner un « coup de fouet ». La présence d’un personnel médical, principal fournisseur de ces produits, facilite ainsi leur usage. Se constitue ainsi l’habitude du recours à un adjuvant dans le travail d’entretien du corps792. Ce travail est donc complété par des pratiques dites de récupération (repos, usage de vitamines) et il s’étend aussi aux pratiques alimentaires.
H. Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 340.
Basile Boli raconte ainsi comment cette habitude a participé à l’intériorisation de son ascétisme sportif : « Roux nous transforme en adeptes de la sieste, en forcenés du régime couche-tôt en période de matchs, en abonnés de l’extinction des feux de 22 heures… C'est grâce à lui que nous faisons passer le foot au centre de nos préoccupations, au centre de l’organisation de notre existence. » [C. Askolovitch, B. Boli, Black Boli, Op. Cit. p. 104].
Il ne concerne que les équipes engagées dans les championnats nationaux et seulement lors de successions rapides de matchs avec un fort enjeu sportif (phases finales de championnat de France, tournoi de Montaigu, etc.). Le prix élevé d’une telle pratique explique cette grande limitation.
Si on pourrait faire l’hypothèse que cette logique peut conduire à l’utilisation de produits dopants, l’enquête menée ici ne peut vraiment permettre de l’infirmer ou de la confirmer. Car, comme le montrent les propos du kinésithérapeute, l’absence de cas avérés est aussi le produit d’une pratique de dépistage très restreinte : « A ma connaissance en 10 ans, on a eu aucun joueur contrôlé positif. On a de notre propre initiative avec le médecin fait des contrôles des urines pour l’utilisation de produits de type cannabis. Voilà. Et bon y a jamais rien, jamais rien eu. Après le dopage individuel il peut exister hein. Il peut exister sans qu’on s’en aperçoive / Ils peuvent passer entre les mailles ? / Ah oui complètement parce que les contrôles du CIO, on a eu j’crois ici deux en 10 ans. Et nous on en a fait pratiquement chaque année, on en fait un ou deux, sur un panel de joueurs. (…). Dans l’histoire ici, on a jamais eu un soupçon ou une info en disant que y a un joueur qu’y aurait vendu des amphétamines ou des choses comme ça ».