Les ordalies totémiques 

L’Antiquité classique nous offre quelques exemples de pratiques exposant l’humain face à la dangerosité d’un animal. Chez certains peuples primitifs notamment d’Australie, d’Amérique, d’Afrique et hors préceptes religieux, le totémisme s’érige en système fournissant les principes de l’organisation sociale. Précisé et régi par un code de conduite, l’animal incarnant une fonction totémique, est doté de qualités « magiques » notamment celles qui consistent à épargner les membres du clan, seulement ceux qui appartiennent à ce clan par la naissance. Les animaux totems sont sacrés et annoncent l’avenir à leur fidèle, leur servant de guide. Ils secourent et protègent les membres de ce même clan, tout en disposant de la faculté de dispenser signes et avertissements. Cette croyance est à l’origine des ordalies totémiques.

‘« Le totem ne devient tel qu’à la condition d’être éloigné, le totémisme est ce qui reste d’une totalité appauvrie, la discontinuité s’est introduite. »(C. Lévi-Strauss, 1962, p.41).’

Dans « Totem et Tabou », S.Freud analyse le rapport des sociétés primitives au totem en appui sur les travaux de J-G.Frazer : « Les serments étaient au début des ordalies, c’est ainsi qu’on s’en remettait à la décision du totem lorsqu’il s’agissait de résoudre des questions de descendance et d’authenticité » (S. Freud , 1912, p.122).

L’évocation de certaines ordalies antiques, répertoriées dans l’ouvrage de S. Reinach (1996, p.214-216; p.613-615), corrobore notre étude.

  • les Psylles de Marmarique se croyaient à l’abri des morsures de serpents. Ils exposaient leurs nouveaux-nés aux serpents pour s’assurer de leur légitimité. L’enfant était déclaré légitime s’il était épargné ou guérissait rapidement de ses blessures.
  • les Bechuanas appartiennent au clan du crocodile. Ce clan est amené à prononcer radicalement l’exclusion d’un individu, quel qu’il soit, s’il fait l’objet d’une morsure par un de ces amphibiens, ou même s’avère seulement mouillé par l’eau que le coup de queue d’un crocodile aurait projetée.
  • un détour par Rome, nous amène à considérer comme pratique ordalique, l’exposition sur le bord du Tibre, de Romulus et Remus, fils naturels du dieu loup Mars. La louve reconnaît ces jumeaux comme siens en les épargnant. Nous pouvons considérer qu’à ce titre, Romulus et Remus ont subi victorieusement l’épreuve ordalique qui confirme leur affiliation au clan divin.
  • les Moxos du Pérou ont pour totem le jaguar et soumettent leurs hommes-médecins à une épreuve similaire.

Les membres d’un clan totémique se pensent souvent apparentés à l’animal totem par le lien d’une descendance commune. Cela fut le cas de la constitution des noms gaulois. La première partie désigne un animal. La deuxième se termine par Genos qui signifie ‘fils de’ et marque par-là même, la filiation divine comme Matugenos (fils de sanglier), Brannogenos (fils de corbeau).

Ces marques sont les reflets d’une tradition qui associait le culte d’un animal à une famille.

‘« Comme membre d’un clan élargi, un homme relève d’ancêtres communs et éloignés, symbolisés par des animaux sacrés ; comme membre d’une lignée, d’ancêtres particuliers qui lui révèlent son destin personnel et qui peuvent se manifester à lui par l’intermédiaire d’un animal domestique » (C. Lévi-Strauss, 1962).’

Le totem représente le maillon articulatoire entre la dimension intra et inter. Il s’érige comme une construction élective de l’homme envers l’animal, il est à noter cependant que le choix du totem soutient l’idée, d’une sélection singulière qui sert de véhicule à un dieu.

‘« Le respect et les prohibitions dont certains animaux peuvent être l’objet s’expliquent de façon complexe, par la triple idée que le groupe est issu d’un ancêtre, que le dieu s’incarne dans un animal et qu’aux temps mythiques, une relation d’alliance a existé entre l’ancêtre et le dieu. Le respect envers l’animal lui vient par ricochet. » (C. Lévi-Strauss, 1962, p.45).’

Cette proposition riche de l’enseignement de C Lévi-Strauss, semble révéler l’architecture des ordalies qui, en s’appuyant sur le totem, prône comme idées principales :

  • La filiation du groupe,
  • L’incarnation du dieu,
  • L’alliance fondatrice entre l’ancêtre et le dieu.

Ces trois marqueurs anthropologiques posent le rapport des ordalies totémiques au regard du filial et du divin. Ils signent incontestablement l’ouverture du champ groupal à travers la notion contemporaine de trans générationnel, de l’originaire dont la figure de dieu en constitue l’incarnation, et la relation d’alliance qui pactise la nature des transactions entre les deux.

Ceci dit, au-delà des pratiques totémiques, les pratiques ordaliques primitives peuvent être considérées comme reposant sur des mécanismes équivalents au niveau des règles qui fondent l’organisation de ces sociétés.