Chapitre 1. Médiations des livres, médiations des images : leurs origines médiévales

1. 1. L’invention du livre

L’imprimerie est l’aboutissement d’une longue marche. S’il y a au départ le besoin de conservation qui favorisa également la multiplication des textes, n’oublions pas que c’est le besoin de connaître qui est à la base de tout le processus. Et ce besoin ou désir de connaissance s’appuie sur la lecture et donc sur le livre.

Avant d’entrer dans d’autres détails, nous pensons qu’il est utile de parler du livre en tant que véhicule de la pensée et outil indispensable pour éclairer les pratiques du passé et du présent. Le livre en tant que moyen de communication et support de l’information est un instrument idéal pour nous renseigner sur l’évolution des mentalités, sur la culture et sur la civilisation.

Depuis l’existence de l’homme sur la terre, celui-ci a utilisé les supports les plus divers pour garder la trace de sa « mémoire » parfois défaillante. L’homme s’est donc appliqué à noter tout ce qui lui était nécessaire : la liste de ses biens, etc. Il a utilisé les matériaux dont il disposait le plus facilement : argile, bois, ivoire (plus rare), papyrus, papier.

L’apparition du livre est liée aux supports de l’écriture. Le plus ancien semble être la pierre, depuis les pictographies rupestres jusqu’aux stèles et inscriptions de l’ancien Orient et de l’Antiquité classique. On a d’ailleurs gardé l’habitude d’inscrire sur la pierre, pour conserver le souvenir des grands événements : l’étude de ces textes, qui ont une valeur documentaire évidente, s’appelle l’épigraphie. Mais nous ne sommes pas encore là dans le domaine du livre : les inscriptions monumentales ne sont guère maniables et portatives.

Les tissus ont aussi servi de support à l’écriture, notamment la soie sur laquelle les Chinois écrivaient à l’aide d’un pinceau, et la toile, d’après des indications données par des écrivains latins. Des matières fort diverses ont été aussi utilisées dans les temps anciens ; les chinois se sont servi de l’os, de l’écaille, du bronze ; les Sémites et les Grecs gravaient aussi des textes brefs sur des coquilles ou des fragments de poterie, les « ostraca » ; citons encore les feuilles de palmier qui, séchées et frottées d’huile, ont été employées pendant des siècles, aux Indes notamment, ou des matières dures comme l’ardoise, les briques, l’ivoire, l’os et les métaux divers. Mais les principaux supports du livre antique étaient le papyrus et le parchemin.

Il existait plusieurs qualités de papyrus, depuis le hiératique, réservé aux livres sacrés, jusqu’à l’emporétique, papyrus grossier servant à l’emballage. Les plus anciens papyrus datent du milieu du III ème millénaire, mais certains hiéroglyphes laissent à penser que son emploi était plus ancien. Le papyrus resta le support essentiel du livre en Egypte et se répandit dans le monde grec et dans l’empire romain ; il survécut jusqu’au X ème siècle de notre ère où il n’était plus guère employé que par la chancellerie romaine.

Le livre de papyrus se présentait sous la forme d’un rouleau constitué des feuilles collées les unes à la suite des autres, souvent au nombre de vingt. La longueur moyenne d’un rouleau était de 6 à 10 m, mais le papyrus Harris (chronique du règne de Ramsès III) dépasse 40 m et la littérature byzantine mentionne des papyrus d’une centaine de mètres. Le livre se déroulait horizontalement ; il était divisé en colonnes verticales et presque toujours écrit d’un seul côté, celui du sens horizontal des fibres. Le titre se trouvait à la fin, parfois à l’intérieur, ou encore sur une étiquette pendant du cylindre enrouleur.

La plupart des livres en papyrus qui nous restent de l’ancienne Egypte ont été retrouvés dans les tombeaux ; on déposait auprès des corps, des textes sacrés, des prières pour protéger les pérégrinations des âmes des défunts : c’est l’origine du Livre des morts, connu dès le début du II ème millénaire. Ce texte devenu conventionnel, était fabriqué en série par des prêtres ; les exemplaires étaient plus ou moins illustrés selon la qualité des défunts à qui on les destinait. Le trafic du livre des morts est le principal vestige que nous ayons conservé d’un commerce du livre en Egypte.

D’autre part, les Grecs et les Orientaux utilisaient le cuir et la peau de divers animaux comme supports de l’écriture, mais le parchemin est tout autre chose. L’invention légendaire en est attribuée à Eumène II, roi de Pergame en Asie Mineure, qui voulait échapper au monopole égyptien du papyrus. Ce qui est certain c’est que, vers le III ème siècle avant J-C., on commença à faire subir aux peaux de bête un traitement destiné à les rendre plus aptes à recevoir l’écriture et que Pergame fut sans doute un centre important de fabrication de cette nouvelle matière que l’on nommait en latin pergamineum, ce qui a donné le français parchemin. On utilisait des peaux de mouton, de veau, de chèvre, de bouc, voire d’âne ou d’antilope, et on leur faisait subir une préparation dont les modalités ont peu varié jusqu’au Moyen-Âge.

Dans le monde occidental et spécialement dans les premiers siècles de Rome, le savoir, essentiellement sacerdotal, était fixé sur des livres en toile de lin (lintei) ou sur des tablettes de bois (tabulae). En Grèce ou à Rome, même à l'époque des rouleaux, on écrivait les missives privées sur des tablettes de cire réutilisables.

La grande rupture dans l'Antiquité se fait entre deux supports qui ont connu successivement une très grande diffusion : le volumen et le codex.

Le volumen est un rouleau-livre en papyrus. Au IIème siècle avant Jésus-Christ il est déjà répandu dans le monde hellénistique et commence à faire son entrée à Rome. Il sera le support principal des textes littéraires jusqu'au IIème siècle après Jésus-Christ.

L'apparition du codex (pluriel : codices) qu'on peut définir comme livre avec des pages cousues ensemble, est liée à l'utilisation de nouveaux supports d'inscription comme le parchemin. Même s'il a existé des codices de papyrus ou de tablettes de bois, c'étaient des matériaux peu pratiques pour cet usage.

L’Invention de l’écriture comme technique detranscription de la langue parlée puis de la pensée est à l’origine du phénomène de la communication dans le monde. Avec l’invention du signe écrit va naître une profession, une corporation de spécialistes, les scribes qui ont été comptables avant d’être écrivains23. La pratique de l’écriture et de la lecture va déterminer d’emblée ce que d’aucuns ont appelé un « usage professionnel de l’écriture » qui va durer près de 4500 ans c’est-à-dire du IV ème millénaire jusqu’à la Renaissance, laquelle provoquera, et pour longtemps, le retour des scribes professionnels.

Dans l’Antiquité les droits d’auteurs et d’éditeurs étaient inconnus. Tout écrivain pouvait confier la reproduction de son texte à plusieurs copistes simultanément. Tout possesseur d’un livre pouvait le faire recopier comme il le voulait et même y faire des adjonctions et des modifications. Selon Albert Labarre, « la censure, qui a pesé sur toute l’histoire du livre, existait déjà. Nous savons par Diogène Laërce, que les œuvres de Protagoras furent brûlées en 411 avant J-C., sur une place d’Athènes ; Auguste exila le poète Cornelius Gallus ; songea même à détruire les poèmes d’Homère et peu ne s’en fallut qu’il ne fît retirer des bibliothèques les écrits et les portraits de Virgile et de Tite-Live. Les persécutions contre les chrétiens s’attaquèrent aussi à leurs livres ; un édit de Dioclétien, en 303, ordonnait de les brûler ; quelques années après, Constantin poursuivait l’hérétique Arius jusque dans ses écrits ; les ouvrages de Porphyre furent aussi détruits »24.

Au cours des sept siècles qui se sont écoulés depuis la chute de l’empire romain jusqu’au XII ème siècle, ce sont en effet les monastères qui ont conservé le monopole quasi intégral de la culture livresque et de la production du livre. Que celui-ci soit dépositaire des textes sacrés du christianisme ou des œuvres de la culture antique, c’est essentiellement l’Eglise catholique qui veille à sa confection et à sa protection. D’autre part, à partir de la fin du XII ème siècle les transformations intellectuelles et sociales dues notamment à la fondation des universités, au développement de l’instruction chez les laïcs et à la formation d’une nouvelle classe bourgeoise, ont eu des répercussions sur les conditions dans lesquelles les livres étaient composés, écrits, copiés et diffusés.

Selon Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, « depuis fort longtemps, les historiens ont accoutumé de diviser en deux grandes périodes l’évolution du livre manuscrit en Europe occidentale. « Période monastique » et « période laïque » sont des termes consacrés et familiers à tous ceux qui s’intéressent peu ou prou à ces problèmes »25. Sur le plan de la seule technique matérielle et sans aborder l’étude de la présentation et de la décoration du livre, on ne pourrait mentionner durant la période « laïque » de son histoire que d’infimes changements par rapport aux siècles précédents.

Une innovation doit cependant être mentionnée car elle eut d’importantes répercussions sur la fabrication et le prix des livres ; il s’agit de l’apparition du papier qui, sans remplacer le parchemin, va l’épauler, le relayer et lui permettre d’introduire, sur le marché des livres moins chers, produits en grande quantité, à côté de la production de luxe ou de demi-luxe.

Comme au cours des siècles antérieurs, les monastères continuent toujours, même pendant la période dite laïque, de copier les divers manuscrits dont ils peuvent avoir besoin pour leur usage personnel. Les règles des ordres monastiques prévoient un certain nombre d’heures de travail manuel et intellectuel par jour, et la copie des manuscrits représente une partie importante de ce travail. Les scriptoria, organisés selon les habitudes traditionnelles continuent de produire des ouvrages d’études et des manuscrits liturgiques. Il en sera ainsi jusqu’au jour où l’imprimerie aura définitivement relégué le manuscrit dans le domaine du passé. Par tradition, les monastères continuent bien avant le XVI ème siècle à copier missels, antiphonaires26, bréviaires27, etc. Mais le trait dominant de la nouvelle période qui commence avec le début du XIII ème siècle est le fait que les monastères ne sont plus l’unique producteur de livres et n’en produisent plus guère qu’à leur seul usage.

Les centres de la vie intellectuelle se sont déplacés et ce sera dans les universités que les savants, les professeurs et les étudiants organiseront, de concert avec les artisans spécialisés, un actif commerce de livres28. L’augmentation de la clientèle, entraînant une demande croissante des livres, amène les copistes et les artisans à « normaliser » leur production, qu’ils cherchent à rendre aussi abondante et rapide que possible.

Certes, on était arrivé dans les scriptoria monastiques à une certaine forme de spécialisation. Selon leurs aptitudes, les uns se consacraient à la copie du texte, les autres à son enluminure29. Du moins, le moine copiste et le moine enlumineur travaillaient-ils côte à côte, en liaison constante. Au contraire, lorsque les ateliers laïques se multiplient, on voit de plus en plus s’établir des officines distinctes, les copistes d’une part et d’autre part les rubricateurs ou encore les enlumineurs. Ainsi se constituent peu à peu de véritables chaînes de production dans lesquelles un grand nombre d’artisans ont leurs tâches bien définies.

En liaison avec les couvents mais aussi avec les universités, s’instaure un véritable commerce des livres auquel concourent copistes, artisans et libraires.

A la fin du Moyen Âge, les princes bibliophiles collectionnent les beaux manuscrits dans leurs bibliothèques privées. C’est au XIV ème siècle que le roi Charles V fonde la Bibliothèque royale (aujourd’hui bibliothèque nationale) à Paris. Le livre cesse alors d’être l’apanage de l’Eglise, il envahit le monde et la littérature profanes. L’apparition et le développement des universités donnent naissance à un nouveau public de lecteurs : les clercs.

Pour préparer les cours, les professeurs ont besoin de textes, d’ouvrages de référence, de commentaires. D’où la mise en place des bibliothèques dans les universités.

La période de la Renaissance, et singulièrement les décennies qui s’écoulent entre 1450 et le milieu du XVI ème siècle marque une étape décisive. L’on assiste ainsi à la transformation du document écrit en livre imprimé.

Notes
23.

P. Breton et S. Proulx, L’explosion de la communication, 1999, p. 26.

24.

A. Labarre, Histoire du livre (Que sais-je ?), PUF, 1970, p. 14

25.

L. Febvre et H- J Martin, L’Apparition du livre, 1999, p. 17-18.

26.

Antiphonaire, ce sont des livres qui contiennent les chants – antiennes, répons de l’office monastique.

27.

Bréviaires, libres contenant des prières pour chaque jour et chaque heure ; aujourd’hui, Liturgie des heures.

28.

L. Febvre et H-J Martin, Op. Cit., p. 22.

29.

On peut également retrouver cette idée dans le livre de P. Breton et S. Proulx, L’explosion de la communication, 1999, à la page 45.