2. Etre footballeur parmi les autres lycéens

2.1. Faire face aux autres lycéens

Les enquêtés ne fréquentent donc, au sein des établissements comme à l’extérieur, que rarement les lycéens n’appartenant pas à ces deux cercles. Si la série d’aménagements dont ils bénéficient contribue à l’établissement de ce réseau parallèle de sociabilité, les joueurs se distinguent aussi à l’intérieur des établissements par les capitaux qu’ils y importent. Appartenant au plus grand club de football de la région et par là même à l’élite du sport le plus pratiqué par cette classe d’âge831, ils sont porteurs d’un capital symbolique hautement distinctif. C'est ce que montrent particulièrement les analyses qui ont pu être faites sur le lycée J. Ferry, lieu d’accueil de la plupart des enquêtés et site d’observation privilégié. Celui-ci formant un espace socialement et sexuellement hétérogène, la perception et la reconnaissance de ces capitaux par les élèves non-sportifs n’y sont pas homogènes. Cependant, la vision qu’en ont les joueurs est, elle, très homogène : ils considèrent systématiquement que les lycéens « ordinaires » ne les « aiment pas ». Ils partagent ainsi ce qu’ils ressentent comme un discrédit injuste, qui prend le plus souvent la forme de « remarques » accusatrices (« avoir la grosse tête », « faire les malins ») ou d’insultes, et qui dépassent rarement la provocation verbale832. Les observations confirment l’existence de bravades, généralement initiées par les lycéens les plus déclassés dans l’espace scolaire (ceux appartenant aux sections dévalorisées du L.P.), comme ce groupe de jeunes s’écriant au passage de joueurs : « Allez Saint-Étienne ! »833.

Dans ce contexte, les aménagements du régime ordinaire imposé aux lycéens éveillent la susceptibilité d’une partie importante des élèves parce qu’ils expriment la valeur des capitaux sportifs reconnus, à sa manière, par l’institution scolaire. Dans ce contexte, les éléments qui pourraient passer pour des détails anecdotiques à des yeux extérieurs deviennent l’occasion de reproches récurrents et de certaines rancœurs, comme le fait que les sportifs, « libérés » généralement cinq minutes avant la sonnerie de midi, peuvent esquiver l’attente et la cohue qui précèdent l’entrée au restaurant scolaire. Organisation de la scolarité, effectifs réduits des classes ou agencements mineurs sont parfois perçus comme des « privilèges ». En exemple de ce climat et de cette susceptibilité, on peut évoquer une scène vécue en tant que surveillant : nous assurons ce jour-là une permanence qui regroupe deux classes de seconde : une seconde « sportive » (avec quelques joueurs du club) et une seconde que nous avons du mal à contenir (à option technologique). Quand nous demandons à ces derniers de se séparer, ils se montrent particulièrement récalcitrants et se défendent immédiatement : « Pourquoi nous et pas ceux de l’O.L. ? ». Leur réaction spontanée est doublement significative. D’une part, ils identifient l’ensemble des sportifs aux seuls joueurs de football, qui ainsi deviennent leur cible principale. D’autre part, elle se fonde sur l’impression que ces derniers bénéficient d’un traitement privilégié.

Les accusations de jalousie (« ils sont jaloux de nous ») permettent de souligner, comme le fait Florence Weber au sujet de ce type de relations en milieu ouvrier, qu’elles reposent sur une appartenance commune entre les acteurs de ces échanges : « La jalousie sociale définit donc un champ de concurrence qui oppose des égaux, ou plutôt des presque-égaux, des individus dont chacun peut prétendre à une supériorité sur l’autre (…). Le simple fait que la jalousie soit possible signifie concurrence pour le même enjeu, compétition tendant vers un même but, partage des mêmes valeurs en définitive »834. L’accusation réitérée des apprentis montre ainsi que, même s’ils se distinguent fortement dans l’espace scolaire, ils appartiennent à cet espace qui fonctionne comme un « champ de concurrence »835. C'est ce que montre un autre point qui semble cristalliser les plus grandes tensions et revient régulièrement sous cet angle dans les propos des enquêtés : « les filles ». Les relations avec les lycéennes et leur attractivité supposée constituent un grief supplémentaire auquel ils doivent faire face. Plusieurs joueurs le disent avec humour : « Ça aide », « Toutes le filles viennent vers nous ! ». Jules, qui s’est depuis marié avec une élève sportive connue dans la structure du lycée, se rappelle ainsi l’enjeu que revêtait cette question durant sa scolarité au lycée : « On était dans des classes « sport-étude », et en fait y avait un « sport-étude » danse, donc y avait des danseuses quoi. Alors les danseuses mignonnes machin. Et donc dans ce « sport-étude » y avait des « sport-étude » rugby, basket, de l’ASVEL, des patineurs, et c'est vrai qu’il y avait un truc, c'est que les footeux sortaient toujours avec les danseuses quoi. Et les danseuses bon en général… bon les filles c'est… à la fin du lycée c'est quand même important. Et nous, on avait les meilleures et donc y avait un avait un sentiment de jalousie, qu’on pouvait faire des trucs quoi, on avait ce pouvoir là avec les filles, on avait des aménagements » [Jules, ancien pensionnaire du Centre]. Si la réalité de cette attractivité ne peut être objectivée par l’enquête, les observations faites au lycée confirment la réalité de ce reproche chez une partie des lycéens836 comme cela semble être le cas au sein du collège accueillant les jeunes du centre fédéral de préformation de Clairefontaine837.

Entretiens et observations corroborent l’existence de ces tensions. Les adaptations de l’institution scolaire aux exigences sportives viennent redoubler les capitaux spécifiques acquis par les joueurs sur la scène sportive dans la construction d’une place singulière. Bénéficiant d’un capital symbolique lié à leur performance sportive, et, pour un grand nombre d’entre eux, d’un capital économique, ils peuvent devenir la cible d’une partie des lycéens.

Notes
831.

On peut ainsi noter qu’au lycée général et technologique, les footballeurs sont nettement plus distingués et identifiés par les autres lycéens que les pratiquants des autres sports (athlétisme, rugby, gymnastique, basket-ball…) et ils sont, parmi les sportifs, ceux qui constituent la cible prioritaire des tensions qui apparaissent dans l’établissement.

832.

En plusieurs années, seulement deux événements tangibles auraient pris racine dans cette conflictualité : une bagarre opposant Frédéric et d’autres lycéens et des actes de vandalisme sur une voiture d’un des joueurs du Centre.

833.

En référence à la rivalité historique entre les deux clubs de la région. Encore aujourd’hui, lors des matchs de championnat au stade de Gerland, les supporteurs lyonnais entonnent fréquemment des chants hostiles au club stéphanois qui perpétuent cet antagonisme.

834.

F. Weber, Le travail à-côté : Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA-EHESS, 1989, p. 175. Elle souligne ainsi qu’« il n’y a pas de jalousie possible entre inférieurs et supérieurs, quand cette relation inégale est acceptée par les deux parties » [p. 176].

835.

Ibid., p. 175.

836.

En exemple, citons ces propos, saisis au vol dans un couloir du lycée et tenus par des élèves des filières générales, se rapportant à une fille qui « sortirait » avec un joueur : « Elle est pas folle, il a de l’argent ! Il peut lui acheter plein de trucs ».

837.

Le récit journalistique de J. Harscoët fait clairement apparaître cette dimension : « Ici, ce sont les plus beaux ! Ils sont sportifs, musclés, ils ont de l’avenir, alors ils plaisent aux filles. » Maïté Charlat, la conseillère principale d’éducation du lycée Louis Bascan, est la mieux placée pour savoir ce qui se passe et ce qui se dit dans son établissement. Le succès des jeunes footballeurs de l’INF auprès des jeunes filles ne lui a pas échappé, dans ce lieu où il est toujours de bon ton de s’afficher avec sa conquête pour exciter la jalousie des autres. Un observateur masculin a pu se faire une idée : « Ils ont les filles à leurs pieds. C’est le mythe du sportif musclé, un peu comme aux États-Unis. Elles les considèrent comme de potentiels futurs grands footballeurs, et ça les intéresse ». LE FOOT, LE FOOT ET… LES FILLES. Au collège des Essarts-le-Roi, l’année dernière, ce succès et cette attitude avaient provoqué des frictions avec d’autres élèves, jaloux que les sportifs leur volent la vedette auprès de ces demoiselles. Les filles occupent donc une place importante dans la vie de nos jeunes ados. » [J.Harscoët, « Les vertes années de Clairefontaine », Op. Cit.].