Les savoir-faire

Si la formation sportive vise explicitement la constitution de savoir-faire particuliers et ajustés au marché du travail footballistique, notre approche montre comment leur constitution participe à l’intériorisation d’une culture sportive professionnelle. Deux dimensions ont été particulièrement traitées. D’une part, la question de la nature des savoir-faire et de leur appropriation est abordée à travers la référence au modèle d’action du sens pratique. D’autre part, le travail a permis de mettre en relation la forme des savoir-faire promus et la construction de dispositions qui structurent le rapport à l’activité et au métier tel qu’il est inculqué dans le club étudié.

La troisième partie (« L’apprentissage des savoir-faire footballistiques ») a permis de montrer le poids d’une incorporation pratique dans l’appropriation d’une gestualité spécifique, d’une grammaire de gestes de base ou d’un sens du jeu en action. Grâce à la répétition d’exercices et à l’immersion dans le jeu, les apprentis footballeurs développent une maîtrise pratique des gestes qui leur permet un ajustement pré-réflexif aux situations de jeu. Même s’il n’est pas muet, cet apprentissage « par corps » permet aux joueurs une appropriation pratique de savoir-faire rentables dans l’espace où ils livrent leur production. L’apprentissage est, cependant, composite. Grâce à l’utilisation récurrente de catégories d’objectivation fondées sur la décomposition du jeu et à l’utilisation d’un temps dégagé de la contrainte de l’urgence de la performance, les interactions d’entraînement forment les footballeurs à un regard distant et évaluatif sur leurs propres gestes. Celui-ci permet un retour correctif sur soi, même s’il est plus difficilement construit par une partie des enquêtés (ceux qui éprouvent le plus de difficultés scolaires). L’apprentissage se révèle alors composite à la fois dans son mode de production (production des séances d’entraînement, des corrections et jugements) et dans son mode d’appropriation par les « élèves » sportifs.

L’étude des savoir-faire et de leur apprentissage permet également de souligner de quelles manières ils participent à l’intériorisation de dispositions structurantes. Ainsi, les gestes appris fonctionnent souvent comme des « techniques du corps » parce qu’ils sont dotés d’une valeur symbolique et qu’ils servent l’intériorisation de catégories de perception du jeu. Une illustration de cela nous est donnée par le style de jeu et les manières de s’engager dans l’activité qui participent au renforcement d’un rapport compétitif à la pratique (« Les interactions compétitives »). Par exemple, la constitution d’une habileté à jouer avec les règles et à s’engager dans des interactions avec l’arbitre témoigne d’un rapport au jeu fondé sur le primat de l’efficacité. Acquérir de tels savoir-faire est facilité par ce type de rapport au jeu en même temps que cet apprentissage contribue à les renforcer. De la même manière, l’appropriation disciplinée de la pratique et l’investissement d’une morale de l’effort s’appuient, en partie, sur l’apprentissage d’un style de jeu et la promotion de certains gestes (« Morale des gestes et discipline du jeu »). Cette dimension de la socialisation footballistique passe, par exemple, par l’initiation à un jeu « propre » et « simple ». Celui-ci est l’occasion de l’actualisation de catégories de jugement éthico-pratiques qui donnent aux gestes promus ou sanctionnés une valeur symbolique propre à renforcer la discipline collective et le sens de l’effort. Dans le domaine du traitement du capital corporel, il est également possible de souligner les liens unissant compétences et dispositions. Ainsi, l’apprentissage du décodage des sensations, qui permet aux joueurs de discriminer différents types de douleurs, est structuré par la double injonction à exploiter ses ressources physiques et à s’engager dans leur préservation. L’aptitude des joueurs à identifier des sensations s’appuie alors sur la disposition à prendre son corps comme un capital qui exige une attention spécifique et à actualiser un sens de l’« épargne corporelle ». Le travail d’apprentissage qui se déroule auprès des soignants a donc d’autant plus de chances d’être efficace qu’il est conforme au rapport au corps façonné par la formation.

Enfin, dans la même perspective, l’étude des savoir-faire permet de souligner les tensions et ambivalences de la formation à un métier au sein d’un univers sportif, tensions qui sont conformes à la double injonction que connaissent les sportifs d’élite à se « comporter en « vrais professionnels » » et à « garder un état d’esprit amateur, gage de la valeur morale de leur investissement »919. Deux ambivalences tiennent une place importante dans la socialisation sportive des footballeurs. D’une part, l’analyse des savoir-faire révèle l’importance accordée à l’appropriation collective du jeu et l’intériorisation d’un « esprit d’équipe ». Ainsi, l’apprentissage de la coordination dans le jeu, la constitution de savoir-faire coopératifs s’appuie sur l’injonction à une morale collective de la solidarité que vient renforcer un ensemble d’habitudes qui font de la compétition un temps collectif (« Faire équipe »). Ce type de savoir-faire participe à l’inclinaison à percevoir la pratique comme jeu fait, indissociablement, avec et pour les autres, et il est solidaire d’une dénégation des carrières individuelles. Or c'est cet apprentissage qui est à l’origine de la gêne, parfois du sentiment de culpabilité, qu’éprouvent les enquêtés alors qu’ils intériorisent, d’autre part, les perspectives d’une carrière professionnelle personnelle à travers leur soumission aux mécanismes d’évaluation individualisante et leur initiation au marché de la formation. Cette première ambivalence est redoublée par une seconde qu’illustre également l’apprentissage des techniques. Si l’enseignement est l’occasion de la mise en œuvre très récurrente de l’effort et du travail comme catégories de jugements des façons de jouer et de « l’obligation de gagner » comme rapport légitime à la compétition, il est également le lieu de la sublimation de l’activité en plaisir920. L’ambivalence de ce registre contribue au maintien du sens de l’engagement et à la perpétuation de sa dimension vocationnelle. Elle se reproduit par ailleurs dans le rapport des apprentis au spectacle sportif (« Le spectacle comme temps d’apprentissage »). La dualité de leurs appropriations de ces rencontres, prises entre pratiques de loisir et moments d’apprentissage, constitue, en effet, un autre révélateur de cette ambivalence de la définition de l’activité.

L’analyse des savoir-faire investis la pratique et de leurs modes de transmission constitue ainsi une porte d’entrée efficace pour mettre en lumière les mécanismes de socialisation au haut niveau. Elle permet en particulier, en ne cloisonnant pas l’approche sociologique en dehors des faits considérés comme « techniques », de souligner de quelle manière la gestualité participe du processus d’intériorisation du métier de footballeur.

Notes
919.

S. Fleuriel, M. Schotté, Sportifs en danger, Op. Cit., p. 71.

920.

cf. « Morale du travail et plaisir de jouer », Partie III, p. 331.