Les dispositions

La vocation ne prenant tout son sens que mise en relation avec les dispositions engagées dans l’investissement footballistique, l’analyse développée met également en lumière les dispositions sur lesquelles s’appuie l’entreprise de formation et la manière dont elle les renforce, les exploite, les modèle ou les inhibe.

La première partie (« La carrière amateur ») a donné l’occasion de souligner les dispositions qui favorisent l’entrée en formation et sur lesquelles s’appuie le travail de sélection des apprentis par les acteurs de l’apprentissage. La prime appropriation du jeu révèle que le goût et l’adhésion au jeu s’appuient précocement, tout en participant à leur construction, sur des dispositions compétitives et une appétence pour les activités physiques et la dépense énergétique. C'est ce dont témoigne, par exemple, l’investissement très régulier dans des jeux footballistiques informels qui permettent un « défoulement » à l’intérieur d’une pratique qui prend souvent une forme compétitive. Cependant, à cet âge-là, la pratique est le plus souvent fortement associée à une sociabilité et à une insertion locales qui contribuent à donner son sens à l’activité. Leur disposition à la compétition se voit renforcée dans la poursuite de leur carrière amateur et modelée par leur insertion dans un « marché amateur » hiérarchisé (en particulier pour la catégorie des Benjamins (10-12 ans)). Cette appropriation du jeu, parce qu’elle suppose un investissement assidu et l’engagement dans un apprentissage méthodique, témoigne également d’un sens de l’effort sportif qui suppose persévérance et rapport discipliné à la pratique. Cette disposition à s’engager dans un apprentissage encadré s’actualise également dans les enseignements d’E.P.S. dans lesquels les futurs apprentis étaient en « réussite ». Même si les propriétés de la socialisation familiale (comme l’organisation domestique et matérielle ou les dispositions morales dominantes) mériteraient un travail d’investigation plus spécifique qui pourrait davantage mettre en évidence les conditions non-sportives de cette orientation, on peut souligner que la relative rareté des situations familiales de précarité professionnelle et sociale a sans doute facilité la constitution de ce sens de l’effort physique qu’encouragent, pour une partie d’entre eux, des pères ayant eux-mêmes investi durablement l’apprentissage footballistique (rappelons ici que 36 % des pères ont pratiqué le football à un niveau national).

L’étude de l’apprentissage professionnel proprement dit montre qu’il génère un rapport à l’activité structuré par trois principales et puissantes dispositions. Leur poids et leur construction sont l'objet de nombre des analyses de ce travail de thèse. Le renforcement d’une disposition compétitive s’objective d’abord dans le pouvoir des échéances sportives à absorber les apprentis footballeurs et à structurer le temps et l’espace « à part » qu’ils sont amenés à occuper. L’emprise de l’ordre sportif, qui fait du temps sportif le temps dominant, s’appuie en effet sur l’organisation de la formation autour des enjeux compétitifs. Le temps du match est, par exemple, construit comme un moment de tension et d’aboutissement qui structure les semaines des apprentis footballeurs (cf. « Le match, “l’heure de vérité” ») alors que la forme compétitive est abondamment employée lors des séances d’entraînement. Du fait de cette sensibilisation aux enjeux compétitifs, les rencontres hebdomadaires ont alors toutes les chances d’être l’objet d’attentes, de projections ou de regrets et de soumettre les corps à l’urgence sportive. Les manières de s’approprier ces moments de pratique valorisés par les formateurs prennent la forme d’une « culture de la gagne » et sont révélatrices de l’entreprise de renforcement de cette disposition (« « Culture de la gagne » et dispositions compétitives »). Cet ensemble d’injonctions façonne l’apprentissage et s’appuie sur la mobilisation d’un sens de l’honneur (une disposition orgueilleuse), d’un rapport agonistique aux adversaires et pragmatique à l’arbitrage. Si les dispositions compétitives des enquêtés footballeurs s’actualisent dans leur mobilisation autour des échéances sportives et dans leurs façons de s’approprier les matchs et les interactions auxquelles ils donnent lieu, elles s’expriment également dans les rapports entretenus avec leurs partenaires. Ils intériorisent, en effet, la dimension concurrentielle de la formation et tendent à entretenir un regard évaluatif et combatif à l'égard des pairs qui affecte les relations de sociabilité au sein du club (« Les pairs : entre menace et ressource »). Même si elle est souvent présentée négativement, cette disposition à la concurrence tire toute sa force de l’organisation sélective dans laquelle sont plongés les jeunes joueurs. Elle se construit donc parallèlement au penchant à percevoir la pratique en termes de carrière individuelle qui, produit par leur insertion dans cet univers, prédispose les joueurs à envisager le club comme une étape dans un cursus professionnel.

Une autre disposition se révèle dans de nombreuses situations d’apprentissage : l'inclination ascétique à l’effort. Favorisée par la production d’un engagement de type vocationnel, sa construction s’appuie également sur une socialisation à l’incertitude qui constitue un moyen efficace de produire des êtres en tension (« La fragilité des statuts et des avenirs »). Les aspirants footballeurs sont confrontés à une sélection permanente au sein de la formation (rareté des places de titulaires, réduction progressive des effectifs) qui s’additionne à l’incertitude des débouchés professionnels918. Cette organisation, tout comme le pouvoir qu’elle donne aux formateurs, génère un rapport à l’avenir inquiet et tendu qui pèse sur l’expérience des jeunes joueurs et facilite la soumission à un important travail sur soi. La force de cette tension se concrétise alors dans une tendance à transformer les univers de relations extérieures à la formation en espaces de refuge et de relâchement qui permettent sa suspension provisoire. De plus, cette disposition se trouve renforcée et modelée par l’initiation à un rapport au jeu et à l’exercice porteur d’une morale de l’effort. Corrections, jugements des entraîneurs font de celle-ci une dimension centrale des catégories de perception du jeu, en opposant fréquemment l’engagement à la « facilité » ou au « confort ». Enfin, l’étude des dispositions corporelles montre de quelle manière le sens ascétique de l’effort constitue un élément important des appropriations de la formation et de ses contraintes (« Le corps dominant, un corps résistant »). On voit dans ce domaine comment l’acceptation de la douleur est définie comme une condition d’accès au métier. La culture d’un corps résistant (aux coups, à la fatigue) et « endurci », du dépassement physique de soi, constitue une des manifestations les plus patentes de cette habituation à l’effort qui transforme l’activité en lutte sur soi et facilite l’acceptation de privations. Le rapport au corps est un lieu où s’observe et se construit une disposition à la domination de soi, à l’inhibition distinctive d’aspirations contradictoires. Les usages des temps libres constituent alors un lieu de confrontation entre la tendance à leur colonisation par l’impératif sportif (importance donnée au repos, évaluation des activités selon leur coût corporel, etc.) et le ménagement de temps de « décrochage » propices à l’actualisation d’aspirations ordinairement frustrées et que facilitent les sollicitations amicales (les « sorties » par exemple).

Enfin, l’apprentissage du football professionnel s’appuie également sur la production d’un rapport à l’activité structuré par une disposition à la discipline et au contrôle de soi. Organisation de la pratique, manières d’enseigner des formateurs et comportements des apprentis en portent la trace. Tout d’abord, la formation dans le club est l’occasion d’une familiarisation à une structure du pouvoir sportif et une dépendance à l’égard de celui-ci. Les jeunes apprentis sont d’autant plus dans l’attente des jugements et d’une « confiance » des entraîneurs que l’organisation de la formation les incline à une remise de soi. Cette situation explique également les jugements sévères des entraîneurs à l’égard des acteurs (parents ou agents sportifs) dont le rôle pourrait limiter leur emprise sur l’entreprise de transformation des jeunes footballeurs et produire une concurrence éducative. De plus, l’étude des manières dont sont réalisées les séances d’entraînement révèle l’importance accordée à la discipline des comportements. La mise en exercice du jeu, fondée sur sa décomposition, soumet la réalisation de la pratique à une mise en ordre qui prescrit un usage réglé de l’espace et du temps. A cette organisation méthodique s’additionne l’attention portée à un ensemble de manières d’être (corporelles, verbales, vestimentaires) qui contribue à exclure les attitudes relâchées et désordonnées. Il est d’ailleurs significatif que l’intérêt scolaire des entraîneurs se porte principalement vers le domaine des « comportements » (assiduité, attitude en classe, etc.). De plus, la forme de jeu elle-même est structurée par l’importance accordée à la discipline et au contrôle de soi et exclut la débauche anarchique d’énergie ou le relâchement gestuel. La formation vise ainsi la production d’un jeu « posé », enserré dans une discipline collective et exigeant un contrôle émotionnel important. Respect d’une division du travail, limitation des « gestes techniques » et gestion des efforts sont des éléments importants de cette forme de jeu. On comprend dès lors que, quand il est encore pratiqué, le football informel puisse être envisagé comme une rupture par le relâchement qu’il autorise. De la même manière, le travail athlétique est l’occasion de l’apprentissage d’une gestion des efforts. Dimension d’un « sens de l’épargne corporelle » dont l’exercice des tests d’endurance (« léger-boucher ») donne une illustration éclairante, cette régulation de la dépense s’appuie et conforte un contrôle de soi qui tend à interdire un engagement sans mesure dans l’effort.

Ainsi, l’intérêt d’un regard diachronique est de montrer comment la formation exploite et modèle les dispositions des enquêtés par son travail propre de socialisation, alors que l’attention synchronique aux moments extérieurs à l’institution permet de souligner le degré d’extension des dispositions construites et leur confrontation à des dispositions frustrées. Ce travail a gagné cependant à être complété par une approche spécifique des savoir-faire.

Notes
918.

Rappelons que parmi les joueurs enquêtés (donc préalablement sélectionnés) ayant terminé leur formation, 44 % au total sont sous contrat dans un club professionnel au moment de la saison 2006-07.