Si la carrière sportive des enquêtés est généralement l’objet d’une attention soutenue de leurs parents, il faut noter que l’institution réserve à ces derniers une place périphérique et cela d’autant plus que les entraîneurs montrent des réticences à leur égard. En effet, les contacts entre les formateurs et les familles sont fortement réduits et se limitent souvent aux réunions individuelles bi-annuelles organisées avec les parents jusqu’à la catégorie des « 18 ans ». Ce mode d’organisation constitue d’ailleurs souvent une surprise pour les familles qui découvrent, comme le père de Paul que « les parents, on leur demandait rien c'est-à-dire ils n’avaient pas à intervenir, y avait une règle de fer, (…), moi j’ai jamais eu aucun contact avec les entraîneurs de mon fils ou très très peu, quand y avait rendez-vous », et qui parfois le regrettent, comme le père d’Eric : « C'est des gens [les entraîneurs] qui sont pas du tout accessibles. Les parents ils en avaient rien à faire. Les parents, c'était pour emmener les gamins au stade, point barre (…) ». Cette distance s’observe lors des entraînements où les contacts sont rares ou à l’occasion des matchs pour lesquels parents et membres de l’encadrement de l’O.L. (directeur, entraîneurs, dirigeants, etc.) occupent systématiquement des espaces opposés autour du terrain. De la même manière, alors que les pères ou mères s’investissaient souvent dans l’organisation de la pratique dans les premiers clubs (dans la participation aux déplacements ou à l’alimentation de l’équipe par exemple), la prise en charge par le Centre exclut l’intervention parentale.
Cette mise à distance des parents par le club est d’autant plus systématique qu’elle est l’objet d’une politique de l’encadrement sportif. Les éducateurs partagent tous une méfiance à l’égard des parents et déclarent entretenir la distance avec les familles. Ceux qui interviennent à partir de 18 ans ne traitent pas avec les parents et ceux qui s’occupent des joueurs plus jeunes limitent les contacts : « Les parents on les rencontre deux fois dans l’année, dès la mi-saison, au mois de janvier, et au bilan de la saison au mois de mai. Je préfère établir un mur entre eux et moi, parce que je ne suis pas un copain (…). Donc une barrière est instaurée, ils peuvent me voir quand ils veulent, si ce n’est que pour me parler hors football. Maintenant c'est vrai que si je les vois dans la rue, je leur serrerai la main, y a pas de problème, mais ça s’arrêtera là » [Vincent, entraîneur des « 12 ans »]. Les justifications avancées par les éducateurs sportifs pour expliquer leur attitude prennent pour cible, sous des formes différentes, la mobilisation familiale. C'est donc pour faire face au poids des attentes familiales que le club instaure cette distance. Ainsi, les formateurs considèrent que l’établissement de relations avec les familles concernées risque d’entacher leur jugement et leur neutralité. C'est la raison que donne Vincent, par exemple, pour expliquer son comportement : « Comment veux-tu être le copain de quelqu’un si en fin de saison tu leur dis “ben non, votre fils reste pas à l’Olympique Lyonnais”. L’intégrité c'est une valeur importante, parce que je pense que si tu as établi un affect avec quelqu’un, ça va se jouer à un moment donné sur la décision que tu vas prendre en fin de saison. C'est mon avis, c'est l’avis du club aussi ». Mais l’attention donnée à cette mise en scène de l’objectivité est d’autant plus importante qu’elle est, pour les entraîneurs, un moyen de ne pas aviver les tensions, alors même que les relations entre les familles sont marquées par la concurrence existante entre joueurs. Les enquêtés (apprentis et parents) évoquent en effet une dégradation de ces relations parce que la mobilisation familiale tend à reproduire la lutte sélective à laquelle se livrent les joueurs877. C'est cette tension qu’observent également les éducateurs :
‘« Après ça se ressent au niveau des parents qui sont amis on va dire en petite catégorie, plus ça monte plus y a de concurrence et ça commence à… comme on dit entre nous, à se tailler. “Lui il joue à la place de mon fils, il est moins bon…” C'est le gros point noir de l’Olympique Lyonnais, c'est les parents de toute façon. Avec les joueurs, ça se passe à peu près bien, ça, c'est difficile à gérer quoi. (…). C'est vrai que des fois on aimerait se frayer un peu plus parce qu’il y a des gens qui sont biens quand même. Mais c'est mal perçu par les autres. A moins que le joueur soit beaucoup plus fort que les autres, là les gens disent rien. Les autres parents ne se mêlent pas, mais il suffit qu’il soit en difficulté ou le parent qui a son gamin qui est en concurrence avec un autre, l’autre va tailler puis… c'est malheureux mais bon. » [Didier, entraîneur des « 13 ans »]’Les entraîneurs regrettent que la mobilisation parentale donne lieu à des conflits et ils jugent sévèrement l’investissement parental qu’ils considèrent souvent excessif. Ils dépeignent alors souvent une influence néfaste des parents qui « y croient trop » ou justifient, comme le responsable de la préformation, qu’il y ait « beaucoup de distance (…) parce qu’on peut pas non plus être au travers de son enfant tout ce qu’on a pas été. Souvent on fait un transfert sur son gosse et bon des fois on est déçu ». De la même manière, Christian, l’entraîneur des « 18 ans », est satisfait de ne plus avoir à traiter avec les parents parce qu’il porte, lui aussi, un jugement négatif sur l’influence parentale et regrette leur intervention dans le domaine sportif : « T’as un autre facteur qui est arrivé, c'est que t’as les parents qui avant bon, étaient contents pour leur gosse parce qu’il faisait un métier. Bon ils gagnaient bien leur vie mais bon, y avait pas trop de médiatisation. Bon maintenant ils sont contents parce qu’on va parler de leur fils à la télé et ils vont gagner de l’argent. Donc dès que le gamin il met ses premières pompes de foot, le mec il rêve… le père. Et eux ils te mettent un bordel dans la tête du gosse. Ils te le tuent hein. Moi j’ai vu des gamins qui avaient des qualités, qui étaient des bons gamins qui ont été fusillés sportivement par les parents, qui étaient toujours là, qui faisaient des commentaires, qui leur donnaient des conseils à l’envers parce qu’ils y connaissent rien ». A la lumière de ces remarques, il est possible de donner un sens nouveau à l’insistance que mettent les formateurs à organiser lors des compétitions la séparation des joueurs avec leur environnement afin de faciliter l’immersion dans le jeu. La limitation des communications que nous avons soulignée878 et par laquelle les apprentis sont invités à ne pas parler à leurs parents (dans l’avant-match ou à la mi-temps par exemple) est également mue par cette volonté plus générale des éducateurs de mettre à distance les parents et leurs jugements sportifs. Cette règle est aussi révélatrice de la place faite aux parents dans le Centre.
Les propos des membres de l’encadrement à l’égard des parents, dont ils craignent les interventions (notamment lors des « réunions-bilan »), sont donc souvent des jugements négatifs. Le rapport des entraîneurs aux familles est ainsi révélateur de la mobilisation de la plupart de celles-ci et il est à l’origine de la place en retrait qui est donnée aux parents dans le fonctionnement du Centre.
On peut citer en exemple ce récit désabusé du père de Paul à propos de ces relations : « Jusqu’à des parents qui nous parlent plus, à certains moments quand Paul était, il savait qu’il allait passer à l’année suivante, fin si on ose dire, ou qu’il ait un contrat pendant que d’autres n’avaient pas de contrat, ou des choses comme ça… Pff ! voilà des questions… et puis après, ah mais il a tel agent, on lui parle plus, y a ceci, y a cela enfin bon… Moi y a des choses, y a des trucs qui m’ont dépassé des fois. Bon puis moi au bout d’un moment, on sait plus si il nous parle ou pas enfin… ».
cf. « Entrer dans le match ou comment sortir du monde », Partie II, p. 194.