L'un des instruments de la participation imaginaire du lecteur, c'est l'insertion d'éléments picturaux dans les textes – insertion qui, au fil des siècles a pu prendre des formes très variées. En fait, l'apparition d'images dans les textes n'a rien de surprenant : elle découle de la spatialité et de l'iconicité de la lettre elle-même. Ou pour le dire autrement : la lettre est elle-même une sorte de dessin, dont nous avons tendance à oublier la spatialité au profit de son « sens »mais il suffit qu'elle soit « ornée » pour que nous prenions conscience de son existence graphique.
On peut distinguer trois principaux rôles de l'illustration dans les textes63 : le repérage, le contrepoint, la visualisation. Entre ces fonctions il y a cependant de multiples interférences.
Dès le XIème siècle un certain nombre de repères visuels sont mis en place pour faciliter l'identification des unités de sens du texte. Ainsi on voit apparaître le symbole du pied-de- mouche indicatif du paragraphe (avant que le paragraphe ne soit signalé par un blanc). Mais aussi des têtes de chapitre en couleur rouge, des initiales tantôt rouges et tantôt bleues. Cette lettre initiale, au contact de motifs décoratifs venus de traditions barbares nordiques (celtiques en particulier) va devenir de plus en plus illustrative et se transformer en lettre historiée (le mot histoire à partir du XIIIème siècle désigne la représentation d'une scène à plusieurs personnages), c'est-à-dire en forme typographique abritant des images de plus en plus complexes et qui s'émancipent de leur simple fonction de repérage pour la doubler d'une fonction représentative. D'où la possibilité d'effets de redoublement entre texte et image et de visualisation des scènes décrites.
De même d'autres repères textuels vont être l'occasion de visualisations. La page de titre fait son apparition vers 1480 et elle est souvent composée comme un tableau allégorique. Les culs-de-lampe qui séparent les chapitres auront plus tard, une fonction de plus en plus icônique.
L'image n'est pas toujours un redoublement de la lettre. Elle peut au contraire inverser son sens, la tourner en dérision ou parler d'autre chose. L'époque où cette fonction de contrepoint des images dans les textes s'est développée de la façon la plus spectaculaire est le XIVème siècle où l'on voit apparaître des livres d'heures (c'est-à-dire des livres de prière comprenant des psaumes, des hymnes, des prières spéciales à différents saints et un calendrier) très richement ornés. Mais cette ornementation est souvent très surprenante. Par exemple dans telle page du livre d'heure dit de Marguerite (second quart du XIVème siècle), la lectrice pouvait voir une « Adoration des Mages » richement peinte dans la lettre initiale D, mais cette image sainte est doublée par de curieux motifs dans les marges. En bas de la page, on aperçoit trois singes parodiant les attitudes des Mages. À droite une figure à bonnet de fou grimace, à gauche un ange à tête de singe tire sur la lettre comme s'il voulait la défaire, et dans les marges de la page suivante, on aperçoit des objets hétéroclites tels un chaudron et un papillon. Ainsi s'opposent mais aussi dialoguent « Parole de Dieu » et une fatrasie visuelle qui en est un peu comme le refoulé64. Ces singeries en marge des livres d'heures nous indiquent bien que si le lisible et le visible émergent d'une même source, en un point ils peuvent diverger et presque se contredire.
De fait, certaines images ont pour fonction d’aider à la lecture. Comme on l'a vu, dès l'Antiquité, il y a eu des livres illustrés associant le texte et l'image et destinés à des couches sociales peu instruites. En Egypte, on a retrouvé des livres grecs illustrés ; ce sont des adaptations de grands textes comme les poèmes d'Homère. On peut penser qu'ils s'adressaient à des nouveaux riches, comme le Trimalcion du Satiricon de Pétrone, soucieux d'afficher la possession de livres, mais incapable d'une lecture élaborée65 et qui devaient s'aider des images. Ce type de livres très illustrés pour public de lecteurs peu instruits fait songer à un type de livre qui se répandra plus de dix siècles plus tard, à partir de 1462 et qu'on a appelé Bibliae pauperum, Bibles des pauvres (sans doute abusivement car il s'agissait de livres assez chers).
L'imagerie biblique est passée des fresques des églises, aux vitraux imagés des églises gothiques et enfin au livre. Il s'agit de grands livres d'images où chaque page est divisée en deux scènes ou plus, associant parfois des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testaments. Le livre, posé sur un lutrin, est ouvert à la page appropriée et exposé aux fidèles. La plupart de ces fidèles sont incapables de lire les mots en caractères gothiques qui constituent une sorte de légendeautour des personnages représentés. Mais la majorité reconnaissait la plupart des personnages et des scènes et était capable de lire dans ces images une relation entre les récits de l'Ancien Testament et du Nouveau, du simple fait de leur juxtaposition sur la page66. L'image a donc ici pour rôle de faire dialoguer les textes. Il se peut aussi que ces images aient été un support de verbalisation pour le prêtre chargé du prêche et une illustration de textes bibliques lus à haute voix. Avec le temps l’importance de l’image s’est accrue et s’étend désormais dans d’autres formes de littérature ou d’expression.
Le XIXème siècle connaît un essor prodigieux des techniques et du succès de l'illustration, qui coïncide avec l'intense participation imaginaire du lecteur qu'on a évoquée plus haut. Mais pour autant l'image ne s'autonomise pas totalement. L'illustration offre une interprétation visuelle des moments clés du récit. La façon dont l'image est légendée, à partir le plus souvent d'un fragment de phrase extrait du récit produit aussi des effets de sens variés, suspendant l'action et le sens dans une immobilisation dramatique ou jouant de subtils décalages entre ce qui est montré et ce qui est cité.
En fait, textes et images n'apparaissent jamais dans le livre comme deux ordres absolument hétérogènes et séparés. C'est précisément parce qu'ils appartiennent à des codes différents convoqués dans un même espace, qu'ils dialoguent et produisent des effets de sens complexes. C’est aussi pour cela qu'il faut apprendre à les déchiffrer dans une lecture totale.
En effet, les vitraux des églises sont probablement, dès le Moyen-Âge, les images les plus puissantes. Le vitrail est devenu, en Occident à partir du Moyen–Âge, une expression artistique très utilisée en architecture et plus particulièrement dans les édifices religieux, empruntant les techniques de la peinture et de la céramique. En remontant le temps, on peut dire qu’il date du VI ème siècle après Jésus-Christ. On trouve des traces à Saint Vital de Ravenne et à la Basilique Sainte Sophie de Constantinople.
Le plus ancien vitrail représentant un personnage est la « tête du Christ » de Wissembourg ; il date de 1070, on peut le voir au musée de Strasbourg. Mais c’est à partir du XII ème siècle que le vitrail a vraiment pris toute son importance.
Bien avant l’imprimerie, les vitraux ont joué un rôle important dans la piété des fidèles. En tant que médias de l’image, ils ont eu un impact décisif dans la consolidation de la foi des fidèles. Ils entraînent à la piété et en même temps servent d’intermédiaires à la compréhension de certains épisodes de la Bible ou de l’enseignement doctrinal, ou encore de la vie du Christ, de la Vierge Marie et des Saints. Les vitraux font de l’église un espace à part, dédié à la prière, et à la louange de Dieu. A eux seuls, ils constituent un grand enseignement sur l’église, en tant que lieu de la rencontre entre Dieu et l’homme, autrement dit un lieu sacré. Ils sont un grand appui pour la foi des analphabètes. A côté des vitraux, on citera également les tableaux, les statues, les chapiteaux et toutes les formes de sculptures qui marquent l’entrée dans les églises et qui ont aussi joué un rôle dans l’œuvre de christianisation. Ils ont servi à l’instruction et en même temps ils ont joué un rôle de médiation.
R. Chartier et alii, Idem., p. 229.
M. Camille, Images dans les marges : aux limites de l’art médiéval, édit., Gallimard, Paris, 1997, p. 22.
G. Cavallo et R. Chartier, Op. Cit., p. 99.
A. Manguel, Op.Cit., p. 130.