1. Le temps libre comme continuité : le contrôle de soi

1.1. Les loisirs sous l’emprise de la contrainte ascétique

Tout comme les occasions de sociabilité sont fortement contraintes par l’investissement sportif, la réalisation d’autres activités de loisirs est limitée par l’engagement dans la formation. L’intensité de l’emploi du temps, particulièrement lorsque s’additionnent les apprentissages footballistique et scolaire, réduit l’amplitude du temps libre. De plus, la prise en charge par le club des joueurs internes limite fortement les possibles et les éloigne durablement des sollicitations extérieures, bornant ainsi les risques d’hétérogénéité socialisatrice. Pour les joueurs hébergés au Centre, la fréquentation des activités disponibles dans la ville (cinémas, magasins, etc.) se limite généralement à une demi-journée (le samedi après-midi par exemple). Pour ces apprentis, les activités de détente sont réduites902 et se concentrent autour d’occupations internes (télévision, jeux vidéo, lectures)903. Cependant, le contrôle direct des comportements par l’attachement à un espace clos connaît des limites : en particulier, les apprentis externes et les joueurs qui ont atteint l’âge de 18 ans et logent en ville ont une marge d’autonomie nettement plus conséquente. Et celle-ci s’accroît lorsqu’ils achèvent leur scolarité. La fin du cursus, entre 18 et 20 ans, est ainsi particulièrement redoutée par les formateurs : « c'est l’âge dangereux » disent-ils parfois parce qu’ils craignent que les espaces de liberté qui se dégagent soient l’occasion d’une rupture avec le mode de vie ascétique. L’intensité de l’emploi du temps et son organisation peuvent alors être employées comme un moyen de maintenir une surveillance. Lors des vacances scolaires par exemple, les séances d’entraînement des équipes de CFA et de « 18 ans » sont déplacées en matinée dans le but explicite d’empêcher l’adoption d’un rythme non-conforme (coucher et lever tardifs). Comme le souligne justement un apprenti, l’ajout de séance correspond parfois à la même logique : « Même quand y a pas match, ils mettent quelque chose pour pas qu’on sorte, un entraînement le samedi, même le dimanche ! » [Dimitri, 18 ans].

La restriction des activités de loisir n’est cependant pas uniquement le fruit du contrôle direct du club, elle est également le produit d’un auto-contrôle. En effet, l’intériorisation de la primauté des enjeux sportifs et du souci de la préservation du corps favorise la réduction des activités et plus particulièrement celles qui mettent en jeu le corps. Les apprentis footballeurs sont ainsi disposés à faire un usage de leur temps libre selon une évaluation du coût corporel (en termes de dépense ou de risque) des activités. Cette logique explique, comme nous l’avons souligné, la place importante du repos dans ce temps. Elle favorise aussi la réduction des autres activités sportives (telles les parties informelles de football), cela d’autant plus que le risque de blessure y est important et qu’elles sont fortement déconseillées par le club (le ski ou le roller par exemple). Cette intériorisation du souci du capital corporel se traduit dans la manière dont les activités qui contreviennent à l’hygiène corporelle prescrite (les sorties nocturnes, les consommations de tabac ou d’alcool) sont limitées et perçues comme des fautes au regard de la vocation sportive. Si presque tous les enquêtés déclarent « sortir » parfois le soir (bar, boîte de nuit, etc.), ces pratiques sont vécues comme des écarts, et donc souvent vraisemblablement minimisées auprès de l’enquêteur, du fait de l’intériorisation de la réprobation des entraîneurs. De plus, ces pratiques festives sont effectuées à distance des échéances sportives afin de ne pas avoir d’incidence sur leurs facultés sportives.

C'est sur ces dispositions que s’appuie le club pour prolonger le travail sportif lors des périodes de vacances : à partir de 15 ans, toutes les vacances qui durent plus d’une semaine sont assorties d’un « programme » d’entretien physique (footings, exercices de musculation). Lors des vacances d’été par exemple, un programme est prescrit aux joueurs qui doivent l’appliquer après une première période de repos. Les formateurs tendent à maintenir l’emprise des exigences sportives au sein même des vacances et à ne pas rompre le fil de l’engagement. Pour le préparateur physique, la notion même de « vacances » est de ce fait impropre :

‘« Leurs vacances donc s’étalent de un mois à six semaines généralement pour les plus jeunes, donc un arrêt relativement long, voire très long (…). La machine humaine on l’a emmenée à un tel niveau que, comme lorsqu’on se blesse, une coupure nette, c'est pas bon. Malheureusement c'est pas bon quoi, donc c'est dur à certains âges, de faire comprendre à 15 ans par exemple que c'est les vacances scolaires mais c'est pas les vacances du corps humain, même ça devient dangereux à partir d’un certain temps, c'est une hygiène à assimiler. (…). Le programme c'est un travail progressif pour arriver quasiment… j’dirais pas prêt, mais avoir une base pour gérer le nombre d’entraînements qu’il va y avoir de manière hebdomadaire, pour pouvoir supporter. Ça il faut qu’ils le sachent, c'est-à-dire que tu peux pas arriver en ayant pas fait un minimum du programme. Malheureusement ça passe par là, ils sont pas pros mais ils doivent faire le métier quoi. Les vacances ça existe pas trop quoi ».’

Même s’ils déclarent généralement ne pas suivre le programme à la lettre et l’alléger, les apprentis s’imposent une activité physique régulière durant ces semaines de « vacances » afin de ne pas « prendre de retard » et de se préparer à la reprise de l’entraînement qui s’ouvre sur des tests d’endurance. L’exemple des vacances illustre bien comment le rapport au corps des apprentis permet une colonisation du temps « libre » par la logique sportive, colonisation qui tend à affaiblir la frontière entre temps libre et temps de travail et à faire de la vocation ascétique un mode de vie constant qui efface la distinction entre vie professionnelle et vie privée. C'est ainsi par l’inculcation d’un souci de la préservation du corps que la formation peut, dans une certaine mesure, maintenir jusque dans le temps « hors champ » la logique sportive.

Notes
902.

Une même réduction est constatée dans les travaux de Bruno Papin. Parmi les jeunes gymnastes en formation observés, 62,2 % déclaraient n’avoir aucun loisir la semaine (et 55 % le week-end) [B. Papin, Sociologie d’une vocation sportive, Op. Cit., p. 346.].

903.

Qui sont assez souvent liées aux football (cf. « Culture footballistique et sociabilité entre pairs », Partie III, 375.).