Au final, l’étude de la place et de l’investissement des apprentis dans les trois domaines non-sportifs (scolaire, familial et de sociabilité) revient à s’interroger sur l’existence d’un « hors champ » pour des individus fortement absorbés par les enjeux footballistiques professionnels et l’engagement qu’ils exigent. En d’autres termes, on peut se demander dans quelle mesure l’emprise de l’institution sportive que permet la constitution des centres de formation et l’enveloppement footballistique parviennent à subordonner tout espace et temps « hors champ » à sa propre logique. A l’extrême, l’adhésion vocationnelle au projet sportif ferait de chaque apprenti un aspirant footballeur permanent, dont l’existence entière se réduirait à l’investissement dans l’activité, effaçant alors les frontières entre vacances et temps de formation, entre sphère privée et domaine professionnel, au nom d’un investissement exclusif. D’une certaine façon, l’institution ou, mieux, en raison de l’intégration à un marché autonome, le champ professionnel, fonctionnerait à la manière d’une institution totale916.
Un des intérêts de l’analyse des espaces non-sportifs est de mettre en évidence la force de l’emprise de l’espace footballistique, permettant ainsi à l’institution de limiter les investissements contraires à l’engagement sportif et la variation des cadres de socialisation. Se manifestent ainsi la « tendance à l’hégémonie »917 de l’institution qui ne sont limitées que par la concurrence d’autres institutions et univers d’appartenance (l’école et la famille en particulier). A la prise en charge des apprentis et au contrôle direct de leur temps s’ajoutent les mécanismes d’intériorisation du métier et la constitution de dispositions orientées, en particulier, vers la subordination du corps aux enjeux sportifs. Par exemple, à la limitation du temps « libre », sans surveillance et encadrement, s’additionnent l’insertion dans un réseau de sociabilité de pairs et la construction d’un rapport ascétique au corps, qui contribuent conjointement à l’homogénéisation des pratiques et à la réduction des attitudes non-conformes. Cette tendance à la mainmise sportive et le rapport de force qu’elle crée ne se révèlent jamais aussi bien que lorsqu’elle heurte les intérêts propres des espaces concurrents. Le sentiment de dépossession de certains parents face à la propension du club à les tenir à distance et la gêne du responsable pédagogique à l’égard d’un suivi scolaire ambivalent constituent des manifestations de ce rapport de force. Ces tensions révèlent, en creux, la capacité du Centre à imposer sa logique, l’engagement dans un projet sportif, à l’intérieur des limites légales qui lui sont supérieures (la scolarité obligatoire et la responsabilité légale parentale par exemple).
Ce rapport de force est possible parce que, contrairement au modèle archétypal de l’institution totale, les apprentis continuent d’appartenir à des univers et relations extérieurs au monde du sport professionnel. Apprentis footballeurs, ils n’en demeurent pas moins des élèves, des fils et des amis. Mais c'est également dans ces espaces que les apprentis trouvent la confirmation de leur vocation en bénéficiant d’une place « à part » en leur sein et d’un cadre de socialisation convergent. Le domaine scolaire, s’il n’est pas directement intégré au Centre mais délégué à des établissements extérieurs, constitue un lieu où s’organise et se ménage une position singulière pour les apprentis sportifs, dont la sociabilité scolaire porte la trace. Le dispositif permet alors une appropriation de l’école et de son espace en tant qu’apprenti, qui se concrétise par la montée d’un désinvestissement scolaire. C'est grâce à ce processus d’assignation que la construction de dispositions à l’effort et au travail sportif ne se traduit pas, au contraire, par l’accroissement et la régularité du travail scolaire. Cette situation explique que la formation puisse produire une dichotomie grandissante entre leurs dispositions sportives et scolaires.
Les familles et les groupes d’amis contribuent également, par leur mobilisation et la reconnaissance du statut de sportif dont elle témoigne, à la construction de l’identité de footballeur. Dans ces interactions se construit une place symbolique que les apprentis sont amenés à s’approprier. De plus, la sélection des joueurs et l’exclusion des éléments les moins conformes aux attentes de l’institution, ainsi que la construction et le renforcement de leurs dispositions, favorisent une relative continuité des appartenances sociales des enquêtés car elle tend à exclure ceux dont les milieux sociaux (familiaux et amicaux) seraient trop contradictoires avec les exigences du Centre. C'est ce dont témoigne, par exemple, l’exclusion des « mauvaises fréquentations » assurée par l’intériorisation des conditions du métier. Malgré cela, les lieux de sociabilité et la famille fonctionnent aussi, en partie, comme des contre-points, des lieux de refuge ou de relâchement qui remplissent une fonction d’autant plus importante que la formation, à la fois exigeante et incertaine, ne comble pas systématiquement leurs attentes. En soulignant l’importance des activités et relations qui s’appuient sur une disjonction entre l’ordre privé et l’ordre sportif, l’analyse montre que la vocation n’efface pas le « hors champ », ne supprime pas les investissements et les attaches qu’il suscite et qui fonctionnent, dans une certaine mesure, comme une sorte de « soupape de sécurité ». Mais la vocation et les dispositions qui la soutiennent permettent de limiter et dominer ces investissements ou, en d’autres termes, de contenir les aspirations divergentes et l’actualisation de dispositions hédonistes en faisant prévaloir le temps sportif. C'est donc le croisement spécifique de ces univers d’appartenance qui dessine les contours d’une jeunesse singulière.
E. Goffman, Asiles, Op. Cit.,
R. Castel, « Présentation », E. Goffman, Asiles, Op. Cit., p. 34.