Dans notre langage contemporain, le mot d’évangélisation renvoie à la diffusion du christianisme dans la société, à la transmission de son héritage, au partage de ses croyances et de ses pratiques. Ce substantif est tiré du verbe d’action « évangéliser » - annoncer une bonne nouvelle, une nouvelle capable de rendre heureux – en somme, relayer un message par qui l’a déjà reçu et s’en reconnaît dépositaire.
Cette catégorie d’évangélisation, utilisée pour caractériser la dynamique du christianisme, s’est de nos jours, substituée à des formules tombées en désuétude comme celle de propagation de la foi, d’apostolat ou de mission… Au registre de conquête s’est substitué le registre de la communication. L’évangélisation croise l’univers de la religion et celui de la communication. Elle est une communication persuasive, en ce sens qu’elle conduit à la foi et entraîne à des actes qui en sont une conséquence. De ce fait, cette catégorie attire l’attention du chercheur curieux des pratiques de communication et de leur compréhension.
Comprise comme une action de communication, l’évangélisation couvre plusieurs domaines : celui de la motivation de l’action (le désir, le projet, les buts recherchés), celui de la conduite de l’action (les orientations, les méthodes, les vecteurs, les institutions, etc.), et celui de l’évaluation de l’action (les obstacles, les échecs, les réussites). On peut la rapporter à une société donnée, à une période précise, à un territoire particulier, à une institution. Elle se joue dans la communication interpersonnelle, et/ou intergénérationnelle, ou encore dans l’espace public ouvert, dans la communication de masse.
A l’évangélisateur comme à n’importe quel communiquant se pose toujours la question du choix de ses moyens, en cohérence avec ses buts et en consonance avec ses motifs. L’évangélisation se doit d’être « évangélique ».
Nous avons choisi de consacrer cette thèse à l’évangélisation telle qu’elle est conçue et pratiquée par l’Eglise catholique depuis que la société moderne dispose de moyens de communication de large périmètre, les médias. L’Eglise catholique a, à la fois, pratiqué et théorisé l’évangélisation par les médias. Ce sera notre thème d’étude. Pourquoi un tel sujet ? Les raisons qui nous poussent à nous intéresser à ce sujet sont multiples. Tout part de quelques constats : le recul des pratiques au sein de l’Eglise catholique en Europe, la diminution du nombre des prêtres, la sécularisation de la société, le développement de l’individualisme. Dans ce contexte le catholicisme cherche des voies et moyens pour continuer sa mission. Parmi les approches de l’évangélisation, l’Eglise catholique pense au regroupement des paroisses, aux médias, notamment les journaux paroissiaux, régionaux et nationaux, les émetteurs radios, la télévision, etc.
Pour l’Eglise catholique, « une nouvelle évangélisation est possible grâce aux médias ». Telle est notre hypothèse de travail. Mais comment communiquer l’évangile dans ce nouveau contexte ? Les médias sont-ils oui ou non une solution appropriée à la question de l’évangélisation ?
Nous commencerons par préciser dans les pages qui suivent ce que signifie cette formule d’évangélisation par les médias – sorte de mot d’ordre évident aujourd’hui pour le catholicisme – d’où elle vient et quelle est sa portée.
Mais auparavant, il nous faut noter que la catégorie d’évangélisation n’a pas une signification parfaitement stabilisée au sein de l’Eglise catholique. Elle fait l’objet de débats et de controverses. Désirant relancer le zèle évangélisateur quelque peu assoupi de l’Eglise catholique, le pape Jean-Paul II1 à la fin des années 80 en appelle à une « seconde évangélisation », requalifiée rapidement en « nouvelle évangélisation ». Il s’agit de répondre aux défis de la nouvelle culture, en utilisant pleinement les moyens – notamment médiatiques – qu’offre cette culture. Cette nouvelle évangélisation devient le slogan des groupes chrétiens identitaires qui prônent un engagement massif des catholiques dans la sphère médiatique : lancement de médias spécifiques, positionnement public, recours au marketing direct et aux campagnes publicitaires, etc.
Mais précisons d’abord les mots que nous employons. Le mot média, dont l’usage est largement répandu aujourd’hui pour désigner les supports de diffusion de l’information, n’est pas vraiment un néologisme. Mot d’origine latine, medium, dont le pluriel media est aussi employé comme nom singulier, était déjà utilisé au XVII ème siècle dans un sens similaire à celui d’aujourd’hui, à savoir moyen, agence, ou autres intermédiaires allant du spiritisme aux huiles du peintre. Au XX ème siècle, avec le développement, en plus de la presse, de nouveaux moyens de communication de masse, on parlera de « mass media » pour désigner d’abord le cinéma, la radio, la presse et plus tard la télévision 2.
De nos jours, le terme média renvoie aux différentes technologies modernes de l’information et de communication, qu’il s’agisse de supports de diffusion de l’information ou d’outils interactifs d’accès à l’information ou de communication. La définition classique du média comme élément matériel qui permet de représenter, de transmettre et de conserver un message, met l’accent sur l’aspect technique. C’est dans cette perspective que Francis Balle propose de définir un média comme un équipement technique permettant aux hommes de communiquer l’expression de leur pensée, quelles que soient la forme et la finalité de cette expression. Cette expression emprunte aujourd’hui les formes les plus diverses ; textes, sons, graphiques, données (data), images, que celles-ci soient fixes ou animées, ou bien à la fois animées et sonorisées. Et elle revêt désormais les significations les plus variées, différentes parfois chez ses auteurs de ce qu’elles sont pour ses destinataires. Quant à l’équipement technique, il permet la restitution de toutes sortes de messages, immédiate ou différée, auprès d’une seule personne ou auprès de plusieurs personnes, dispersées ou rassemblées, grâce à l’enregistrement de signaux qui sont porteurs de ces messages, signaux inscrits sur un support autonome et transmis, le cas échéant, à sens unique ou à double sens, jusqu’à leurs destinataires3.
La question de l’usage des médias pour l’évangélisation dans les temps modernes ne peut nullement être traitée ou comprise en dehors du cadre du développement des images, de l’imprimerie, de la Réforme et de la Contre –Réforme, de la naissance et de l’évolution de la presse, en passant par la révolution française, la naissance du cinéma, la création de radio Vatican, la mise en place des radios chrétiennes, l’avènement de la télévision, jusqu’au concile Vatican II.
L’Eglise catholique a commencé à évangéliser au moyen des livres, des images, de l’art, de la sculpture ; elle occupait une position dominante dans la société avant la Réforme, jusqu’à ce que son « aura » se réduise au fil du temps. Sur l’espace public, elle n’est plus la seule à proclamer la vérité. Celle-ci n’est plus une, mais multiple. Dans le monde politique, son influence diminue jusqu’à perdre totalement son magistère. Désormais, elle n’est plus la référence absolue pour ce qui regarde le vivre – ensemble des citoyens. La religion a perdu de son influence4 au profit de l’Etat. Celui-ci régit toutes les institutions et étend son pouvoir sur toutes les organisations existantes au sein des sociétés modernes.
Puisqu’elle est chargée d’une mission, l’Eglise catholique estime devoir recourir à tous les moyens et méthodes de communication qui sont directement ou indirectement tournés vers l’homme. Selon le document de l’Eglise Aetatis Novae, consacré aux moyens de communications sociales, « l’évangélisation actuelle devrait trouver des ressources dans la présence active et ouverte de l’Eglise au sein du monde de communications »5. En d’autres termes, l’Eglise catholique s’estime appelée à jouer son rôle dans le domaine de la communication.
Or, dans son usage des médias, l’Eglise catholique a affiché depuis des siècles, une double attitude ; tantôt elle les accepte et s’engage, tantôt elle se montre réticente. A chaque fois, des raisons théologiques et/ou pastorales ont servi d’appui à ses points de vue. Toutes les fois que la morale, la doctrine semblaient être menacées par les médias, ceux-ci étaient relégués au rang des moyens dangereux pour la foi et donc irrecevables. En revanche, lorsque les médias servaient d’auxiliaires à la foi et donc à l’évangélisation par des publications (diffusions), ils étaient bien accueillis et leur pratique encouragée. En évoquant l’exemple du cinéma, on peut dire qu’au départ, le cinéma par son côté de spectacle forain était regardé avec suspicion par l’Eglise, tant sur le plan de la moralité que sur celui de la qualité artistique. Avec le temps, il est reconnu comme moyen d’éducation et d’évangélisation. On pense ici au discours que le pape Pie XI adressa aux curés de Rome le 16/02/1931, et dans lequel il affirme que « le second mal, bien plus, un souci de maux, c’est le cinématographe, auquel à tous les inconvénients toujours déplorables qu’il présente se sont ajoutés maintenant les spectacles dits « variétés » qui sont tout ce qu’il y a de plus inconvenant et de plus contraire aux lois les plus élémentaires de la pudeur »6. Quelques années plus tard, le même Pie XI dans son encyclique Vigilanti Cura (publiée le 21/06/1936), verra dans le cinéma un « divertissement ». Le cinéma devient un langage de l’image.
Son successeur ira plus loin, dans un discours adressé aux curés et aux prédicateurs de carême à Rome, le 10/03/1948, Pie XII les appelle à faire entrer le cinéma en catéchèse. Par la suite l’Eglise s’intéressera à l’aspect moral du cinéma. On commence alors à parler des bons et des mauvais films. Puis elle deviendra un grand défenseur des bons films ou des films idéaux c’est-à-dire « ceux qui respectent l’homme et le rendent vertueux ». De nos jours l’Eglise catholique se sert des films pour raconter sa vie, pour parler de ses saints, etc. Le catholicisme s’approprie ce média en innovant notamment avec l’usage des séquences audiovisuelles dans la catéchèse et dans d’autres formes d’enseignement.
L’histoire du thème de l’évangélisation par les médias commence au XVI ème siècle. Ce siècle ouvre traditionnellement pour les historiens occidentaux la période des temps modernes. C’est un temps de passage progressif, coupé de crises nombreuses, des formes médiévales de sentir et de penser à celles qui nous sont familières, qu’il s’agisse de la vie économique, des fondements des rapports sociaux, des règles de l’esthétique, du rôle de pouvoir de l’Etat7. Qui dit passage dit évolution lente, et le monde moderne ne naît pas en un jour. Le Moyen Âge ne s’achève ni en 1453, avec la prise de Constantinople par les Turcs et la disparition du dernier vestige de l’Empire romain d’Orient, ni en 1492, lorsque Christophe Colomb et ses compagnons, croyant toucher les côtes orientales des Indes, firent entrer l’Amérique dans l’histoire et la vie de l’Ancien Monde.
Comme toutes les époques historiques, le Moyen Âge n’en finit pas de mourir et laisse, dans les institutions et les mentalités des siècles « modernes », bien des éléments vivaces. Cela dit, quand on revoit l’histoire de l’Europe dans les dernières décennies du XVI ème siècle, l’on peut bien sûr parler de la Renaissance, d’une période de mouvement, de transformation, de renouvellement, de création. Au-delà d’une longue crise qui avait atteint, plus ou moins profondément, plus ou moins durablement, toutes les régions d’Europe, tous les secteurs de l’activité humaine, tous les aspects de la civilisation médiévale, une époque nouvelle s’affirme, dont les signes doivent être inventoriés en prélude à un panorama séculaire8. Comme le soulignent Philippe Breton et Serge Proulx, l’ordre « réaliste et bourgeois » qui commence à s’instaurer au XVI ème siècle s’inscrit dans une civilisation matérielle qui avait deux points d’appui privilégiés : l’un intellectuel, la redécouverte de la civilisation romaine et plus précisément de la culture antique ; l’autre géographique et spatial, le développement des villes comme lieux où s’élaborait le renouveau de l’Occident.
La Renaissance fut d’abord une redécouverte de la civilisation latine et des progrès matériels qu’elle portait en germe, notamment sous le point de vue des techniques de communication. Le point décisif de l’architecture de la ville que constituait son organisation autour d’une place centrale comme point de passage obligatoire, comme croisement des flux de circulation urbaine et comme lieu de sociabilité privilégié, avait été abandonné au Moyen Âge. La « grand-place » centrale était une notion inconnue dans les villes médiévales, et la rue y était d’ailleurs conçue non comme une voie de communication, mais comme un espace libre entre les maisons. Les hommes de la Renaissance témoignèrent de leur originalité et de leur génie d’adaptation dans les techniques d’organisation de l’espace, pictural et urbain. Par là même ils ouvraient un espace physique à la communication sociale.
Le premier débat sur l’évangélisation par les médias s’est joué à propos des livres. La diffusion des livres, au Moyen-Âge ce sont d’abord les moines copistes et les monastères qui participent à l’évolution des livres et à la transmission des textes. A cette époque qui s’achève avec la révolution urbaine du XIII ème siècle les moines se consacrent surtout à la diffusion de la littérature latine et des textes religieux. Puis, grâce aux marchands, hommes d’affaires qui se veulent aussi hommes d’esprit, le manuscrit sort des châteaux et des cloîtres, et file parfois dans la rue. De plus, de nouveaux publics composés des universitaires, des juristes et des marchands viennent alimenter la production de livres. Ces derniers liés à l’essor et à l’agrandissement des villes s’intéressent à de nouvelles productions littéraires tels que les romans de chevalerie, le théâtre, la vie des saints et les ouvrages historiques. Le développement des villes a ainsi été le berceau naturel du développement de l’imprimerie et, surtout, de la circulation des livres.
L’action de l’Eglise pour l’évangélisation, dans quelque contrée qu’elle soit, a toujours marché de pair avec l’imprimerie depuis son invention. Les premiers missionnaires chrétiens qui abordent l’Afrique cherchent à y installer des imprimeries. Selon Robert Prélot, les débuts de l’imprimerie sont en effet jalonnés d’initiatives et de réalisation missionnaires qui montrent à quel point nombre d’entre eux ont immédiatement saisi l’importance de cette découverte. On est souvent surpris, écrit-il, de l’audace avec laquelle ces précurseurs n’ont pas hésité à l’utiliser pour élargir leurs champs d’action.
Dès que le missionnaire a réalisé un certain nombre de conversions, la question se pose pour lui de mettre par écrit, en langue du pays, le message évangélique9. On peut pour cela évoquer le cas de l’Afrique noire et précisément au Nord-ouest de la République démocratique du Congo, dans la province de l’Equateur, où les Franciscaines missionnaires de Marie ont eu à installer une imprimerie, à Nouvelle-Anvers (aujourd’hui Makanza). Elles imprimaient les textes en lingala, langue de communication chez les bangala et ne pouvaient imprimer au début qu’une seule page. Pour aider les missionnaires, les fonctionnaires, les marchands, à parler cette langue, la typographie franciscaine éditait aussi des grammaires, des lexiques, etc. Toujours en République démocratique du Congo, la Compagnie de Jésus avait installé une imprimerie à Kisantu, où étaient imprimés de nombreux ouvrages religieux : évangiles, hagiographie, Action catholique, etc.10
Selon Elisabeth Eisenstein, la notion d’un « apostolat de la plume » est indicative de la haute valeur attribuée au mot écrit en tant que moyen d’accomplir en ce monde la mission de l’Eglise. Elle contribue à expliquer l’accueil enthousiaste réservé à la presse à imprimer par l’Eglise catholique romaine du XV ème siècle. Non seulement l’Eglise légitimait l’art de l’imprimerie mais elle offrait un marché de première importance à l’industrie naissante. Le prêtre pauvre avait un besoin encore plus pressant des livres que le laïc prospère. Au long du demi-siècle qui précéda la révolte protestante, dans pratiquement tous les pays, le clergé applaudit à une invention servant l’homme d’Eglise comme le laïc.
Après avoir d’abord tenu la Presse pour une invention quasi divine, le catholicisme constate avec effroi que cette machine pouvait aussi servir à diffuser des textes hérétiques. Il faut dire que les textes hérétiques existent dès l’antiquité sous forme manuscrite. Mais la lecture muette les rend beaucoup plus dangereux (d’où la pratique de les brûler). D’autre part, l’imprimerie ne fait que produire l’explosion des textes réformés et de la polémique. Elle révèle pour ainsi dire des contradictions latentes et elle est génératrice de conflits. D’où l’apparition de la censure : la Papauté prend l’habitude de dresser des index donnant la liste des ouvrages dont la publication et la lecture sont interdites ; elle réclame aussi à l’Etat un droit de contrôle sur les textes 11. On assiste ainsi à l’instauration de l’index, puis l’imprimatur et enfin la censure. Le but étant bien sûr de veiller sur la foi des fidèles, qui ne doivent pas lire n’importe quoi au risque de dévier de la foi catholique.
Toutefois, si l’Eglise entendait contrôler les écrits, elle ne pouvait mieux le faire que dans les limites de son institution. Les réformateurs et les humanistes ayant acquis la liberté de pensée, ne cesseront de la revendiquer en indiquant clairement qu’ils n’avaient pas des comptes à rendre à l’Eglise-institution. Leurs ambitions ainsi que leur lutte étaient d’aller vers plus d’autonomie et de liberté de pensée. Le revirement n’était pas à l’ordre du jour. Ce qui fait dire à Elisabeth Eisenstein qu’« avec l’invention de Gutenberg il devient vain de jeter un troubadour insolent dans un cul-de-basse-fosse pour étouffer sa voix. Avec Luther, l’utilisation conjointe de l’imprimé et de la langue vulgaire minimise le rôle du prêtre, ouvre une brèche en faveur d’une culture religieuse du plus grand nombre. Ainsi l’information n’est plus tout à fait confidentielle, réservée à une élite qui concentre les pouvoirs politiques, religieux et économiques. L’information devient subversive non seulement par son contenu mais par sa propagation démultipliée »12.
L’enthousiasme occasionné par l’invention de l’imprimerie n’a pas fait long feu dans le monde catholique. Celle-ci, dès son apparition a amené à l’Eglise un cortège de nouveaux défis à relever et pas les moindres, allant jusqu’à mettre en cause son existence même. Les circonstances qui ont accompagné la diffusion de l’imprimerie n’ont pas favorisé, du côté de l’Eglise catholique, la sérénité nécessaire pour profiter de ce moyen de communication. L’imprimerie apporte à l’Eglise un combat inattendu. Celle-ci est prise en tenaille entre d’un côté les attaques protestantes et de l’autre celles des humanistes. Cette situation se complique encore davantage avec la Révolution Française. Héritière des idées humanistes, elle développe l’anticléricalisme et le sécularisme qui aboutissent finalement à la loi de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
La problématique catholique de l’évangélisation par les médias, née au XVI ème siècle, va durer trois siècles. Il faudra attendre Léon XIII (1878-1903), pour que les choses changent. Réaliste et attaché au grand rêve de restauration d’une société chrétienne, il oriente l’Eglise dans une stratégie nouvelle. Avec lui, l’Eglise catholique officielle commence à envisager la création d’organes de presse destinés à éclairer les événements et les questions de l’existence du point de vue de la doctrine de l’Eglise. C’est le début de la presse catholique. Signalons toutefois que la presse catholique a commencé bien avant Léon XIII, sous l’impulsion des pionniers qui étaient tantôt laïcs, prêtres diocésains ou religieux.
Léon XIII reconnaît une certaine liberté à la presse qu’il définit en l’opposant à la licence. Ainsi la conviction que l’Eglise doit se servir des médias pour conjurer l’ignorance, contrer la mauvaise presse et se défendre des attaques de l’anticléricalisme de l’époque gagne de plus en plus de terrain. Pour Léon XIII, « une activité qui peut beaucoup pour le dommage peut être retournée au bénéfice des hommes ». Il souhaite que, dans chaque province, on crée un office pour exprimer publiquement quels sont les devoirs des chrétiens envers l’Eglise. Cet office produirait des publications fréquentes, voire même, si possible, quotidiennes (…)13.
C’est dans ce contexte que se situe la création depuis 1872, du Pèlerin qui en 1877 devient hebdomadaire, et en 1883 le quotidien La Croix. Créée par la congrégation des Assomptionnistes, La Croix est, dès le début, une presse catholique et en même temps une presse populaire. C’est la « bonne presse », par opposition à la « mauvaise presse ». Dès le départ, les pionniers de la presse catholique s’étaient donnés pour objectif de défendre ce qu’ils ont appelé « les droits de Dieu » et également défendre l’Eglise contre ses ennemis. Il convient de reconnaître que cette presse se développa dans un climat de polémique : la constitution civile du clergé, la confiscation des biens de l’Eglise par l’Etat, la loi de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, etc.
Vers la fin du XIX ème siècle, les Frères Lumière inventent le cinéma. Les papes, notamment Pie XI et Pie XII écrivent pour mettre en garde contre une mauvaise utilisation de ce nouvel instrument de communication. Lorsque la radio arrive, elle est considérée comme une merveille. Mais, dès le départ, l’Eglise exprime sa crainte de voir utiliser cette « géniale création » pour le bien et pour le mal. La radio est suivie de la télévision, puis aujourd’hui d’internet.
C’est avec Vatican II, que l’Eglise catholique se lance définitivement sur le chemin de l’évangélisation par les médias. Elle adopte une position unique qui consiste à promouvoir l’usage des médias pour l’évangélisation. Une époque nouvelle s’ouvre, la nôtre. Elle se caractérise par la crise des vocations et la diminution sensible du nombre des prêtres dans les paroisses d’un côté et de l’autre la baisse de la pratique religieuse et des sacrements. Cette période est aussi marquée par la sécularisation de la société. Celle-ci étant en fait l’expression de l’éclatement et de la complexité de l’univers religieux qui est à la fois mouvant et dispersé : « conglomérat mal joint de croyances bricolées, bric-à-brac insaisissable de réminiscences et de rêves que les individus organisent, de façon subjective et privée, en fonction des situations concrètes auxquelles ils sont affrontés ». Enfin, le monde médiatique a remplacé la place publique, l’« agora » ou le forum. Les ondes, les tubes cathodiques et la presse deviennent des nouvelles puissances qui bravent toutes les barrières, territoriale, communautaire, religieuse ou intellectuelle.
Pour aborder la problématique de l’évangélisation par les médias aujourd’hui, il nous a paru indispensable en premier lieu de retracer le fil d’une histoire, celle de la rencontre d’un acteur historique collectif – l’Eglise catholique – avec les médias apparus à l’ère moderne. En remontant le temps, nous nous arrêterons sur certaines périodes- clés : l’Humanisme et la Renaissance, la Réforme et la Contre- Réforme, la naissance de l’opinion publique et celle de la presse catholique, l’apparition de la galaxie audiovisuelle (cinéma, radio, télévision, etc.). Le regard que l’Eglise porte sur ces nouvelles réalités, les déplacements qu’elles provoquent au sein de la société religieuse, les leçons tirées – ou pas – de cette confrontation feront l’objet des analyses de nos deux premières parties.
Ce fond de tableau une fois mis en place, nous voulons nous intéresser à la pensée de l’Eglise catholique sur son rapport aux médias. Et pour cela, nous irons visiter quelques textes majeurs, qui appartiennent à l’enseignement officiel de cette Eglise, sur les médias comme moyens d’évangéliser. Comment s’est élaborée cette « doctrine » de l’évangélisation par les médias ? Par quelles étapes est-elle passée ? Quels tournants a- t- elle connus ? Quelles questions a- t- elle affrontées, et dans quels contextes ?
La troisième partie de notre thèse explorera donc les plus significatifs à notre sens de ces documents de référence pour y trouver la vision catholique des médias et de leur bon usage. Cette vision articule des positions théoriques et des options stratégiques, dont l’originalité est d’être liées à une pensée sous-jacente de nature théologique. Nous tenterons d’en recueillir les éléments majeurs. En somme, nous essayerons de répondre à ces questions : pourquoi, comment, avec quelles attentes et quelles limites, l’Eglise catholique prône-t-elle une évangélisation par les médias ?
Quittant le corpus des textes de référence pour un terrain d’étude historiquement et géographiquement plus proche, nous souhaitons observer comment se présente aujourd’hui pour l’Eglise de France l’évangélisation par les médias. Quelle place les médias occupent-ils dans le dispositif et la stratégie du catholicisme français : centrale ou marginale ? Qu’apportent les médias de spécifique à l’évangélisation ? Dans quelles circonstances sont- ils utiles, dans quelles autres sont-ils contre- productifs ? Ce sera l’objet de notre dernière partie.
On tentera d’observer, sur le terrain concret, la mise en œuvre pratique de cette doctrine de l’évangélisation par les médias, d’en préciser les points d’appui et les résultats. Nous y passerons de l’histoire au présent, des directives générales à leur application particulière, du registre de la doctrine à celui de la stratégie.
Cf. l’encyclique Christifideles de juin 1988.
C. Bélisle et alii, Pratiques médiatiques. 50 mots- clés , (coll. CNRS Communication), édit., édit., CNRS,
Paris, 1999, p. 199.
F. Balle, Médias et Sociétés. Presse, Audiovisuel, Télécommunications, ( coll. Domat Politique), 6ème
édition, édit., Montchrétien EJA., Paris, 1992, p. 50.
D. Wolton , L’Eglise face à la révolution de la communication et à la construction de l’Europe, dans Médias
et religions en miroir ( Sous la dir. de Bréchon et alii), ( coll. Politique d’aujourd’hui ), Paris, PUF, 2000, p. 285.
Aetatis Novae, n° 11.
Les Médias. Textes des Eglises, édit., du Centurion, Paris, 1990, p. 55.
B. Bennassar et J. Jacquart, Le XVIème siècle, édit., Armand Colin, Paris, 1990, p. 9.
Ibidem.
R. Prélot, La Presse catholique dans le tiers monde, édit., Saint- Paul, Paris, 1968, p. 37.
Pour plus d’information, on peut lire le livre de R. Prélot, La presse catholique dans le Tiers monde, édit. Saint Paul, Paris, 1968.
Henri – Jean Martin, La naissance d’un medium, dans Le livre français. Hier, aujourd’hui, demain, (sous la dir. de R. Escarpit), édit., de l’Imprimerie nationale, 1972, p. 51- 52.
E. Eisenstein, La Révolution de l’imprimé. A l’aube de l’Europe moderne, (coll. Hachette Littérature), édit. ; La Découverte, Paris, 1991, p. 28.
Les Médias. Textes des Eglises, édit., du Centurion, 1990, Paris, p. 22.