Le rôle des clercs comme milieu producteur et consommateur de livres et d’imprimés a varié sensiblement, de même que changeaient les conditions et les exigences de formation, les contraintes canoniques et les dispositifs disciplinaires, les besoins spirituels et les nécessités pastorales. Le curé n’est pas censé lire autre chose que les livres liturgiques qu’il a à sa disposition au début du XVI ème siècle33. Parmi les livres recommandés aux prêtres, on peut citer : le livre des sacrements34, le lectionnaire35, le baptistère36, le comput37, les canons pénitentiels38, les sermons pour les dimanches et fêtes et les statuts synodaux.
Le domaine du livre dans l’Eglise nous amène ainsi à nous rendre compte de la diversité culturelle liée notamment aux niveaux de la hiérarchie sociale, aux milieux géographiques : royaumes, provinces, localités, qui sont à leur tour inséparables des grands courants internationaux. On pourrait ainsi parler de cultures jésuites, oratoriennes, dominicaines, franciscaines, de traditions séculières, de modes de formation liés au passage à travers les séminaires, la pratiques des conférences ecclésiastiques, la collaboration à des activités érudites ou savantes. L’inventaire des bibliothèques permet alors de restituer la réalité d’une influence, celle d’un auteur, celle d’un groupe et les variations dans le temps des prises de position, de même qu’il révèle les moyens de la discussion et les différences qui peuvent traverser un ordre ou un diocèse.
La part de l’identité des familles religieuses est forte quant à l’orientation : capucins, jésuites, oratoriens, carmes, diffèrent en ce que chacun reste fidèle à des orientations spirituelles de base, les uns s’ouvrant aux discussions scientifiques, les autres s’y fermant39. La prédication, la pastorale des paroisses ou des missions, l’engagement théologien ou érudit, l’action pédagogique dans les écoles, les collèges, les facultés et les séminaires entraînent des variations nombreuses. La diversité extrême des situations se retrouve également dans les besoins différents, les contraintes de chacune des situations évoquées et explique la part plus ou moins forte de tel ou tel média : livre, imprimé, de grande circulation, gazettes et journaux littéraires, manuels et ouvrages pratiques, formulaires et livrets, cantiques et images…
L’étude de la production et de la consommation du livre par les clergés est inséparable du système bénéficial, des positions avec ou sans charge d’âme, des degrés de la sacramentalisation dans l’ordre, ainsi que des positions de pouvoir dans ses variétés régulières ou séculières totalement diverses. Dans ces conditions, l’unité et l’hétérogénéité s’y disputent le terrain en fonction de trois impératifs qui interviennent de manière relative selon les périodes et les lieux : contrôler, encourager, utiliser. Un jeu complexe se noue en permanence entre l’ouverture et la fermeture au monde40.
A la fin du XVI ème siècle la mentalité des gens du livre s’est transformée. Les générations d’imprimeurs humanistes s’éteignent. La crise économique raréfie les capitaux et provoque agitation et grèves chez les compagnons imprimeurs. De grands libraires–éditeurs jouent un rôle clé dans l’acquisition des textes. Ils obtiennent des privilèges dans l’impression et la distribution des livres. Leur domination sur les ateliers d’imprimerie trop nombreux marque la dissociation de la fonction commerciale et de la fonction artisanale. A la fin du XVI ème siècle, le marché religieux offre seul, d’énormes débouchés à l’imprimerie et conditionne son développement économique41. La naissance et la diffusion rapide d’une littérature religieuse renouvelée est liée à la profonde transformation que connaît l’Eglise catholique, à la fin du XVI ème siècle, et au début du XVII ème.
Les textes de cette époque tirent leur substance d’un passé commun aux deux réformes, catholique et protestante, pour renouveler la piété. L’Eglise de la Contre-Réforme ne pouvait gagner la partie qu’en prenant l’ascendant sur l’adversaire dans le domaine de l’édition. Ce qui aboutit à un double renouveau, renouveau des études pour ce qui regarde l’Ecriture Sainte, la liturgie, la patrologie, les textes canoniques, d’une part, renouveau de la spiritualité catholique d’autre part. L’essor remarquable du livre catholique, qui atteint son apogée au XVII ème siècle, commence à la fin du XVI ème siècle.
Le XVIII ème reste dominé par les Lumières. Au milieu du XIX ème siècle, l’on assiste à une lente concentration des maisons d’édition catholiques : une vingtaine de maisons éditent près de la moitié de livres religieux. Certains centres provinciaux déclinent : Avignon, Besançon, même Lyon où les vieilles maisons Périsse et Pélagaud publient abondamment mais sans beaucoup de soin. Paris garde le premier rang : un livre religieux sur deux y est édité, et ce commerce se rassemble à partir de 1840 autour de l’église Saint-Sulpice42.
Les productions locales, régionales et provinciales y retrouvent aussi tout leur poids, non seulement parce qu’elles sont étroitement dépendantes des travaux de ville animés par l’autorité religieuse, mais également parce que celle-ci entretient une diversité d’usage qu’illustre la variété des catéchismes, des livres officiels et des vies de saints. Mais c’est à Paris que l’Abbé Migne43 produit dans ses « ateliers catholiques » - Lecoffre et Palmé – les célèbres patrologies et bien d’autres gros volumes.
Un autre foyer important s’est formé à l’Ouest : Alfred Mame développe à Tours une entreprise qui est souvent donnée en exemple, à la fois pour la rationalisation de sa production et pour les efforts de sa direction en faveur du personnel. A Limoges, les maison Barbou et Ardant se situent, à tous points de vue, assez loin en arrière. Au nord enfin, le foyer lillois se maintient avec maison Lefort, tandis que le Belge Casterman, de Tournai, s’empare à partir d’environ 1860 d’une part non négligeable de la clientèle française. L’édition religieuse française se trouve donc placée sous le signe de la diversité, mais, dans un climat général de prospérité de ce secteur, la concurrence y reste vive.
Au XIX ème siècle, les éditeurs catholiques constituent, au sein de la profession, un petit monde à part : il est très rare que d’autres maisons publient des livres religieux, tandis qu’eux- mêmes ne s’en écartent que pour produire des romans édifiants ou des manuels de l’enseignement catholique. Même s’il y a parfois spécialisation, le rayon religieux occupe une place importante dans la plupart des librairies. Entre les années 1830-1890, et surtout entre 1850 et 1880, l’édition religieuse connaît en France une singulière activité44. Si les éditeurs catholiques se distinguent aisément des autres membres de la profession, le livre religieux, lui, partage dans une large mesure les caractéristiques des autres livres de l’époque. Avec quelques nuances, pourtant. Ainsi les chiffres de tirage sont aussi variés que dans la librairie « profane », quoique peut-être en moyenne un peu plus faibles ; mais paroissiens et catéchismes font l’objet de gros tirages. De même, la gamme des prix est-elle aussi largement étendue, depuis la mince brochure de propagande à 10 ou 20 centimes, jusqu’aux luxueuses éditions illustrées lancées par exemple par la maison Mame.
Dans la première moitié du XX ème siècle, la France est massivement baptisée catholique. En 1900 elle compte 97,1 % des baptisés, en 1970, 80,3 %. Le nombre d’enterrements religieux est considérable. Durant cette période, la disproportion est énorme entre le public potentiel des lecteurs catholiques et les chiffres de l’édition religieuse, environ 6,5 % de l’édition française45.
L’Eglise catholique offre de nombreuses enclaves où s’entretiennent des usages oraux, cérémoniels et éducatifs du livre, dans les offices, les usages pastoraux : livres d’heures, manuels de la vie dévote et d’oraison quotidienne46. La vitalité dans le domaine du livre religieux s’explique par la présence de trois catégories de lecteurs. D’abord le clergé ou « les clergés » : séculier, régulier (dont de nombreux missionnaires) sans oublier les religieuses.
En second lieu, les femmes : elles constituent, et de beaucoup, la majorité des « pratiquants ». Enfin, les enfants et les jeunes (garçons et filles) : l’essor des écoles catholiques au temps de la loi Falloux47, plus tard celui des patronages, développe un public auquel les éditeurs religieux fournissent aussi livres de prix et livres d’étrenne. Au total, c’est tout un « moment » de l’histoire du catholicisme français que traduit la conjoncture de l’édition religieuse.
L’étude de l’édition religieuse bénéficie de sources variées, nationales et locales, où l’inventaire et le catalogue tiennent la première place, mais doivent être analysés en fonction de l’évolution historique des conditions même de leur production. On peut ainsi voir apparaître la professionnalisation interne du clergé quant à sa formation ; la part des familles religieuses et des variations de l’usage. Certes, en France, l’édition religieuse est liée à l’histoire générale du pays : deux conflits mondiaux, une droite et une gauche politiques, les passions suscitées par l’affaire Dreyfus qui s’éteignent en 1914, le Front populaire, etc. Elle n’est pas étrangère à l’histoire intellectuelle avec le mouvement bergsonien, le phénomène « Maritain », le personnalisme de Mounier, le renouveau thomiste. Au sein de l’Eglise catholique il y a aussi des mouvements internes : le Sillon48, et l’Action française 49 , respectivementcondamnés en 1910 et en 1926, la naissance de l’Action catholique, les contrecoups du modernisme, le renouveau liturgique et biblique, et vers les années cinquante, la crise des prêtres ouvriers50.
Dès lors, il reste à savoir comment cette abondante production atteint-elle son public ? En effet, la plus grande partie est distribuée par le réseau des libraires brevetés, dont on sait qu’il dessert très inégalement les diverses régions. Si certaines librairies soignent plus systématiquement leur réputation de librairies catholiques – en particulier à proximité des cathédrales et des sanctuaires de pèlerinage – la plupart vivent principalement de la papeterie, des livres scolaires…et des livres religieux. Le colportage ne joue qu’un rôle réduit dans la distribution du livre catholique – c’est certainement l’inverse pour le livre protestant -, et de toute manière il décline très rapidement après 1850. Par contre, deux autres filières ne doivent pas être négligées. D’une part les couvents, collèges et séminaires sont tacitement autorisés à fournir à ceux qui les fréquentent des livres en rapport à leurs activités. D’autres part, tout au long du siècle, les catholiques multiplient les initiatives destinées à encourager la lecture de « bons livres » ; plusieurs de ces « œuvres » organisent des bibliothèques de prêt, d’autres distribuent elles-mêmes des livres de propagande.
N. Le Maître, Les livres et la formation du clergé au XVI ème siècle, dans la Revue d’histoire de l’Eglise de France, p. 121.
Livre contenant les détails pour l’administration des sacrements.
Recueil des textes liturgiques pour chaque jour.
Lieu réservé à l’administration du baptême.
Calcul déterminant le temps pour les usages ecclésiastiques et particulièrement la date de la fête de Pâques.
Ensemble des règles qui préparent à la confession.
N. Le Maitre, Art. Cit., p. 221.
Cf D Roche, Livre et culture, religion et société à l’âge moderne. Quelques réflexions, dans la « Revue d’histoire de l’Eglise de France, p. 220.
D. Pallier, Les réponses catholiques, dans Histoire de l’édition française. Tome 1, le livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVII ème siècle, édit., Promodis, Paris, 1982, p. 346.
C. Savart, Le livre religieux, dans Histoire de l’édition française, 1990, p. 449.
L’abbé Migne (1800- 1875) : imprimeur, il publia de nombreux volumes de théologie, de patrologie et de pastorale.
C. Savart, Art. Cit., p. 449.
M. Albaric, L’édition catholique, dans Histoire de l’édition française. Le livre concurrencé 1900- 1950 ( Sous la dir. de R. Chartier et H-J Martin ), édit., Fayard, Paris, 1991, p. 295.
D. Roche, Livres et culture, religion et société à l’âge moderne. Quelques réflexions, dans la Revue d’histoire de l’Eglise de France, vol. 83 ( n° 210), Janvier- Juin 1997, Paris, p. 223.
La loi Falloux (du nom de son initiateur), fixa durablement, pour partie jusqu’à nos jours, certaines règles du système scolaire primaire et secondaire français. Elle affirmait le primat de l’éducation religieuse et la place du curé dans l’enseignement primaire ; de plus, cette loi fixait d’une part, les règles régissant les rapports entre l’école publique et l’école privée et d’autre part, elle donnait à l’Eglise catholique un pouvoir considérable sur l’ensemble du système scolaire.
Mouvement religieux français fondé par Marc Sangnier (jornaliste et homme politique français 1870-1950) en 1894.
Mouvement politique français nationaliste fondé en 1899 par H. Vaugeois (Pr de Philosophie) et Maurice Pujo (journaliste et écrivain).
M. Albaric, Art. Cit., p. 295.