1. 5. Pratiques de lecture

Dans ses Confessions (VI, 3), au IVème siècle de notre ère, Augustin après avoir rendu visite à l'évêque de Milan Ambroise, rapporte ceci : « quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son coeur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à haute voix ».

Sans doute dans l'Antiquité la lecture silencieuse n'est-elle pas tout à fait ignorée, mais c'était un phénomène marginal. La lecture silencieuse est peut-être pratiquée dans l'étude préliminaire du texte et pour le comprendre parfaitement. Mais les écrits (scripta) restent inertes tant que la voix ne leur a pas donné vie en les transformants en mots (verba). La voix est destinée à une lecture expressive modulée par des changements de ton et de cadences selon le genre du texte et les effets de style54. Par ailleurs l'écriture en continu sans séparation entre les mots (scriptio continua), devenue courante à partir du Ier siècle (et succédant à l'usage des interpunctua marquant la séparation entre les mots) rend nécessaire la lecture à haute voix pour comprendre les textes.

Pour saisir une scriptio continua, il fallait donc plus que jamais l'aide de la parole : une fois la structure graphique déchiffrée, l'ouïe était mieux à même que la vue de saisir la succession des mots55. Alberto Manguel note que Cicéron, de même que plus tard Augustin, ont besoin de répéter le texte avant de le lire à haute voix. Dans le déchiffrement, le lecteur se laisse guider par des cellules rythmiques qui l'aident à structurer le texte. Il jouit d'ailleurs d'une certaine liberté dans la façon de couper l'énoncé et de faire des pauses. Il ajoute éventuellement des signes de séparations entre les mots ou les phrases. Lire c'est un peu comme interpréter une partition musicale et le corps y est le plus souvent engagé par des mouvements des bras et du thorax56.

La lecture à haute voix exige comme dans l'Antiquité une technique particulière et se rapproche du chant liturgique. Elle relève le plus souvent d'une pratique collective. Par exemple, dans la liturgie de l’Eglise, avant 1300, la prière silencieuse est en fait inconnue. Toutes les prières qui font partie de la célébration de la messe ou des offices canoniques sont orales, et même dans les messes privées toutes les prières sont prononcées à haute voix57. C’est seulement au milieu du XIV ème siècle que les théologiens proposent aux fidèles un choix clair entre prière oralisée et prière silencieuse.

A partir du VIème siècle, la lecture silencieuse se développe, notamment en milieu monastique. Dans la Règle de Saint Benoît, la lecture joue un rôle très important. On y trouve des références à l'exigence d'une lecture muette qui ne dérangera pas les autres. On distingue plusieurs pratiques, dont la lecture à voix basse, appelée murmure ou rumination (ruminatio), qui sert de support à la méditation et d'instrument de mémorisation. Dans ce genre de lecture, les livres (essentiellement religieux) sont quasiment appris par coeur, voire incorporés par le lecteur. Ce type de lecture est dominant jusqu'au XIIème siècle. Dans ce contexte l'écrit est surtout investi d'une fonction de conservation et mémorisation.

La lecture silencieuse (in silentio), est l'occasion d'une intériorisation du texte et d'une individualisation de la lecture. Le lecteur silencieux n'est plus astreint au rythme de la prononciation, il peut aussi établir des parcours discontinus dans son livre ou confronter tel passage à un autre. La méthode de lecture change : on procède à un déchiffrement réglé de la lettre (littera), du sens (sensus) et de la doctrine (sententia). On s'aide des gloses et des commentaires pour comprendre les textes58. La relation que le lecteur entretient avec le contenu devient beaucoup plus personnelle à tel point qu'on y verra un risque de paresse et d'hérésie. Effectivement un livre qu'on lit en réfléchissant au fur et à mesure à son sens n'est plus sujet à clarification immédiate, aux directives, condamnations ou censure d'un auditeur59. Cette forme de lecture favorise la méditation et en même temps, elle est la voie royale de la contemplation.

Pour ce qui est de la prière silencieuse ou la prière in silentio, elle est prononcée secrètement pendant la liturgie, la prière silencieuse privée, elle, est désignée de manière variable, comme prière en pensée, prière mentale, prière méditative, prière contemplative, prière de cœur60.

Dans l’intention de réduire la distance entre la culture lettrée, toute visuelle, silencieuse et la culture populaire, toute orale, Jean Gerson61 défend la contemplation des images dans les livres comme substitut de la lecture pour les non-lettrés en quête d’une expérience dévotieuse intime. A la fin du XV ème et au XVI ème siècles, avec le progrès de l’alphabétisation et les nouvelles pratiques de prière, la prière silencieuse est recommandée avec un zèle croissant.

Selon Jean Hebrard, toute lecture se tient entre les deux pôles, que sont la lecture individuelle et la lecture collective, et participent à la fois de l’une et de l’autre, quels que soient ses ancrages sociaux et ses finalités (…). A l’église, ou dans les rituels de la piété domestique, la lecture oralisée collective, partagée ou non, s’articule avec la lecture méditée de la prière individuelle, qu’elle soit silencieuse ou encore oralisée à mi-voix62.

On comprend de ce fait comment la diffusion du christianisme – quantitative – comme son appropriation – qualitative – est passée par la circulation des livres et l’apprentissage de leurs usages. Et pourquoi les autorités religieuses s’estimaient très directement concernées par le développement de la culture des imprimés. Mais pour elles, l’enjeu des livres était aussi précédé, lié ou concurrencé par un autre enjeu : celui des images.

Notes
54.

G. Cavallo et R. Chartier, Histoire de la lecture dans le monde occidental, édit., du Seuil, Paris, 1997, p. 89.

55.

G. Cavallo et R. Chartier, Idem, p. 90.

56.

A. Manguel, Une histoire d la lecture. Arles : Actes- Sud, édit., Babel, 1998, p. 68.

57.

Les usages de l’imprimé (sous la dir. de R. Chartier), édit., Fayard, Paris, 1987, p. 194.

58.

R. Chartier et alii, Histoire de la lecture. Un bilan de recherches, IMEC, édit., de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1995, p. 274.

59.

A. Manguel, Op. Cit., p. 71.

60.

Les usages de l’imprimé, p. 197.

61.

J. Gerson, Moralité de la passion, dans Œuvres complètes, VII, p. 143, repris dans, Les usages de l’imprimé, p. 205.

62.

R. Chartier et alii, Op. Cit., p.553.