1. Les blessures : dissimulations et discrimination

1.1. La priorité à la continuité de l’engagement

La soumission à l’urgence sportive, qui pèse d’autant plus sur les apprentis qu’elle est relayée par la place réservée aux blessés dans le Centre, structure le rapport des joueurs au staff médical. Jouer malgré tout est, comme nous l’avons souligné, une tentation impliquée par la course sportive à laquelle se livrent les enquêtés. Parce que se mettre entre les mains des soignants comporte le risque d’être catégorisé comme blessé et mis en arrêt, ils déclarent généralement limiter autant que possible leurs déplacements au CMS. Aussi face à de nombreuses sensations douloureuses leur premier réflexe est bien souvent d’attendre, de taire la douleur en espérant qu’elle « passe ». La preuve de la récurrence de cette situation se trouve dans le nombre de joueurs qui, au moment de l’entretien, faisaient, comme Nathanaël, face à des gènes physiques :

‘« Ben c'est-à-dire tout ce qui est articulation pour les gardiens, les coudes, les épaules, les hanches, bon ben on retombe souvent dessus, ça prend beaucoup. Je veux dire là en ce moment j’ai un truc au coude je sais pas ce que c'est, je le dis pas parce que bon je sais que c'est une tendinite mais bon je le dis pas. Et après les entraînements je suis incapable de soulever quelque chose, incapable, puis ça me tire j’ai mal, vraiment mal. C’est vrai que le soir des fois je suis dans un fauteuil comme ça j’ai du mal à lever les bras, les épaules… On se dit “putain si à mon âge je suis déjà comme ça, qu’est-ce que ça va être à cinquante ans ?” [rires] C'est vrai que c’est incroyable. Si on va voir le kiné bon je veux dire…. Il va arriver, il va dire que c'est une tendinite… Ben c’est vrai qu’ils prennent pas de risque, donc “t’as une tendinite, arrête-toi” et bon…. Mais bon moi personnellement, moi au coude ça me gêne pas pour les entraînements, ça me gêne pas du tout quoi, je mets mes coudières et ça me gêne pas du tout, mais c'est le soir, c'est surtout après les entraînements qu’on ressent. Donc ça repart le lendemain matin et puis voilà. Faut pas aller voir les kinés pour des petites blessures comme ça, ça passe » [Nathanaël, 16 ans]. ’

Dans cette situation, il n’est pas rare que les enquêtés tentent de garder leur distance avec la prise en charge médicale, notamment quand les échéances sportives sont proches. Comme chez les jeunes gymnastes observés par Bruno Papin, le nombre d’arrêts est alors inférieur à la fréquence des douleurs796. Jouer malgré celles-ci est loin d’être une situation exceptionnelle et ils se préparent ainsi à la pratique professionnelle car, comme on pu le constater Ivan Waddington et Martin Roderick lors de leurs interviews avec des joueurs professionnels, « beaucoup (…) affirmaient qu’ils n’avaient pas joué plus de cinq ou six matchs dans la saison complète sans aucune blessure » et ils pouvaient avancer alors que « les joueurs apprennent dès un âge précoce à « normaliser » la douleur et à accepter de jouer avec les douleurs et blessures comme le lot de la vie de footballeurs professionnels »797. Les apprentis peuvent, comme Stéphane, tenter de masquer la réalité des troubles qui les affectent : « J’ai repris, une semaine après j’ai ressenti la même douleur, donc j’avais un match amical contre Montpellier, j’ai voulu le faire, donc la douleur, la contracture pareil s'est aggravée. C’était pas tout à fait au même endroit, et j’ai pris pendant le match une béquille à la même jambe. Donc j’ai dit que j’avais une béquille, je me suis arrêté pour la béquille, mais en même temps, j’en ai profité pour soigner la contracture, et ça a duré, ben ouais ça a duré deux semaines » [Stéphane, 17 ans]. Ce type de dissimulations, qui comportent le risque de mettre en danger le capital corporel798, est conforme à la culture du corps résistant que promeut la formation. Ils sont ainsi portés à faire un usage restrictif du CMS, car ils sont pris dans un système de contraintes qui le favorise. C'est bien ce qu’exprime l’expérience de Frédéric :

‘« J’y vais pas souvent parce que… parce qu’ils parlent entre eux et que si tu vas voir le médecin ou le kiné ben le médecin ou le kiné va dire au coach “ouais lui il est passé me voir”. Alors le coach il va dire “hein t’es passé voir le kiné, t’as mal où ?” Même si j’ai une petit blessure, j’préfère rien dire et voilà ça passe, plutôt que de m’arrêter. Mais bon eux ils disent le contraire, ils disent “oui il faut s’arrêter dès qu’on a un petit problème”. Mais dans toutes les équipes, dans tous les… ‘fin tous les joueurs ont des petits problèmes à des moments et si tout le monde s’arrête dès qu’il a un petit problème ben, on s’arrêterait toutes les trois semaines quoi. Et puis c'est mal vu d’être blessé plein de fois. T’es blessé une semaine, tu reviens une semaine, t’es re-blessé une semaine tu reviens… Le coach a moment il va te dire “oh !” » [Frédéric, 18 ans]. ’

Le fait que Stéphane ou Frédéric entretiennent, comme leurs pairs, ce rapport aux soins est particulièrement significatif. Tous les deux issus de parents aux professions médicales (Frédéric a deux parents médecins généralistes, Stéphane a un père chirurgien et une mère infirmière), ils témoignent, malgré cela, de la même réticence à l’égard de la prise en charge médicale. Leur cas démontre ainsi la force de cette socialisation spécifique, qui fait de la résistance corporelle aux douleurs et de la normalisation des blessures, un principe structurant leur rapport au corps qui est à l’origine de ces dissimulations.

Notes
796.

Il note ainsi que « la mobilisation pour la production d’un corps performant s’accompagne d’un rapport à l’effort violent, à la douleur, à la blessure, qui rend possible une continuité de l’entraînement (…). 80 % des gymnastes inscrits dans les centres disent avoir été blessés au moins une fois alors que 52 % d’entre eux ne se sont pas arrêtés (…). Ainsi, le gymnaste s’accoutume à la douleur à un point qui peut aller jusqu’à la normalisation de la blessure. » [B. Papin, Sociologie d’une vocation sportive, Op. Cit., p. 44].

797.

M. Roderick, I. Waddington , « Playing hurt », Op. Cit., p. 172 (traduit par nos soins).

798.

C'est bien ce que montre le récit de Marc d’une de ses blessures : « J’étais arrêté six mois, j’avais eu une fracture à un orteil, j’avais fais une fracture et bon au début je me suis arrêté un mois, et je suis revenu au bout d’un mois, j’ai continué à jouer alors que j’avais vraiment mal. Le médecin il me demandait je lui disais non, non ça va parce que moi je voulais jouer bon voilà. Ben en fait ça a empiré et puis j’ai été obligé de m’arrêter cinq, six mois quoi… » [Marc, entré à 13 ans dans centre fédéral de préformation].