Si l’expression verbale de frustrations par les apprentis appelle à nuancer la dimension « totale » de leur socialisation et de leur absorption par les enjeux sportifs, ce sont surtout les usages qu’ils font des temps libérés qui donnent du poids à cette observation. En effet, certains moments sont exploités par les enquêtés comme des temps de décrochage vis-à-vis de l’ascétisme corporel et font du mode de vie « monastique » une réalité non-permanente et sujette à des variations contextuelles.
Les récits des périodes de vacances en particulier permettent de nuancer le poids de la continuité ascétique. Si le programme athlétique estival est un outil de cette continuité, les appropriations qui en sont faites par les apprentis illustrent les limites de son efficacité. Ainsi, quand beaucoup d’enquêtés disent qu’il est difficile à réaliser, ce n’est pas en raison de la charge physique qu’il exige (environ 3 séances hebdomadaires) mais parce qu’il entre en concurrence avec les activités estivales. Une majorité d’entre eux déclare ne pas le suivre à la lettre, le réduire et l’adapter aux vacances. S’ils conviennent tous qu’il faut en faire « au moins un minimum » pour pouvoir reprendre l’entraînement dans de bonnes conditions, la plupart déclare ne pas effectuer une application systématique du programme. Ils disent le faire « à leur sauce » parce que « les vacances sont courtes », qu’« il faut en profiter » et qu’ils disent souvent adopter « un autre train de vie » [Alexis]. Nathanaël reconnaît ainsi la difficulté de cette autodiscipline : « Il faut se motiver surtout. Parce que moi je sais pendant les vacances on a plutôt tendance à sortir (…), j’veux dire on est ici, surtout ceux qui sont en Centre, parce que bon on est enfermés toute l’année, et donc bon l’été on est en vacances. Moi généralement, enfin la plupart, on part en camping avec des copains, et donc j’dirais qu’on a plutôt tendance à sortir le soir tout ça. J’veux dire c’est clair que le soir on se couche tard, le matin pour se lever tôt pour faire un footing… il faut se motiver quoi ! [rires] Je sais que personnellement j’ai du mal, mais bon, il faut le faire. Mais bon moi le programme je le fais mais bon…. je complète toujours par d’autres sports quoi, je reste jamais inactif, je fais beaucoup de sport » [Nathanaël, 16 ans]. Outre son allègement, leur appropriation du programme consiste parfois à substituer aux exercices demandés (joggings, musculation) des activités physiques moins arides qui s’intègrent à leurs vacances (vélo, jeux sur la plage, piscine). Comme l’indiquent les propos de Nathanaël, une des raisons qui rendent son application difficile est que les vacances sont le moment privilégié de l’actualisation d’une sociabilité festive. Quelques-uns reconnaissent ainsi profiter de ces semaines pour multiplier les sorties nocturnes. Paul fait partie de ceux-là, son goût pour les sorties (en boîte de nuit en particulier) s’actualise principalement durant la période estivale : « Les vacances d’été, j’vis plus la nuit en fait parce que c'est vrai que j’aime beaucoup les boîtes même si c'est pas compatible avec le foot mais, mais ouais j’aime beaucoup, j’en profite ouais. J’aime bien me lever pas avant midi quoi, souvent on fait un petit barbecue, des trucs comme ça, tranquille l’après-midi. Ouais souvent je vais à la mer, donc la plage, des choses comme ça, et puis des sorties le soir. C'est vrai que pendant les grandes vacances, je sors un soir sur deux ou deux soirs sur trois quoi. Il faut s’aérer, les années elles sont vraiment longues ». Si une telle intensité de sortie est très minoritaire, une grande majorité des enquêtés (environ 80 %) déclare profiter des vacances pour effectuer ce type de sortie. Ils essaient alors de combiner ces sorties avec le maintien d’une activité physique. Les récits de Matthias et Lucas témoignent de cette combinaison entre le désir de « se lâcher » et le souci de la préservation corporelle :
‘« J’suis jamais chez moi donc les vacances d’été c'est… même si y a que 15 jours c'est la fête quoi. C'est la folie quoi. Mais on a un programme quoi, j’essaie de courir un peu mais… si j’essaie de faire le programme quand même mais bon, je me défoule quoi, je me libère pendant l’été quoi. Parce que toute l’année tu fais des sacrifices toute l’année et tout donc, ouais on s’lâche quoi. Surtout l’année dernière on a eu 15 jours, c'est vraiment peu quoi. Donc en 15 jours là, tu te lâches quoi. Bon le problème c'est que bon il faut quand même faire attention, parce qu’après les 15 jours, quand on reprend l’entraînement, c'est 15 jours intensifs. Donc moi j’faisais des folies mais j’essaie quand même de faire attention. J’allais courir quand même le lendemain de soirées pour un peu évacuer [rires]. Mais c'est clair qu’on change complètement quoi. On s’libère, on lâche tout. » [Matthias, 18 ans]’ ‘« En gros sur trois semaines de vacances, une semaine, la première semaine je fais rien de rien. Si je m’amuse avec mes collègues, mais j’évite de penser au foot pendant une semaine. Après pendant deux semaines par contre, même si je continue à faire le con le soir, à rentrer tard, à dormir tard, ben tous les soirs je vais aller courir. Là par contre, j’lâche pas. Tous les soirs je vais courir. Une semaine où j’oublie tout par contre, la semaine je vais faire n’importe, fin ce que j’ai envie de faire, ce que je peux pas faire pendant l’année ben là je le fais. » [Lucas, 18 ans]’Les vacances sont vécues comme des moments de relâche et les enquêtés justifient abondamment leurs écarts vis-à-vis du mode de vie sportif par le besoin de « se lâcher », de « décompresser », de « dé-stresser », d’« oublier » les contraintes de la formation907 et de se « rattraper » par rapport au rythme de vie ordinaire. Il s’agit alors de saisir les occasions sans remettre en cause l’engagement. De même, les week-ends sans match sont craints par les entraîneurs parce qu’ils constituent durant l’année des moments rares (surtout pour les internes) de relâchement des contraintes qu’une partie des joueurs met à profit pour renouer avec les sorties. Une majorité de joueurs déclare profiter de temps en temps de ces week-ends pour sortir (bar ou discothèque). Kevin, par exemple, retrouve certains de ses pairs à cette occasion (« Pendant un temps je sortais jamais et puis là cette année c'est la première année où je sors de temps en temps. Quand y a pas de match le week-end et tout, c'est là où on se retrouve la plupart du temps » [Kevin, 18 ans]). Paradoxalement, la poursuite de la pratique du football dans les périodes de vacances par cet apprenti exprime la même rupture, le même relâchement par l’actualisation d’un rapport ludique et hédoniste au corps. Alors qu’il est confronté à l’enseignement du football comme un apprentissage du contrôle de soi, les parties informelles de football lui permettent un tel relâchement :
‘« Pendant les grandes vacances je pars en Espagne tous les étés, là-bas pendant toutes les vacances ça joue au foot. C'est des petits matchs sur la plage tout ça, fin des petits tournois, fin dès que y a des petits tournois j’suis présent [rires]. Tennis-ballon sur la plage, des trucs comme ça, ouais on s’amuse bien. Parce qu’en fait j’ai toujours préféré le foot de rue parce que là tu peux t’exprimer comme tu veux, tu dribbles autant que tu veux, y a personne qui va t’engueuler enfin, ça a rien à voir. Puis c'est vrai que tu te permets de tenter beaucoup plus de choses, je sais que quand je m’amuse dans la rue, j’ai l’impression d’exprimer mes qualités dix fois mieux que sur un terrain avec des entraîneurs qui sont là pour te mettre la pression et tout. J’aime bien jouer dans la rue, j’aime bien jouer avec des potes et tout parce que tu te lâches en fait, tu fais tout ce que tu veux. » [Kevin, 18 ans]’C'est ainsi, parce qu’il permet de telles appropriations relâchées, que le football continue à être pratiqué, même si c'est de façon beaucoup moins fréquente par les enquêtés. Environ les trois quart d’entre eux déclarent jouer de temps en temps (en vacances ou week-ends libre)908. Les mots de Thomas, qui fait partie de ces joueurs occasionnels, illustrent bien la dimension paradoxale de cette rupture : « Le foot entre copains, ça a rien à voir. Parce que là on joue on rigole, voilà, c'est décontracté à fond quoi. C'est pour se faire plaisir un peu, pour un peu penser à autre chose ‘fin… penser à autre chose, j’joue quand même au foot [rires] ! Mais bon… C'est pas pareil, ouais c'est décontract. Pour moi c'est un besoin, c'est un besoin de faire ça, pour décontracter un peu, pour dire de jouer mais de changer un peu » [Thomas, 17 ans].
Le temps libre, quand il marque une césure avec les échéances sportives, apparaît comme le lieu de confrontations internes entre le souci de préservation corporelle et les envies de relâchement. Ces tensions aboutissent à des combinaisons (avoir des activités physiques pour combler les écarts au programme, courir après les soirées pour « évacuer », etc.) qui ont pour but de ne sacrifier ni l’avenir sportif ni la préservation de moments de relâchement des tensions et d’activités, véritable « antidote aux tensions » pour parler comme Norbert Elias, pour lequel l’activité sportive permet la libération contrôlée des émotions, un relâchement face à la montée de l’auto-contrainte909. Ces combinaisons génèrent ainsi des temps de rupture partielle et provisoire avec l’ascétisme corporel et le contrôle de soi qu’il exige. De plus, en reprenant à leur compte une opposition ordinaire entre « temps de travail » (associé à l’effort, la fatigue, au stress et à la contrainte) et le « temps de loisirs »910 (auquel sont attribués le relâchement, la décompression et le défoulement), leurs récits montrent les limites de l’intériorisation de la vocation, qui définit un rapport à l’activité effaçant la frontière entre « travail » et « détente ». Si Hassen Slimani a raison de souligner que l’école est généralement décrite par les apprentis footballeurs comme l’univers de la contrainte en opposition à l’engagement footballistique (celui de la « passion »)911, il semble qu’une tripartition (école/football/détente) rende mieux compte de leur rapport à l’apprentissage sportif. La catégorisation du football dépend, en effet, du point de comparaison utilisé : rattaché au plaisir quand il est comparé à l’investissement scolaire, il est en revanche davantage associé à l’univers du travail et de la contrainte quand il est apprécié en rapport avec les temps libérés (vacances, week-ends libres). C'est ce rapport au football qui peut alors expliquer la récurrence de ce goût pour des moments de « relâchement » qui limitent la portée de la colonisation du temps libre par le souci sportif du corps sans remettre en cause l’ascétisme ordinaire car s’exerçant dans des temps délimités912.
Le récit biographique de Basile Boli donne une illustration éclairante de ces temps de rupture. Evoquant ses années de formation en France, il narre ainsi ce que représente la césure annuelle de son retour dans son pays natal : « Il faut saisir ce qu’est Abidjan, une fois par an : un refuge, un havre, le moment de fête, où je brise la carapace du footballeur appliqué, où je perds le rythme de l’entraînement quotidien, de la sieste et de la sagesse, pour m’oublier totalement » [C. Askolovitch, B. Boli, Black Boli, Op. Cit., p. 18].
Nos observations vont ici à l’encontre du constat dressé par Lionel Obadia fait au sujet d’apprentis footballeurs du Paris-Saint-Germain et selon lequel les jeunes joueurs, en intériorisant le métier, arrêtent totalement de pratiquer le football en dehors des entraînements (« Ils sont, eux, des « professionnels » ou en passe de le devenir, et revendiquent ce statut pour attester le caractère « sérieux » de leur pratique, manifestant une certaine distance (voire un certain mépris) à l'endroit du monde amateur dont ils sont pourtant issus. (…). Une première mais significative conséquence est que la pratique du football ne se voit plus consacrer de temps ou d'énergie dès que l'entraînement est fini » [L.Obadia, « Le “plaisir” de “jouer” », Socio-Anthropologie, 2003, n° 13, [En ligne], p.5) S’il apparaît juste, comme il le note, que les formes de jeu se différencient dans l’apprentissage et qu’ils apprennent à les distinguer, la cohabitation chez eux de ces appropriations distinctes est fréquente.
Il affirme ainsi que « les tensions mimétiques propres aux activités de loisir et l’excitation qui s’y rapporte, une fois libérée de tout sentiment de peur ou de toute culpabilité, peuvent servir d’antidote aux tensions, au stress que des contraintes constantes, propres aux individus des sociétés complexes, risquent de provoquer » [N. Elias, « Introduction », in Elias, N., Dunning E., Sport et Civilisation, Op. Cit. p. 56-57].
B. Lahire, La culture des individus, Op. Cit., p. 612-615. Il note, dans l’analyse des pratiques culturelles, la récurrence de cette opposition : « Les métaphores diverses et variées sont fréquentes dans la bouche des enquêtés qui opposent très ordinairement – quelques que soient leurs conditions professionnelles - travail (scolaire aussi bien que professionnel), contrainte, effort, fatigue, tension, complication, difficulté, contrariété, « prise de tête », souci ou stress d’une part, et détente, relâchement, délassement, décontraction, laisser-aller, facilité et défoulement d’autre part. » [Ibid., p. 613]. Il voit alors dans les conditions d’existence et « la logique de succession des « temps de travail » et des « temps de détente » » qu’elle implique une des raisons de la rareté des ascètes culturels permanents [Ibid., p. 612].
« L’école est, en effet, présentée et ressentie par les joueurs comme une relation imposée, alors que le football est vécu sur le mode d’une relation « choisie ». Légalement inscrite dans les objectifs mêmes de la formation sportive, elle constitue une contrainte pour les joueurs et l’assurance pour les parents de voir leur fils obtenir un diplôme. » [H. Slimani, La professionnalisation du football français, Op. Cit., p. 342].
Si joueurs et entraîneurs s’accordent sur le fait que la « faute » la plus grave en matière d’engagement, c'est de sortir tard avant un match, c'est d’ailleurs parce qu’une telle pratique remet en cause le respect de la délimitation d’un temps propre au relâchement (vacances, week-ends, de licence plus autorisée) et l’alternance qu’elle permet.