Conclusion : D’une lutte pour soi à une lutte sur soi

Si l’apprentissage du métier de footballeur passe par l’intériorisation d’un rapport concurrentiel aux autres qui fait de la formation une lutte pour soi, il est aussi l’occasion d’une appropriation ascétique de l’activité qui transforme celle-ci en lutte sur soi.

Discipline, morale du travail et de l’effort, et remise de soi au pouvoir sportif conditionnent l’acquisition des savoir-faire dans le Centre. Les techniques elle-mêmes portent la trace et véhiculent un rapport à l’activité et à soi marqué par la discipline et la valorisation de l’effort. L’insertion dans une structure, dont le pouvoir d’emprise est assuré par la combinaison de la compétition avec la précarité des positions et l’incertitude des avenirs, se complète par l’immersion durable et répétée à une forme spécifique d’activité. Celle-ci repose sur une mise en exercice du jeu, une soumission à des catégories de jugements éthico-pratiques et l’exposition à une autorité dont les « coups de gueule » expriment la force. Ainsi, en intériorisant des façons de jouer et de s’entraîner, les apprentis acquièrent, indissociablement, un rapport à l’activité qui implique une lutte sur soi et qui tend, par exemple, à transformer le spectacle sportif professionnel en lieu d’apprentissage. Désirs de se lancer directement dans le jeu ou d’entrer dans le duel et le drible en exprimant une virtuosité technique sont ainsi réprimés et contenus à des espaces périphériques au profit d’une mise en ordre, individuelle et collective, de la pratique. Pour une part, cet apprentissage tient d’une initiation pratique parce que la répétition des gestes s’accompagne de l’intériorisation de catégories morales de jugement des techniques et que, par ce biais, l’entraînement devient le lieu de construction d’un ethos du travail et de la rigueur, même si, à la différence de l’ascèse monastique par exemple, la formation ne peut s’exonérer totalement de promouvoir le plaisir et la « passion ». Le mode d’apprentissage se distingue néanmoins de ce modèle en mobilisant chez les apprentis une disposition au retour correctif sur soi et en instaurant des ruptures avec un rapport strictement pratique à la pratique. Il apparaît que les enquêtés les plus enclins à mettre en œuvre ce mode d’enseignement sont généralement ceux qui sont en réussite dans l’univers scolaire. Moins résistants à la forme scolaire d’apprentissage, ils sont davantage disposés à mettre à distance leurs savoir-faire corporels.

Cette intériorisation d’une lutte sur soi se prolonge dans les traitements du capital corporel et par le façonnement d’une culture somatique spécifique qui ne peut être assimilée ni au modèle du rapport populaire au corps, c'est-à-dire instrumental, tel qu’il est défini par Luc Boltanski, ni au modèle du rapport viril au corps. Ce modelage corporel se distingue principalement de ces deux modèles par le fait que l’importance apportée au dépassement physique de soi se conjugue avec l’impératif d’un contrôle et d’une gestion des ressources physiques. Le test d’endurance dit du « léger-boucher » constitue l’exemple archétypal du façonnement des corps au sein de l’institution. D’une part, son application est fondée sur la valorisation d’un corps résistant. Il permet l’actualisation de dispositions au travail et à l’effort dans l’exercice du dépassement de soi. Il est érigé, en quelque sorte, en démonstration en actes de la vocation. Mais, d’autre part, le test d’endurance repose également sur un apprentissage du contrôle et de la gestion des forces. Il prolonge ici l’ensemble des techniques de préservation du corps et de ses ressources qui compose une dimension de la formation. L’engagement à « corps perdu » sans la mise en ordre et le contrôle est disqualifié parce qu’il est contraire à l’intériorisation d’un « sens de l’épargne corporelle ». Enfin, examen d’objectivation des ressources physiques, le « léger-boucher » illustre la pénétration dans l’apprentissage de procédures (tests et mesures) qui prennent le corps comme objet de savoir et de pouvoir. Il permet alors de pointer la contribution d’un personnel spécialisé (médical, préparateur physique) à l’intériorisation d’un pouvoir sur le corps et à son exploitation. Le contrôle du corps que ces procédures impliquent et l’encadrement extensif des individus qui y est associée (sur les pratiques alimentaires et les usages du temps libre par exemple) nous conduit à nous interroger sur l’étendue et les limites de cette prise en charge des apprentis par l’institution.