Chapitre 2. L’enjeu des livres dans les querelles religieuses de la Renaissance à la Contre-Réforme

2.1. La révolution de l’Humanisme 72

Dans l’Europe du XV ème et XVI ème siècles se produit une modification profonde de la vision de l’homme sur sa condition et sur le monde, ainsi que la naissance d’un esprit scientifique. Dans le même temps se transforment les rapports de l’homme avec la religion. Ces bouleversements sont facilités par les mutations importantes des moyens de communication et de diffusion des idées et des savoirs ; invention de l’imprimerie, multiplication des universités, collèges et académies.

L’humanisme est une vision du monde où tout gravite autour de l’homme comme tout gravitait autour de Dieu dans la vision antérieure en Occident. Ainsi défini, il est le produit d’une révolution copernicienne inversée : l’homme, auparavant satellite de Dieu, devient l’astre central73. En outre, toute la pensée humaniste menait à donner à l’art une place privilégiée dans l’ensemble des activités créatrices de l’homme. De 1420 à 1560, l’Occident s’est formé une référence esthétique qui a résisté jusqu’au début du XX ème siècle et à laquelle, malgré les chemins nouveaux de l’art contemporain, on continue d’attacher une valeur exemplaire74.

Selon Mc Luhan, à la Renaissance, l’imprimé a libéré des forces sociales et psychologiques immenses en dégageant l’individu du groupe traditionnel et en montrant, en même temps, comment additionner les individus les uns aux autres en une massive agglomération de puissance. L’esprit entreprenant et individualiste qui poussait les artistes et les écrivains à s’exprimer eux-mêmes dans leurs œuvres aiguillonnait d’autres hommes vers de grandes entreprises, militaires ou commerciales75.

Quoi qu’il réagisse contre le système existant, l’Humanisme prend d’abord sa source dans l’héritage médiéval. A côté de la Révélation, contenue dans l’Ecriture sainte et dans les commentaires des Pères de l’Eglise, fournissant aux hommes une cosmologie, une histoire, une morale et une finalité existentielle, le Moyen-Âge a édifié une science qui permet de comprendre le monde pour tenter de le dominer et une philosophie. Celle-ci est d’abord servante de la théologie, mais tend à s’en distinguer, particulièrement dans les domaines ou la Bible ne satisfait pas la curiosité naturelle de l’esprit humain. Philosophie et science reposent essentiellement sur Aristote, connu intégralement à partir du XIII ème siècle, par l’intermédiaire des traducteurs et des commentateurs arabes et juifs. On lui emprunte une logique et un mode de raisonnement, une conception de la connaissance et un corpus scientifique.

Le contact entre une pensée aussi complète et aussi totalement étrangère au christianisme et à la théologie posait de nombreux problèmes que l’école s’efforça de résoudre. Au XIII ème siècle, Thomas d’Aquin esquissa une solution globale en proclamant l’unité profonde de la vérité et l’accord nécessaire de la foi (connaissance révélée) et de la raison (connaissance élaborée à partir du sensible et des concepts qui servent à classer les phénomènes). Entre le monde des apparences, celui des essences (qui sont « réelles » dans chaque individu d’une espèce, à travers la diversité des accidents) et celui des formes archétypes, qui sont en Dieu, il établissait de subtiles relations. Thomas d’Aquin affirme qu’il est possible à l’homme d’élaborer, à partir de l’expérience, par l’analogie et l’abstraction, une connaissance du monde réel, celui des essences.

Mais le thomisme à la fin du XV ème siècle n’est plus défendu que par quelques penseurs, généralement dominicains (à titre d’exemple ceux de Cologne). Ce qui triomphe un peu partout dans l’enseignement universitaire, c’est « le nominalisme » de Guillaume d’Occam (1280-1349) et de ses disciples. Pour eux, les vérités de la foi ne sont susceptibles d’aucune analyse rationnelle et la théologie est vaine, qui tente d’expliquer le contenu de la Révélation. En revanche, la raison à partir des apparences sensibles, peut élaborer une science purement expérimentale, qui ne doit rien à l’Ecriture, mais qui n’est jamais assurée de correspondre aux réalités divines. Mieux, cette connaissance ne peut être qu’individuelle et les concepts dont les hommes usent par commodité pour désigner les espèces ne sont que des « noms », alors qu’ils correspondent, pour les « réalistes », aux essences.

Ce divorce total entre le domaine de la foi et celui de la raison, par son caractère désespérant eut de lourdes conséquences dans le domaine religieux. Il n’en eut pas moins dans le domaine de la pensée philosophique et scientifique. L’impossibilité d’une connaissance générale ramène toute réflexion à une discussion sur certains concepts, à un enchaînement aussi rigoureux et aussi ingénieux que possible de syllogismes permettant de classer les sensations et de ramener les phénomènes aux genres et aux espèces définis par Aristote. Ce dessèchement de la scolastique était encore accentué par l’enseignement des universités qui reposait sur la « lectio », le commentaire (généralement emprunté à un auteur médiéval) et la « disputatio », simple exercice d’agilité bavarde.

La crise de la pensée médiévale explique l’hostilité des humanistes à la scolastique et le succès des formules nouvelles qu’ils élaborèrent. Il convient toutefois, de souligner que les Humanistes dans leurs hardiesses, restèrent prisonniers du passé, et particulièrement du mode de raisonnement syllogistique, faute d’avoir élaboré une logique76.

La source vive de l’humanisme est sans doute la redécouverte de l’Antiquité. Selon Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, le Moyen-Âge n’a pas ignoré les oeuvres et la pensée de l’Antiquité, mais il n’en avait qu’une vision tronquée et déformée77. Le besoin de posséder des textes corrects d’auteurs anciens se fit sentir dans le milieu de certains chercheurs. Or, si les manuscrits des auteurs sont relativement nombreux, les copies des œuvres de Cicéron, de Virgile ou de Salluste sont rares et fautives. Reproduire ces textes avec exactitude et à un grand nombre d’exemplaires est un travail impossible à exécuter si l’on ne connaissait l’existence du nouveau procédé de reproduction des textes – l’imprimerie78.

Le Moyen-Âge avait une vision tronquée de l’Antiquité parce qu’il ne connaissait pas la plus grande part de la littérature grecque, sinon à travers les analyses ou les imitations des latins (exemple : Homère à travers Virgile ou les stoïciens à travers Cicéron). Cette vision était tronquée parce qu’il manquait une part importante de l’héritage latin : Plaute, Quintillien, les lettres de Cicéron. Elle était déformée parce que ces oeuvres, connues souvent dans des versions médiocres, déparées de fautes ou d’interpolations, ne sont jamais reçues en tant que telles, mais étouffées par des commentaires qui en sollicitent l’interprétation pour le faire servir à la consolidation de la loi79.

La révélation de Platon amena une réévaluation des doctrines aristotéliciennes, qui jusque-là, régnaient sans partage. La lecture traditionnelle, spiritualiste, adaptée par les théologiens médiévaux aux nécessités de la foi garda des adeptes dans toutes les vieilles universités et il en fut ainsi au temps de Descartes. Mais il existait une autre interprétation d’Aristote, plus conforme à la lettre, celle d’Averroès (1126-1189). Elle avait tenté plus d’un penseur, au prix d’une séparation totale de la philosophie et de la foi. On l’enseignait régulièrement à Padoue, en se donnant l’apparence de la critiquer au nom de la religion menacée. C’est ce que fait au début du XVI ème siècle Pietro Pomponazzi(1462-1525), en se plaçant dans l’hypothèse d’une humanité privée de la Révélation.

Dans le De immortalitatae animae (1516), il montre que l’âme intellectuelle, liée à l’âme sensitive et au corps, meurt avec celui-ci. Il n’y a pas d’au-delà et l’homme doit se donner pour but « d’assumer le plus possible d’humanité ». Dans le De facto (1520), il montre l’incompatibilité du libre arbitre et de la toute-puissance divine et, critiquant les religions, il opte pour un simple naturalisme : en se conformant à la nature, l’homme se réalise plutôt qu’en tentant de ressembler à un dieu qui est inconnaissable. Après lui, les professeurs de Padoue continuent d’enseigner ces doctrines qui introduisirent dans l’univers un strict déterminisme et ne laissèrent pas de place à l’intervention divine.

En fait, la véritable philosophie de l’humanisme est empruntée à Platon et à son école. C’est Marsile Ficin (1433-1499), protégé de Cosme et de Laurent le Magnifique, qui en fournit l’exposé le plus magistral dans la Theologia platonica (1469-1474) dédiée à Laurent.

Le néoplatonisme du XVI ème siècle est avant tout une ontologie. Dieu est l’Être, dont émanent tous les autres êtres, hiérarchisés selon leur degré de pureté. Les âmes astrales et les anges, pures créatures célestes, immortelles et parfaites assurent la marche des sphères qui composent l’univers incorruptible. En revanche, les essences des choses matérielles qui composent l’univers terrestre, si elles sont des créatures, des Idées résidant auprès de Dieu, ont besoin des formes sensibles pour exister, mais ces formes ne sont que des traductions imparfaites et corruptibles de leurs archétypes divins. Au centre du Cosmos, l’homme est à la fois âme immortelle, image de Dieu, créature privilégiée entre toutes, mais aussi matière et pesanteur corporelle. Sa vocation est donc, par la connaissance, de passer du monde des apparences sensibles à l’intelligence des Idées qui lui permet de revenir à l’Être.

Dans cette démarche qu’il peut refuser en se ravalant au rang des bêtes, trois modes de connaissance s’offrent à lui, qui correspondent aux trois formes de l’âme : par les sens (âme sensitive, animale, mortelle), par la raison déductive (âme rationnelle), enfin par la contemplation, qui permet à l’âme intellectuelle d’appréhender intuitivement, en se séparant des apparences sensibles et des pièges de l’analyse, les archétypes. Lorsque l’Homme étudie ou contemple l’Homme, il étudie ou contemple le miroir même de Dieu, son image imparfaite, mais à travers laquelle on peut atteindre la perfection : ainsi se trouve justifiée l’exaltation de la dignitas hominis et l’intérêt passionné qu’on lui porte80.

Malgré l’espace, malgré les frontières, malgré les conflits qui opposent les princes, les idées défendues par l’Humanisme se sont propagées principalement auprès de l’élite intellectuelle, notamment grâce à l’imprimerie, à l’enseignement, etc. Les humanistes s’interrogent aussi sur la meilleure façon de gouverner, sans avoir tous le même avis. Toutefois, le fait d’y réfléchir et de remettre en question la forme de gouvernement de l’époque est en soi une nouveauté. Machiavel pense que la fin justifie les moyens, Thomas More dans « l’utopie » imagine un état idéal fondé sur l’égalité et la tolérance religieuse81.

L’imprimerie joue un rôle très important dans cette diffusion de la culture humaniste. Alors que les ouvrages religieux (Ecriture sainte, Pères de l’Eglise, écrivains spirituels ou simplement livres d’Heures) représentent, dans la deuxième moitié du XV ème siècle l’essentiel de la production imprimée et une proportion qui reste importante ensuite, les éditions inspirées directement de l’Humanisme se multiplient significativement après 1480 : textes anciens en langue originale, textes traduits en langue véhiculaire des gens cultivés, le latin, puis en langue vulgaire, manuels, grammaires et dictionnaires, livres scientifiques. S’y ajoutent les écrits des humanistes eux-mêmes. Le plus grand succès de librairie d’un auteur contemporain est celui d’Erasme, dont les Adages connaissent 72 éditions de 1500 à 1525, 50 éditions de 1525 à 1550 et les Colloques, 60 et 70 tirages pour les mêmes périodes. L’imprimerie en permettant de répandre rapidement et à un prix nettement inférieur, les ouvrages anciens et récents, a été le véhicule fondamental des idées nouvelles, celles des humanistes et celles des Réformés.

La diffusion des idées nouvelles naît aussi des relations permanentes qui se nouent entre les hommes, par les voyages, comme ceux d’Erasme en Italie et en Angleterre, comme ceux de Budé en Italie, par des séjours voués à l’enseignement comme ces Italiens enseignant philosophie et grec à Paris, par une abondante correspondance, chargée de compliments réciproques, de réminiscences littéraires, d’exercice de style, et dont le destinataire s’empressait de diffuser le contenu dans les milieux intellectuels de sa ville. Une véritable émulation était entretenue en permanence, entre les lettrés d’un même centre, entre les centres qui, partout en Europe, reçoivent le message italien. On peut vraiment parler d’une République des lettres, qui ne groupe qu’un petit nombre d’hommes, mais les lie étroitement : des clercs, des enseignants, des médecins, quelques grands bourgeois enrichis se piquant de culture, quelques gentilshommes tranchant sur la médiocrité intellectuelle de leur milieu, tels un Pic de la Mirandole, etc. Mais on doit aussi penser que les idées nouvelles ont débordé le cadre étroit de ces milieux et que quelque chose s’en est répandue dans les classes dirigeantes.

En se diffusant dans des régions et des milieux divers, les idées humanistes formées originellement en Italie ont pris des nuances variées. On peut évoquer l’Italie et spécialement Florence et Venise, Paris pour les érudits qui se groupent autour de Budé et des Estienne, Lyon avec le médecin Symphorien Champier, la cour du roi de Hongrie, Cracovie, où l’humanisme littéraire et philosophique domine82. C’est à l’étude des textes anciens, à leur commentaire, à leur imitation, au souci du beau langage cicéronien, à la défense du « divin Platon » que l’on s’emploie.

Rien n’illustre mieux la solidarité des lettrés, la rapidité de la diffusion des idées nouvelles, l’universalité du savoir et l’idéal élevé des défenseurs de l’Humanisme que la carrière et l’influence d’Erasme de Rotterdam (1469-1536). Fils bâtard d’un prêtre et d’une bourgeoise de Rotterdam, il reçoit sa première formation humaniste à l’école de Deventer. Moine augustin (ordre de Luther), ordonné en 1492, il devient, comme tant d’humanistes à la recherche d’une sinécure, secrétaire de l’archevêque de Cambrai. Il complète sa formation à Paris, où il fréquente les cercles lettrés. Puis ce sont des voyages incessants, en Angleterre, où Thomas More l’accueille et où John Colet l’intéresse aux problèmes de théologie, en Italie (1506-1509), où il séjourne à Rome, Florence, Padoue, Venise.

Dès 1500, sa renommée est bien établie. Il est partout reçu comme un maître, on admire son latin, sa profonde connaissance des écrivains antiques, son humanité. Les savants et les lettrés s’honorent de correspondre avec lui, le jeune Charles de Bourgogne en fait son conseiller, François Ier tente de l’attirer à la cour, le Pape lui offre en 1535 le chapeau de cardinal. Erasme se fixe à Bâle où il meurt en 1536, fidèle à son Eglise et à ses idées.

Son oeuvre abondante et variée, est une illustration des ambitions spirituelles de l’Humanisme. Toute une partie se rattache à l’humanisme littéraire et philologique : recueil de textes anciens commentés, exercices latins à l’usage des écoliers, innombrables éditions des textes anciens (Plaute, Sénèque, Platon, Plutarque, etc.), traductions latines d’écrivains grecs. A partir du texte grec, il prépare une traduction du Nouveau Testament, plus fidèle que la Vulgate et édite les Pères de l’Eglise. Erasme se veut moraliste, en fustigeant tous les hommes dans l’Eloge de la Folie (écrit en 1509 et édité en 1511), en conseillant les Princes (Institution du Prince Chrétien, 1516), les époux (Institution du mariage chrétien, 1526), en dénonçant l’égoïsme, l’orgueil, l’agressivité.

Retenons de l’Humanisme qu’il est d’abord une « esthétique ». Selon les humanistes, la contemplation de la beauté est un moyen supérieur de connaissance du réel. Ce qui est beau, harmonieux, équilibré est plus proche du divin. Cependant, si la beauté existe dans la nature, elle y est souvent voilée par les accidents matériels. L’homme a le pouvoir de créer la beauté en imitant la nature et en l’idéalisant par un effort sélectif : l’art est à la fois acte créateur, par lequel l’artiste inspiré, participe à l’action divine et moyen d’ouvrir au spectateurune fenêtre vers le monde idéal.De toutes les beautés de la nature, la beauté humaine est la plus proche de cet idéal esthétique.

L’Humanisme est une étape importante dans l’élaboration de la science. Il a posé les jalons d’une méthode scientifique. On peut évoquer certains progrès réalisés notamment dans le domaine des « mathématiques » qui retinrent spécialement l’attention des humanistes, nourris de la lecture de Pythagore.La géométrie s’enrichit de la trigonométrie, les exigences du commerce provoquent une amélioration des méthodes de calcul. L’algèbre progresse également, mais l’absence d’une notation simple et uniforme rend son maniement difficile. La connaissance est la valeur suprême, d’où l’importance de l’éducation et de la science.

C’est grâce aux progrès des mathématiques joints à l’observation rudimentaire (pas de lunette d’approche) que « l’astronomie » se renouvelle. La certitude acquise de la rotondité de la terre laissait subsister le géocentrisme affirmé par Ptolémée et l’Ecriture Sainte. Nicolas Copernic (1473-1543) élabore une solution révolutionnaire à partir des astronomes anciens, de sa conviction de l’harmonie supérieure du mouvement circulaire, de quelques observations de Mars et de Vénus. Dans le De revolutionibus orbium caelestium, paru à Nuremberg, centre de recherches mathématiques, en 1543, il présente sa théorie de l’héliocentrisme : autour du soleil, centre de l’univers, tournent les sphères célestes, parmi lesquelles celle de la terre. Critiqué par les théologiens dont Melanchton, au nom de l’« Ecriture », la théorie n’emporta pas l’adhésion des savants. Il fallut attendre le XVIII ème siècle pour que la terre perde définitivement sa place de centre de l’univers.

L’Humanisme est également « une éthique », à la fois individuelle et sociale. La morale humaniste repose sur un optimisme fondamental : créature privilégiée, l’homme est naturellement bon, naturellement disposé à se conformer au plan divin. Que cette conception soit en contradiction avec la doctrine du péché originel ne dérange pas les tenants de l’Humanisme. Pour eux, la raison humaine, instruite par la philosophie, soutenue par la Grâce divine, qui est généreusement donnée à tous, permet de rejeter ce qui dérange l’ordre et l’harmonie de la nature et de choisir le respect de la volonté divine. Cette croyance va de pair avec l’affirmation double de la liberté et la responsabilité de l’Homme. Il peut se tourner uniquement vers ses aspirations les plus matérielles, il peut aussi s’élever à la connaissance des réalités divines. Son choix est libre et sa responsabilité, entière, dans la mesure où l’éducation lui donne les éléments d’un jugement sain. Cette ascension de la personnalité individuelle passe par l’amour, mais, comme l’enseigne Platon, cet amour, s’il se tourne d’abord naturellement vers la beauté des corps doit s’en affranchir pour s’adresser à la beauté des âmes.

La morale individuelle est donc le respect de soi-même, obéissance aux aspirations naturelles et bonnes que chacun découvre en soi, sublimation des passions matérielles. Elle est aussi respect de l’autre et de ses propres aspirations. Transportée sur le plan collectif et social, cette morale individuelle s’attache à tout ce qui préserve la liberté, à tout ce qui permet un choix raisonné du Bien. A travers les écrits politiques d’Erasme, à travers la description de la manière de gouverner de Pantagruel et de Gargantua s’exprime clairement cette conception. Le bon prince doit vouloir le bien commun, il doit respecter les droits de chacun, il doit faire régner la paix, renoncer aux conquêtes ambitieuses, lutter contre le luxe insolent et protéger les faibles. Inspiré par le Christ, qui est le « Prince de la paix », le prince doit accepter les mêmes blessures d’amour-propre plutôt que de déclencher la guerre, qui est toujours le pire des maux. Car, pour Erasme, il n’y a pas de guerre juste et « la paix n’est jamais payée trop cher ».

L’Humanisme, c’est aussi une« théologie ». Au-delà de son effort pour construire l’Homme, l’entourer de beauté, lui donner des règles de vie et des moyens de dominer le cosmos, l’Humanisme débouche naturellement sur une théologie. Selon Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, « tous les humanistes ont été des esprits profondément religieux, et ce serait gravement trahir leur pensée que de voir en eux des esprits forts, dégagés de toute croyance. Leur philosophie était bien trop imprégnée d’idéalisme, bien trop tournée vers la connaissance de l’Être, bien trop préoccupée de l’accès au monde divin, pour ne pas poser clairement le problème religieux »83.

Les humanistes ne remettent pas en cause la religion mais la façon dont elle est pratiquée. Leurs recherches sur l’homme débouchent sur l’étude critique de la Bible et la remise en cause de l’éducation traditionnelle de l’Eglise. Ils sont surtout scandalisés par sa richesse84.

Quelle que soit leur admiration pour la sagesse antique, ces hommes restent tout naturellement chrétiens. Ils tentent d’accorder leur vision de Dieu et leur conception de l’Homme avec la révélation et les lois de l’Eglise, ce qui ne va pas sans quelques difficultés, quelques contradictions, quelques contresens. Mais l’optimisme fondamental aide à les surmonter ou à les dépasser, jusqu’à ce que la rude lucidité de Luther et les exigences des théologiens tridentins obligent à choisir85. Selon les humanistes, l’homme n’est plus un pécheur humilié devant Dieu et déchu par le péché originel. Par son pouvoir de création, par ses facultés intellectuelles, il apparaît au contraire à l’image de Dieu86. Cet optimisme et cette foi dans les possibilités de l’homme bouleversent les conceptions traditionnelles du Moyen-Âge imposées par l’Eglise catholique, qui faisaient de Dieu le centre de l’univers.

Puisque l’Amour est le mode supérieur de la connaissance, le Dieu des humanistes est avant tout Amour. Pour eux, le Père se confond avec l’Être du néo-platonisme. Le Dieu jaloux de l’Ancien testament ne les intéresse pas. Le message évangélique et la douceur du Christ retiennent leur attention. Les paraboles, la charité, le Sermon sur la Montagne l’emportent sur le sacrifice de la croix. Pour autant que le péché originel n’avait pas détruit la « dignitas hominis », le mystère de la rédemption ne s’imposait pas. Il suffit donc d’imiter le Christ, d’aimer comme il l’a demandé et enseigné. Ils s’inspirent de l’enseignement de St Augustin qui dit : « Aime et fais ce que tu veux ».

En étudiant la pensée antique, les humanistes découvrent et célèbrent une philosophie et une morale très éloignées de celles de l’Eglise. La recherche du bonheur et de la sagesse apparaît totalement nouvelle, car jusque-là les hommes, selon l’Eglise, ne devaient se préoccuper que du respect des traditions religieuses.

L’humanisme brise également le monopole de l’Eglise sur la vie intellectuelle. Auparavant, l’enseignement supérieur était aux mains de l’Eglise. Seuls les sujets religieux étaient abordés, et tous les domaines, même la science, étaient subordonnés à la religion. Par exemple, l’apparition en France du collège des lecteurs royaux, qui dépend du roi et non de l’Eglise, constitue un réel bouleversement. Des sujets profanes sont alors abordés87.

De ce qui précède, nous pouvons tirer deux conséquences. Premièrement les humanistes insistent sur le fait que la « Parole » soit enseignée et comprise dans sa forme exacte. Ainsi, ils recourent à la philologie classique en vue de restituer au texte de l’Ecriture son sens originel et donc de donner une traduction fidèle au texte de l’« Ecriture ». Ils recherchent les manuscrits, les comparent, les critiquent, retournent au grec, à l’hébreu, au syriaque, pour donner de nouvelles versions du texte saint, de nouvelles traductions. Il faut dire que les éditions réalisées par les humanistes, bien qu’elles ne soient pas parfaites, ont tout au moins un caractère révolutionnaire puisqu’elles diffèrent sensiblement du texte dont l’Eglise médiévale s’est servi. A titre d’exemples nous citons : La Bible polyglotte, publiée en 1522, le Psautier quintuple, édité par Lefebvre d’Etaples en 1507, la traduction en latin du Nouveau Testament par Erasme en 1516.

En deuxième lieu, on peut noter le mépris des humanistes pour les discussions des théologiens sur les mystères divins, sur la Trinité, l’Incarnation - et l’indifférence vis-à-vis des formules dogmatiques où l’on tente d’enfermer les rapports entre le Dieu d’amour et les hommes. Pour eux, quelques dogmes fondamentaux, tirés de l’Ecriture sainte, doivent suffire. Le reste est construction humaine, domaine des opinions variables. Une large tolérance doit être pratiquée pour tout ce qui n’est pas nécessaire au salut.

L’amour étant affaire individuelle, la religion l’est aussi. L’homme libre et responsable fait son salut solitairement. La raison prépare la foi, qui est donnée par la Grâce. La foi vit de l’amour et de la Parole évangélique.

Dans cette perspective, l’Eglise est une institution voulue par Dieu pour aider les hommes à faire leur salut. Elle doit donc être « mère », qui conseille, qui donne l’exemple, mais qui n’ordonne pas et qui ne punit pas. A la fois par respect de l’Antiquité, par souci de la liberté de l’Homme, par la prééminence donnée aux choses de l’esprit sur les actes matérialisés, les humanistes souhaitent un retour de l’Eglise aux pratiques des premiers siècles, une purification des rites. Ils rejettent, comme des formes superstitieuses, les observances traditionnelles, les dévotions outrées. Leur religion est à la limite, un moralisme fondé à la fois sur le message de l’Evangile et l’éthique gréco-romaine, un déisme assez vague, libéré des formes ecclésiastiques. Religion intellectualisée à l’extrême, religion d’érudits, d’hommes de cabinets, dotés d’une vaste culture, elle n’a pas pu fournir aux hommes du XVI ème siècle une solution à leur quête spirituelle88.

Notes
72.

Pour développer cette partie du travail, nous nous sommes inspiré du livre de B. Bennassar et J. Jcquart, Le XVI ème siècle, édit., Armand Colin, Paris, 1990.

73.

Cf. WWW.agore.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Humanisme

74.

B. Bennassar et J. Jacquart, Op. Cit., p. 72- 73.

75.

Mc Luhan, Pour comprendre les médias. Les prolongemnts de l’homme, édit., Mame, Paris, 1968, 201- 202.

76.

B. Bennassar et J. Jacquart, Op. Cit., p. 61.

77.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem, p. 61.

78.

L. Febvre et H-J, Martin, L’Apparition du livre, p. 252.

79.

B. Bennassar er et j. jacquart, Idem, p. 61.

80.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem, p. 62- 63.

81.

http://membres.Lycos.fr/jbraun/HG/seconde/renaissance.html

82.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem, p. 64- 65.

83.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem., p. 71.

84.

Cf. Humanisme et renaissance sur le sit http://WWW.lombardf.com/

85.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem., p. 71.

86.

Cf. WWW.Maxicours.com.

87.

Idem.

88.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem., p. 71- 72.