L’idée d’une évangélisation par les médias, professée par le christianisme et tout particulièrement par l’Eglise catholique, trouve indubitablement ses origines dans la révolution culturelle déclenchée par l’invention de l’imprimerie.
Aussi nous semble-t-il nécessaire de retracer ce contexte pour mieux saisir comment les autorités catholiques se sont situées dans cet « âge de l’imprimerie », et ont tenté d’y préciser leur rôle.
L’invention de l’imprimerie a révolutionné la fabrication du livre. Révélant ses limites, la copie manuscrite ne pouvait plus suffire à la demande de plus en plus croissante de textes. La découverte de l’imprimerie par Gutenberg au XV ème siècle permit pour la première fois la production identique en autant d’exemplaires que l’on désire d’un même livre. A cela s’ajoute la révolution qui se produisit dans le domaine de l’expression. Au temps du manuscrit, le rôle de l’auteur est un rôle vague et imprécis. L’expression de soi ne provoque guère d’intérêt. La typographie, par contre, crée un medium qui permettait de parler haut et fort et de s’adresser au monde lui-même, tout autant que de parcourir et d’explorer l’univers des livres jusque-là gardés sous clés dans les cellules de couvents ou diffusés en peu d’exemplaires dans les universités et chez les gens de robe.
La découverte de Gutenberg favorise ainsi l’apparition de nouvelles vocations : imprimeurs et libraires. Ces nouvelles vocations vont entraîner une diffusion rapide de l’imprimerie à travers toute l’Europe.
Géographiquement, le livre s’est répandu à partir des villes de l’axe rhénan qui relient la France, l’Allemagne, la Suisse et l’Italie, au sud et la Hollande, l’Angleterre, au nord. En lui même lieu d’échange et de circulation des idées, le livre imprimé commença à jouer un rôle nouveau d’agora intellectuelle, largement renforcé par son double statut de marchandise et d’objet portable. Son caractère de plus en plus clairement affirmé d’objet portable le fit vivre en harmonie avec les grandes voies de transports et de communication physique. Outil de communication mis en mouvement par les idées novatrices qu’il portait dans une civilisation urbaine en développement, le livre se révéla être un objet au service de la communication, qui se communiquait bien lui-même14.
Au XVI ème siècle, le livre est au coeur de la vie religieuse et culturelle grâce à l’imprimerie qui le rend accessible et transportable. Plusieurs manuscrits et des textes seront largement publiés : l’Imitation, la Légende dorée, La vie des Saints, les images pieuses, les livres de piété, les livres d’heures, les textes sacrés en langue vulgaire, etc. A cette époque, on lit les mystiques si recherchés au siècle précédent, ainsi que les recueils des sermons déjà connus auxquels venaient s’ajouter les écrits de nouveaux prédicateurs, les Pères de l’Eglise et en particulier saint Augustin. On imprime enfin tout autant les monuments de la scolastique traditionnelle, les Occam et les Pierre de la Palud, les Guillaume Durand, les Duns Scot et les Buridan, etc. En même temps, sous l’action d’Erasme, de Lefèvre et de leurs amis, toute une littérature commence à se constituer autour des textes sacrés15.
Selon Elisabeth Eisenstein, « si la croisade contre les Turcs fut le premier mouvement religieux à utiliser l’imprimé, le protestantisme fut assurément le premier à exploiter pleinement son potentiel en tant que moyen de communication de masse. Il fut aussi le premier mouvement d’un genre quelconque, religieux ou profane, à employer l’imprimerie à des fins de propagande explicite et d’agitation contre une institution établie. Avec leur brochure visant à susciter un soutien populaire et destiné à des lecteurs qui ignoraient le latin, les réformateurs se muèrent, sans en avoir dessein, en précoces révolutionnaires et agitateurs. Ils laissèrent aussi des « empreintes ineffaçables » sous la forme de placards et de caricatures »16. Pour Frédéric Barbier, ce sont les Réformateurs luthériens qui, à partir de 1517, sont les plus attachés à la propagation de l’imprimé – parce qu’il assure le succès de la Réforme. C’est grâce aux 95 thèses placardées sur les murs sous forme d’affiches que le mouvement réformateur fut connu avec ses revendications. Dès lors, l’imprimerie ne servira pas seulement à publier des textes qui seront commentés par les lettrés ; mais l’imprimé par suite source de vérité, sert d’affiche, de caricature, et de pamphlet17.
Au début du XVI ème siècle, « le bouleversement des esprits et des mœurs, né de la Renaissance et de l’humanisme, se traduisait par la décadence du clergé, le désarroi des fidèles devant la dissonance entre la structure de l’Eglise et le message évangélique, la diffusion des idées nouvelles grâce à l’imprimerie, et la part de plus en plus importante prise par la papauté dans les affaires temporelles et politiques »18. Un besoin profond de rénovation se faisait alors sentir, ce qui explique l’impact de la pensée du moine Martin Luther, à l’origine directe de la Réforme qui protesta en particulier contre le trafic des indulgences supposées racheter les péchés. L’avidité avec laquelle le texte des propositions sur les indulgences avait été recherché avait étonné Luther et, en même temps, lui avait montré que l’Allemagne n’attendait qu’un signal, qu’un homme, pour révéler publiquement ses désirs secrets.
Ce signal, l’imprimerie allait se charger de le diffuser. Luther, tout en répondant en latin aux théologiens, ses adversaires, publie en allemand son appel A la noblesse chrétienne de nation allemande (1520), afin d’atteindre un plus vaste public. Il multiplie ses sermons, publie des livres d’édification, des ouvrages de polémique dans la langue de son pays. Des presses de Wittenberg sortent, aussitôt réimprimés dans toute l’Allemagne, des livres maniables, légers, mais de typographie claire, aux titres nets et sonores, inscrits dans de beau cadre ornés à l’allemande, sans date ni adresse d’éditeur, mais, en tête de l’ouvrage, le nom retentissant, Martin Luther, souvent aussi le portrait gravé du Réformateur.
Toute l’Allemagne s’embrase alors. Les pamphlets chargés de violence et d’éclats se multiplient. On a recours à toutes les ressources, non seulement de l’imprimerie, mais aussi de l’illustration et même de la caricature. Le Pape est ridiculisé, etc. En même temps, la proportion des ouvrages imprimés en allemand ne cesse d’augmenter. Parmi ces ouvrages, les livres de Luther sont particulièrement nombreux.
La Bible dont il poursuit la traduction, connaît un immense succès. L’Ecriture est dès lors mise aux mains de tous, les passions soulevées par les problèmes religieux sont telles que ceux mêmes qui ne savent pas lire se font expliquer les textes par leurs amis plus savants, si bien que, au moment de la guerre des paysans, chaque maison était devenue une école où on lisait l’Ancien et le Nouveau Testament 19 .
Grâce à l’imprimerie, Luther voulut mettre les textes sacrés à la portée de chacun et cela dans sa propre langue.
Le rôle du livre, en cette période de conflit religieux, s’accompagna d’un développement parallèle des prédications de tous genres, seul moyen, d’une part, de rejoindre les analphabètes, qui étaient encore une large majorité, même en ville, et d’autre part de prêcher par l’exemple et de convaincre les fidèles directement. Les oppositions entre catholiques et protestants sont à l’origine d’un phénomène nouveau : la participation au débat social et intellectuel de ceux qui en avaient été exclus jusque-là. Chaque camp cherchait à convaincre et à convertir le peuple. Compte tenu de la nature forcément individuelle du sentiment religieux, tout croyant, fût-il le dernier des gueux, était le destinataire potentiel d’une argumentation.
Dans ce contexte, le livre et l’ensemble des professions deviennent des objets de surveillance et de répression. L’Eglise catholique institue l’Indexqui, par une série d’interdictions, marquera profondément et durablement la chrétienté. Il sera régulièrement mis à jour et ne sera supprimé qu’en 1966 par le Concile Vatican II.
Objet culturel, le livre devient aussi un outil de combat au service des nouvelles idées qui suscitent la méfiance de la part du clergé et des autorités en place. En d’autres mots, le livre fascine mais il inquiète, suscite de la méfiance et de l’hostilité par sa capacité de diffuser rapidement et largement des idées nouvelles comme celles véhiculées par Luther et les Réformateurs.
Comme beaucoup de bourgeois de leur temps, les imprimeurs, bien souvent, n’aiment guère l’ancienne Eglise ; les rapports que beaucoup d’entre eux entretiennent avec les cercles humanistes et cultivés, les rendent accessibles aux nouveautés. Souvent ils refusent de publier des pamphlets catholiques, tandis qu’ils mettent tous leurs soins à l’édition des écrits de Hutten, de Luther ou de Melanchton. Ainsi donc, pour Dominique Wolton : « ce n’est pas l’imprimerie qui, en soi, a bouleversé l’Europe, c’est le lien entre l’imprimerie et le profond mouvement de remise en cause de l’Eglise catholique. C’est la Réforme qui a donné son sens à la révolution de l’imprimerie, et non l’imprimerie qui a permis la Réforme »20. Elisabeth Eisenstein pour sa part affirme que, « l’avènement de l’imprimerie a été une condition préalable de la Réforme protestante dans son ensemble ; car, sans l’imprimerie, le protestantisme n’aurait pu rendre effectif un « sacerdoce de tous les croyants »21.
La Réforme a été suivie de la Contre-Réforme. L’Eglise catholique renforça ses structures grâce aux congrégations de la Curie romaine, comme le Saint-Office, la congrégation des rites, la consistoriale. Le pape Grégoire XV, reprenant un projet de Grégoire XIII conçu vers 1580, institue la congrégation de la propagation de la foi, De propaganda fide, en 1622, afin de lutter contre la Réforme22. L’accès direct aux textes originaux de la Bible étant réservé aux clercs, une nouvelle édition de la Vulgate latine fut publiée (1592). Des ouvrages comme le Catéchisme, le Bréviaire et le Missel romains fixèrent et diffusèrent l’unicité tant du dogme que de la liturgie. De multiples collèges, universités et séminaires seront ouverts pour la formation du clergé. Ce mouvement de réorganisation et l’élan qui s’ensuivit, permirent de regagner des territoires acquis au protestantisme, et d’étendre les missions jusqu’en Extême-Orient.
La Réforme catholique s’est aussi manifestée par la mise en œuvre d’une nouvelle culture (définition d’une éloquence sacrée, redécouverte de la rhétorique des Pères de l’Eglise, création d’épopées, de poèmes cosmogoniques, de traités mystiques) et d’un art monumental et baroque dont le dynamisme veut incarner l’envol de l’homme vers la divinité. C’est dans ce cadre qu’il faut situer l’œuvre des pères jésuites en Amérique Latine et en Chine. Celle-ci sera consacrée en grande partie au développement de l’art baroque, comme forme d’expression du religieux. Cet art servira à répondre à l’un des objectifs du concile de Trente qui était la propagation de la foi.
L’enjeu des livres tel que nous l’avons décrit, a été précédé des images, qui ont également retenu l’attention de l’Eglise. On cite d’abord des images qui illustrent le texte, celles-ci se sont développées au XIV ème siècle avec les livres d’heures. Puis les images qui aident à la lecture et qu’on trouve dès l’Antiquité ; c’est le cas des poèmes d’Homère.
Les images sont un soutien pédagogique pour les fidèles. Elles sont le support de la foi et de la dévotion. On notera également l’usage des images dans la liturgie, comme une façon de communiquer la Parole de Dieu. L’image véhicule un message ; elle est une sorte de prédication. Les images sont à la fois outils de transmission et moyens d’édification des fidèles. Les images ont toujours eu un rôle majeur dans l’Eglise catholique (voir la querelle des iconoclastes). Elles sont la forme quasi unique de la « culture religieuse » médiévale, et de « l’histoire sainte » (alors que l’Islam s’en méfie), elles rendent possible une familiarité avec un ensemble de scènes ou de situations privilégiées et elles contribuent à une « héroïsation » des saints et des martyrs. L’Eglise catholique a un rapport très original et très important à l’image, à la fois comme outil de transmission, et moyen d’édification des chrétiens, les deux étant souvent mêlés.
On peut dire qu’avant la Réforme, l’Eglise s’est servie du livre et de l’image imprimés, pour cimenter la communauté, pour soutenir la dévotion des fidèles et son enseignement. Ils étaient également un repère au milieu des multiples sollicitations. De même que les livres ont joué et continuent d’assumer un rôle important dans la spiritualité des croyants, tout autant que dans la formation théologique, pastorale et doctrinale, de même aussi l’art, notamment les images des saints, la peinture, les chapiteaux, les vitraux, les tympans, etc., ont permis l’élévation de l’âme en favorisation la prière des fidèles et en stimulant la connaissance.
L’imprimerie pour sa part, a été une chance et un défi notamment avec le développement de l’humanisme et de la Réforme. Elle a été à la base de la division au sein de l’Eglise, et en même temps elle l’a stimulée de l’intérieur, notamment dans les domaines de la liturgie, du renouveau théologique, de la piété et de l’apostolat par la plume.
Dans cette partie du présent travail, nous allons répondre aux questions suivantes :
Quelle est la place du livre dans l’Eglise ? Quel est le rôle joué par les images et l’imprimerie dans l’évangélisation ? Quelle est la place de l’imprimerie à l’époque de la Renaissance et de l’Humanisme ? Comment la Réforme s’est-elle servie de la presse pour étendre son mouvement ? Quel est l’apport de l’imprimerie au développement du mouvement réformiste ?
P. Breton et S. Proulx, L’explosion de la communication, (coll. Sciences humaines et sociales), édit., La Découverte, Paris, 1999, p. 50- 51.
L. Febvre et H-J Martin, L’Apparition du livre, édit., Albin Michel, Paris, 1971, p. 402.
E. Eisenstein, Op. Cit., p. 182.
L. Febvre et H-J Martin, Op.Ci., p. 404.
Contre- Réforme, dans Encyclopédie. Yahoo. Com.
L. Febvre et H- J Martin, Op. Cit., p. 410.
D. Wolton, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, édit., Flammarion, France, 1999, p. 35.
E. Eisenstein, Op. Cit., p. 188.
P. Breton et S. Proulx, Op. Cit., p. 58.