2.2. L’alliance de l’humanisme et de l’imprimerie

En tant qu’un des agents de la mutation, l’imprimerie a modifié les méthodes de conservation des données, les systèmes d’enregistrement et de restitution des textes et les réseaux de communication utilisés dans toute l’Europe par des communautés savantes89. A la fin du XVème siècle, la reproduction de la matière écrite passe progressivement de la table du copiste à l’atelier typographique. Ce qui constitue une révolution dans le monde du savoir. Selon Mc Luhan, la typographie eut des effets psychologique et sociaux qui modifièrent soudainement les frontières et les modèles antérieurs de la culture. En produisant une fusion - certains diront une confusion - du monde antique et du monde médiéval, le livre imprimé créa un troisième monde, le monde moderne.

L’imprimerie, affirme Elizabeth L. Eisenstein, a joué un grand rôle dans le renouveau intellectuel. Elle a accéléré la diffusion des idées et des textes et bouleversé les conditions de leur création et de leur production. Cela n’a pas seulement eu des conséquences sur la construction de la science moderne et sur son essor, mais aussi sur le mouvement de Réforme et plus généralement sur ce qu’il est convenu d’appeler la Renaissance. L’imprimerie ne fut pas une simple technique au service d’un renouveau intellectuel, mais l’un de ses acteurs.

Mc Luhan souligne que l’imprimerie par caractères mobiles a été la première expérience de mécanisation d’un métier complexe, et elle devint l’archétype de la mécanisation dans toutes ses applications. L’explosion typographique a prolongé l’esprit et la voix des hommes et reconstitué un dialogue humain à l’échelle du monde et qui relie les époques.

Simplement en tant que réservoir d’information et moyen d’en disposer rapidement, la typographie, en effet, a mis fin, socialement et psychologiquement, dans l’espace et dans le temps, au régionalisme et au tribalisme. En réalité, pendant les deux siècles qui suivirent son invention, la typographie servit bien davantage le désir de voir les oeuvres du Moyen-Âge et de l’Antiquité que le besoin d’en écrire et d’en lire des nouvelles. Plus de la moitié des livres imprimés avant 1700 contenaient des textes antiques ou médiévaux. Ce sont l’Antiquité et le Moyen-Âge que l’on donna à lire au premier public de l’imprimé. Et les textes médiévaux étaient de loin les plus populaires.

L’imprimerie a contribué à l’uniformisation des types régionaux, puis, moins rapidement, des grandes catégories d’écriture : finalement, un type d’écriture unique, le caractère romain, triomphera dans la plus grande partie de l’Europe : en Italie, en France, dans une partie de la Suisse, puis en Espagne et en Angleterre. L’imprimerie « a fait apparaître le nationalisme, l’industrialisme, les marchés de masse, l’alphabétisation et l’instruction universelles. L’imprimé, en effet, était un exemple de précision reproductible qui inspira des façons totalement nouvelles de prolonger l’énergie sociale »90.

L’unification politique de populations entières au moyen des langues vulgaires et les groupements linguistiques étaient inconcevables avant que l’imprimerie ne transforme chaque langue vulgaire en un moyen de communication de masse étendu. La tribu, forme amplifiée de la famille et des liens du sang, éclate et cède la place à une association d’hommes que l’on a formés uniformément à être des individus91. Bref, l’imprimerie a créé l’individualisme et le nationalisme au cours du XVI ème siècle. Elisabeth Eisenstein indique qu’aucun secteur du savoir n’a échappé à son influence ; qu’il s’agisse de la politique, de la religion, de l’économie, de la philosophie, etc. Les conséquences liées à la consommation de la matière imprimée ou à la transformation des mentalités sont d’une importance capitale et touchent pratiquement toutes les formes de l’activité humaine. Avant l’imprimerie, le marché du livre était un marché d’occasion où la marchandise était plutôt rare. L’imprimerie transforma à la fois l’enseignement et le commerce. Le livre fut la première machine à enseigner ; il fut aussi le premier article produit en série.

La culture manuscrite pratiquait une forme orale d’enseignement appelée, dans ses manifestations les plus valables, la « scholastique ». En mettant des textes strictement identiques à la disposition de tous les étudiants et tous les lecteurs, quel qu’en fut le nombre, l’imprimé mit fin rapidement au régime scholastique de la discussion orale. Parmi les conséquences psychologiques et sociales de l’imprimé, on note, le fait d’étendre à diverses régions son caractère fissile et uniforme et de les rendre homogène, d’où l’augmentation de leur puissance, de leur énergie et de leur agressivité, typiques des nouveaux nationalismes92.

En lui-même lieu d’échange et de circulation des idées, le livre imprimé commença à jouer un rôle nouveau d’agora intellectuelle largement renforcé par son double statut de marchandise et d’objet portable. L’imprimerie multiplie les possibilités de communication par le texte et l’image grâce à un support constitué généralement par du papier. Elle permet de reproduire exactement et à un grand nombre d’exemplaire l’écriture, le dessin ou l’image.

En effet, l’une des grandes innovations intellectuelles de la Renaissance fut de faire de l’«idée » un objet de communication, un objet mental qui pouvait d’autant mieux se transporter, se transférer, s’enrichir, se vérifier, s’amender, se modifier, se combiner, qu’il n’était plus lié à un système théologique qui en normalisait et en restreignait la circulation. On pouvait désormais « travailler » les idées, et l’intellectuel n’était plus le commentateur du texte sacré, mais l’artisan qui découvrait les idées, les forgeait, les soumettait à la critique pour les forger à nouveau avant de les faire circuler. Par l’intermédiaire du livre, l’idée s’introduit dans un circuit marchand où, si ce n’était pas directement elle qui se vendait, c’était au moins son support imprimé. L’idée en acquérant une valeur grâce aux nouvelles techniques de reproduction et de diffusion, commença à pouvoir être considérée comme une information93.

L’uniformité et le caractère répétitif de l’imprimé ont imprégné la renaissance de l’idée que le temps et l’espace sont des quantités continues et mesurables. Cette idée eut pour effet direct de désacraliser le monde de la nature et celui du pouvoir. La nouvelle technique de domination des processus physiques par segmentation et par fragmentation séparait Dieu de la nature, tout autant que l’homme de la nature, ou l’homme de l’homme94.

Selon P. Chaunu, l’humanisme a joué un rôle dans l’ensemble des facteurs qui ont poussé à la mutation innovatrice du caractère mobile. Il a contribué à augmenter le nombre d’hommes capables de lire et d’écrire, à étendre l’utilisation du papier, à développer le besoin religieux de l’image et la technique du xylographe Mais sans le livre imprimé, il n’aurait pas eu de révolution humaniste. L’humanisme du XV ème siècle serait retombé comme celui du VIII ème et du IX ème siècles ou encore celui du XII ème siècle, parce que, sans lui, le labeur humaniste est un travail de Pénélope95. L’humanisme, doublé de l’invention de l’imprimerie, développe l’esprit critique vis-à-vis des textes sacrés. Une nouvelle tournure d’esprit en découle, qui consiste à ne plus rien admettre à priori. L’alliance de l’humanisme et de l’imprimerie, c’est également une multiplication de la Bible en plusieurs exemplaires, en quelques années. Avec une lecture beaucoup plus simple, parce que plus large, beaucoup plus individuelle aussi, sans commune mesure avec la lecture savante et la lecture collective de l’Eglise. Or, la lecture des humanistes, leur interprétation grammaticale, historique, au ras des textes, est proche de la lecture primitive, élémentaire, non guidée ; ce qui ne peut manquer de troubler profondément les chrétiens qui s’y livrent..

Pour conclure ce point, disons que l’humanisme et l’imprimerie se sont en quelque sorte comportés en ennemis de l’Eglise établie. La reconnaissance de l’Eglise catholique en tant que « mère et enseignante » ayant reçu mission d’accompagner les fidèles dans leur salut n’est pas suffisante. Les humanistes n’ont pas vu dan l’Eglise une institution régit par des règles. Ils n’ont pas considéré sa mission au sein de la société. D’autre part, on ne peut dissocier l’Eglise de ses dogmes et de ses rites. S’y engager, c’est lui enlever une partie de sa substance. Cependant, accepter qu’elle puisse se reformer, voilà ce qui est possible.

Notes
89.

E. Eisenstein, Op. Cit., p. 15.

90.

Mc Luhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, édit., Mame, 1968, p.201.

91.

Mc Luhan, Op. Cit., p. 206.

92.

Mc Luhan, Ibidem, p. 196- 197.

93.

P. Breton et S. Proulx, L’explosion de la communication, édit., La Découverte, Paris, 1999, p. 52.

94.

Mc Luhan, Idem., p. 205.

95.

P. Chaunu, Le temps des Réformes. Histoire religieuse de civilisation (coll. Le monde sans

frontière), édit., Fayard, Paris, 1975, p. 316.