La vocation

Le concept de vocation a permis de mettre en évidence les formes que prend l’adhésion à un projet de vie et les conditions de production de cet engagement. Il s’avère d’autant plus utile qu’il constitue un outil de rupture avec les définitions courantes de l’engagement dans un univers qui fait de la « passion » et du « don » des principes centraux de perception.

La première partie d’analyses de la socialisation des apprentis footballeurs (« La carrière amateur ») a permis de mettre en évidence la prime intériorisation de la vocation, de décrire les mécanismes et les acteurs qui contribuent au travail symbolique que suppose la production d’aspirations adéquates. L’articulation des concepts de carrière et de vocation est alors apparue comme une démarche heuristique pour mettre en lumière ce processus. Se dégage ainsi le processus temporel de recodage symbolique de la pratique sportive par lequel le projet sportif est devenu pensable et désirable pour les apprentis footballeurs enquêtés. Tout d’abord, la description des premières années de jeu des enquêtés (chapitre 1) révèle l’importance d’une précoce familiarité avec ce sport. Joueurs très fréquemment entrés rapidement dans cette activité sportive (presque la moitié d’entre eux a débuté en club avant l’âge de six ans), ils sont le plus souvent issus de familles imprégnées d’une culture footballistique. Ainsi, les deux tiers des pères et 90,6 % des frères des enquêtés pratiquent ou ont pratiqué ce sport, et ce contexte familial facilite l’adhésion et la mobilisation autour de l’ascension sportive. Cette initiation familiale masculine n’est cependant pas systématique puisqu’un tiers des enquêtés a connu un mode d’entrée marqué par la distance paternelle au football. Dans tous les cas, l’engagement dans la voie sportive professionnelle suppose une série de consécrations sportives qui, peu à peu, installe chez les jeunes joueurs le sentiment d’être « doué », d’avoir un talent particulier. Dès les toutes premières années de pratique, ils ont connu des reconnaissances locales sanctionnant leur investissement. Ainsi, dix-huit enquêtés sur vingt-cinq se souviennent avoir été « surclassés » lors de cette première phase. Ces premières reconnaissances se prolongent et se renforcent par les sollicitations de clubs mieux situés sportivement, qui permettent une concentration des joueurs en haut d’un « marché » amateur qui se hiérarchise nettement à partir de la catégorie des « Benjamins » (chapitre 2). De ce fait, dès l’âge de onze ans, deux tiers des enquêtés jouaient dans des clubs situés en haut de la hiérarchie (clubs participant aux championnats « jeunes » nationaux ou régionaux). Dans cette seconde phase de leur carrière amateur, le recodage symbolique de l’activité dans le sens d’une « sportivisation » accrue de l’activité les mobilise dans une lutte compétitive relativement affranchie du précédent ancrage local (tendance à la dé-territorialisation de la pratique). Ce mouvement est d’autant plus fort qu’ils connaissent de nouvelles consécrations footballistiques (dont les sélections fédérales) et qu’ils sont reconnus par un encadrement doté de capitaux sportifs. Entraîneurs de clubs situés en haut de la hiérarchie de ces catégories d’âge, agents fédéraux mais aussi souvent enseignants d’E.P.S., renforcent leur sentiment de se distinguer sportivement et alimentent le désir d’ascension sportive. C'est grâce à cette série de marquages symboliques que les sollicitations du club professionnel (ou du centre fédéral de préformation) ont toutes les chances d’apparaître comme une chance de « se réaliser ». Le recrutement précoce de l’O.L. dans sa structure de formation (72 % des joueurs ont connu la préformation au club - n = 50 -) s’appuie sur cette socialisation qui facilite la reconnaissance de la valeur de la formation et qui donne toute sa force à cet « appel ».

Il faut noter toutefois que, à ce stade, tous les apprentis ne sont pas pareillement inscrits dans une adhésion vocationnelle à l’engagement. En particulier, cette orientation apparaît plus souvent comme la réalisation d’un « rêve de gamin » chez ceux qui ont connu le plus de consécrations sportives et qui sont issus d’une famille dont le père a fortement investi le football (en jouant à un haut niveau, en s’engageant comme bénévole). Pour les autres, l’entrée en formation apparaît comme moins « naturelle » et elle est parfois freinée par l’arrachement affectif que suppose le départ pour le club professionnel. Sur ce point, l’étude pourrait d’ailleurs être utilement complétée par une analyse des situations de « ratés » précoces de l’engagement et de son maintien auprès de jeunes ayant abandonnés l’apprentissage professionnel ou ayant refusés cette orientation, cas qui illustreraient en creux les conditions d’une appropriation durable de la vocation. Enfin, étant donnée la précocité de l’orientation, l’engagement se construit en relation avec le parcours et les attentes scolaires. Si pour une minorité d’enquêtés l’investissement semble fonctionner comme un refuge symbolique face à leurs précoces difficultés scolaires (environ un enquêté sur cinq ont connu des difficultés scolaires précoces), l’adhésion de la plupart des joueurs et de leur famille repose sur la conviction que la formation sportive n’est pas contradictoire avec le travail scolaire.

Les analyses qui suivent permettent de mettre en évidence la forme et l’importance du renforcement de la vocation durant la formation, et le travail symbolique d’intériorisation d’un programme biographique qu’elle permet. Outre le rôle qu’y joue l’insertion dans un espace séparé voué à la performance sportive, l’étude pointe particulièrement la contribution propre des univers non-sportifs auxquels continuent d’appartenir les apprentis footballeurs. Dans l’espace scolaire, ils sont amenés à occuper une place singulière et à développer une sociabilité refermée sur un entre-soi sportif, qui conforte leur sentiment d’appartenir à un univers « à part ». De la même manière, la participation familiale à cette construction se poursuit lors de la période d’apprentissage. En donnant une place symbolique singulière à l’intérieur de la configuration familiale et en exprimant des attentes qui enjoignent à se « montrer à la hauteur », la mobilisation de ces proches autour du projet sportif joue un rôle important dans le maintien de l’engagement. Elle est fréquemment redoublée en cela par la reconnaissance de leur capital symbolique à l’intérieur d’un espace local d’interconnaissance, même s’il faut noter qu’ici, comme à l’école, leur parcours les confronte également à une conflictualité (une « jalousie » pour reprendre leurs termes) qui constitue une dimension souvent méconnue de leur expérience. Enfin, les cercles de sociabilités amicales contribuent à leur intégration à cet espace séparé. Outre la place centrale que sont amenés à occuper les pairs dans ces réseaux, la reconnaissance de leur statut au sein de leurs autres relations montre comment leur trajectoire sportive marque de son emprunte leur existence sociale à l’extérieur du club.

L’objectivation de la force de l’intériorisation de la vocation s’appuie, en particulier, sur l’étude du rapport des enquêtés à leur avenir. Ainsi, leur difficulté à se projeter dans un avenir professionnel non-sportif est révélatrice de leur absorption par les enjeux footballistiques. C'est d’ailleurs en grande partie grâce à ce mécanisme que peut s’expliquer l’effritement du sens du travail scolaire qu’exprime leur tendance au désengagement. Celui-ci est sensible à partir de leur entrée dans le Centre (à 15 ans) et se concrétise souvent par l’absence de désir de poursuite d’études. Plus ils avancent dans le cursus, plus le projet sportif professionnel s’impose comme le seul avenir pensable et plus l’investissement scolaire tend à être perçu comme contradictoire avec la vocation sportive. Cette situation pèse sur les résultats scolaires et l’obtention de diplômes, malgré le dispositif mis en place (à 19 ans, 56,4 % des apprentis avaient obtenu le BEP ou un baccalauréat). Le poids de la vocation s’observe également dans la résistance des espérances footballistiques intériorisées face à l’incertitude des débouchés professionnels. Après plusieurs années de formation, les enquêtés sont « accrochés » à l’espoir de professionnalisation au point qu’ils envisagent assez souvent l’expatriation comme le prix éventuel à payer. De la même manière, la force de la résistance de leur vocation s’observe alors que celle-ci a souvent été mise en crise par des déclins sportifs (et/ou corporels) et par la pression produite par la mise en concurrence à l’intérieur de la structure de formation. Quand, à une déconvenue sportive, s’ajoutent les frustrations liées aux nouvelles contraintes qui modifient l’engagement sportif (comme celles liées au départ du domicile familial), la crise de la vocation a de fortes chances d’être prononcée et de nécessiter des forces de soutien.

Enfin si la vocation va de pair avec la limitation des autres appartenances et une certaine clôture relationnelle, elle n’empêche pas totalement une participation occasionnelle à des activités en rupture avec l’ascétisme sportif. C'est ce qu’illustre en particulier le maintien d’une sociabilité extérieure au club et la valeur qui lui est accordée. Sa construction comme un « troisième lieu », une échappatoire, témoigne de la limite de l’effacement entre sphères privée et professionnelle et l’amène à tenir un double rôle. Ces relations et les activités de détente qui leur sont associées remplissent, en effet, une fonction de relâchement face à la force des tensions qu’engendre l’insertion sportive, et agissent aussi comme une « troisième contrainte » qui sollicite leur participation à des activités souvent contraires à l’hygiène sportive. Dans ces groupes amicaux générationnels comme dans leur famille, les apprentis sont ainsi souvent pris entre l’injonction à être à la hauteur de la place symbolique qui leur est conférée et celle à ne « pas trahir » et à participer, même a minima, à des activités qui témoignent de leur appartenance commune.

Les processus de construction et de maintien de la vocation ont pu être mis en évidence par une double approche, à la fois diachronique, pour travailler sa constitution progressive, et synchronique, pour éclairer les relations entre le pouvoir d’emprise de l’institution sportive et les autres univers d’appartenance des enquêtés. Une telle approche montre tout l’intérêt de prolongements à réaliser en direction des footballeurs qui, en fin de carrière ou ne parvenant à accéder durablement à ce marché du travail, sont confrontés à un processus de reconversion. Si l’on n’entend pas ce terme uniquement dans son sens institutionnel, c'est-à-dire comme une ré-insertion professionnelle, peut être ainsi interrogée le devenir de la vocation et des dispositions qui l’a sous-tendent et il s’agirait d’aborder d’une autre manière, à travers la question de la durabilité de ses effets, la force de la socialisation sportive.