2. 3. La Réforme : ses origines

L’Eglise doit toujours être réformée ; c‘est ce que résume la formule latine « Ecclesia semper reformanda est ». En effet l’Eglise doit être ramenée à sa pureté primitive et à la teneur exacte du message évangélique. En ce sens, l’Eglise d’Occident a connu plusieurs réformes dans son histoire, mais celles qui marquent le XVI ème siècle vont plus loin. La volonté de revenir aux sources a ainsi amené à briser l’unité, à créer des Eglises nouvelles, à rejeter l’héritage de la tradition millénaire. Sous ses formes multiples, le protestantisme est toujours une rupture. Et le catholicisme tridentin, s’il réaffirme les valeurs coutumières, n’en est pas moins différent de l’Eglise de la fin du Moyen-Âge.

Avec la Réforme protestante, Luther place les écritures et donc le livre au centre du renouveau chrétien. Conséquence, un nombre croissant des prédications abondant dans tous les sens96. La Réforme protestante voulut ouvrir à tous les fidèles l’accès au livre et, d’abord, au livre par excellence, la Bible. La multiplication des textes par l’imprimerie rendait la chose désormais possible.

La Réforme n’est pas apparue dans une chrétienté où le sens religieux aurait été affaibli, mais, au contraire dans un monde dont les exigences spirituelles croissaient, qu’il s’agisse des clercs ou de la foule des fidèles. C’est la crise de la spiritualité médiévale et l’impuissance de l’Eglise établie à la surmonter qui créent le climat favorable à une remise en cause de la foi traditionnelle.

Il y a d’abord le climat d’inquiétude religieuse qui marque la fin du Moyen-Âge : l’exigence naturelle du salut se heurte à une conscience plus nette du péché et de ses conséquences, renforcée par le spectacle des désordres et des malheurs de la chrétienté. Chacun se sent coupable et la crainte du châtiment éternel se traduit dans les images terrifiantes des peintres et des poètes. Les Danses des morts, le Testament de Villon, L’Apocalypse de Dürer témoignent de cette interrogation permanente, qui atteint aussi bien les clercs que les petites gens : que faire pour être sauvé ? Qui suivre ? Qui invoquer ? Le souvenir du Grand Schisme97, les conflits entre les papes et les conciles, les conflits entre les papes et les états, autant de motifs de craindre de suivre un mauvais berger. Toute une atmosphère trouble se développe, renforcée par les prédicateurs populaires, qui décrivent les souffrances du Crucifié, invitent à la pénitence, approuvent les troupes des flagellants ; ce climat est également renforcé par les théâtres des Mystères, par les mille représentations de la Passion, des martyrs des saints. Face au mal triomphant, le chrétien se sent à la fois coupable et terriblement seul. C’est dans la solitude qu’il cherche les moyens d’assurer son salut.

À cette inquiétude solitaire, la dévotion traditionnellene peut donner que des réponses insuffisantes. Dieu est trop loin, trop terrifiant. Aussi les fidèles cherchent-ils d’autres avocats. La Vierge d’abord, qui abrite ses enfants sous son manteau. Et puis les saints, de celui dont on porte le nom, d’autres qu’on invoque dans telle ou telle maladie, telle ou telle circonstance, leurs images se multiplient aux murs des églises... De même cherche-t-on des assurances contre la mort soudaine et la damnation.

Les fidèles accomplissent des pèlerinages, ils portent médailles et scapulaires, ils récitent plus ou moins mécaniquement, prières et litanies, ils multiplient les messes pour les pauvres défunts, ils collectionnent les indulgences attachées par l’Eglise à telle ou telle dévotion.

Le danger majeur est celui d’un glissement progressif du sentiment religieux vers le formalisme, la superstition, d’un déplacement de la foi du Christ vers les créatures, du développement d’une mentalité de comptable additionnant le droit et l’avoir. Et encore, ces pratiques pieuses ne donnent-elles pas la certitude intérieure du salut : Luther l’éprouve plus que tout autre. L’angoisse du salut, l’aspiration générale à une certitude appuyée sur l’autorité de Dieu est ainsi un élément fondamental de la crise.

Au niveau de l’élite intellectuelle, ce désarroi existe également. Il est renforcé par le triomphe universitaire du nominalisme d’Occam : en séparant radicalement le domaine de la Révélation et celui de la raison humaine, il affirme l’impossibilité de connaître Dieu, l’inutilité des efforts pour comprendre ses desseins. La religion n’est plus qu’une série de vérités proclamées autoritairement et reçues passivement, de rites imposés et inintelligibles98.

Le triomphe du nominalisme sonne le glas de la scolastique et ruine les grandes synthèses associant foi et raison, élaborées au XIII ème siècle : privilégiant la connaissance intuitive, il ouvre les voies à l’individualisme. L’humanisme, partout en honneur, en fait autant par un cheminement très voisin : il privilégie le libre examen au détriment des institutions ecclésiales, minimise l’importance des sacrements, donne à la culture un statut autonome par rapport à la pensée religieuse et conduit insensiblement à une autonomie de l’homme lui-même vis-à-vis de toute autorité spirituelle.

La spiritualité, en plein essor, a pris, elle aussi, un tour individualiste et volontiers anti-intellectualiste. Les théories conciliantes mettent directement en cause l’autorité pontificale et développe une logique à la fois de démocratie et d’autonomie au sein de la vie ecclésiale. On en voit les effets dans l’affirmation des Eglises nationales, avec tous les risques de mainmise des pouvoirs politiques sur elles99.

Alors que le thomisme avait tenté de traduire en langage logique le mystère divin, les théologiens de la fin du XV ème siècle, à force de raffiner sur les concepts et d’enchaîner des syllogismes savants ont vidé la foi de toute substance rationnelle : le lien entre le Créateur et l’homme est rompu. Or le fidèle éclairé, à cette époque plus encore qu’à toute autre, veut accorder son expérience sensible et sa croyance, soumettre à son jugement personnel les vérités, poser en termes rationnels sa relation à Dieu. A l’heure où l’esprit de découverte et d’observation fait des progrès, le silence des docteurs est fortement ressenti. Ce malaise va de pair avec le développement de l’individualisme. Le fidèle éclairé ne se résigne plus à attendre les solutions aux problèmes de sa vie de l’Eglise. Il se jette à l’eau et cherche à donner des réponses aux questions théologiques qui étaient jusqu’alors réservées aux clercs. P. Chaunu souligne trois choses dans la Réforme protestante : une rupture à la rencontre de deux courants autonomes, l’humanisme et la sotériologie luthérienne (fondée sur la « sola scriptura »).

La crise de l’Eglise à la fin du Moyen-Âge est à la fois celle de l’institution et celle du message spirituel qu’elle doit transmettre. Les abus dont souffre l’Eglise catholique « en sa tête et en ses membres » sont nombreux. Des souverains pontifes plus occupés de belles-lettres, comme Pie II, d’ambitions familiales, comme Alexandre VI, de guerres, comme Jules II, de constructions nouvelles, comme Léon X ; un Sacré Collège peuplé de cardinaux souvent indignes ; une Curie avide, guettant les profits possibles, exigeant des Eglises locales des sommes sans cesse croissantes (ceci surtout en Allemagne et en Angleterre). Des évêques courtisans, nommés pour des motifs politiques (cadets de grandes familles, serviteurs des souverains), ne résidant pas, ne visitant jamais leur diocèse, cumulant les sièges et les profits, d’ailleurs sans pouvoir de discipline sur des chapitres qui les ignorent ou des curés qu’ils ne nomment même pas. Des bénéficiaires chargés de paroisse, mais préférant la vie douillette des villes et confiant les soucis pastoraux à un prolétariat clérical, mal payé, cherchant à profiter de la situation, vendant les sacrements. Le clergé séculier donne trop souvent l’exemple de relâchement et de brutalité des moeurs : ivrognerie, paillardise, concubinage, violences. Même chose chez les religieux : inobservance de la règle, abandon de la clôture, vagabondage, âpreté matérielle, mauvaises moeurs.

On embrasse la prêtrise comme un métier, mais aucun règlement corporatif n’en organise l’apprentissage. La plus grande partie du clergé rural - responsable du salut des quatre cinquièmes de la population - ne reçoit aucune formation, ni théologique, ni pastorale, ni même liturgique. Beaucoup de ces clercs campagnards ne savent pas le latin et récitent des textes qu’ils ne comprennent pas. Ils ignorent l’Ecriture. Ils distribuent les sacrements comme des remèdes magiques.

Le clergé urbain est sans doute mieux formé, ses membres font au moins un court séjour à l’université, mais on devine que la formation scolastique ne les prépare pas davantage à apporter au peuple des villes les certitudes rassurantes qu’il réclame. Faiblesse que Luther stigmatise dès 1512, mettant ainsi l’accent sur les véritables problèmes.

Ces faiblesses de l’Eglise établie expliquent l’échec des précédentes tentatives de réformes menées tant par la papauté que par la hiérarchie jusqu’aux affirmations brutales et toniques de Luther.

Les conciles généraux de Constance100 et de Bâle101 avaient promulgué des canons réformateurs, mais le désir de la papauté de maintenir et de renforcer la primauté romaine empêcha leur application. Les pontifes, à leur tour, proclamèrent à plusieurs reprises leur volonté de mettre un terme aux abus les plus criants. Mais la pratique démentait leurs efforts et les problèmes politiques venaient sans cesse se mêler aux nécessités religieuses. Si Jules II convoque le concile universel en juillet 1511, c’est plus pour faire pièce à Louis XII et à Maximilien, qui ont, de leur côté, réuni un concile à Pise pour déposer le pape, que pour traiter des problèmes de l’Eglise. Et le concile de Latran (1511-1517) se borne à exhorter les cardinaux à vivre en prêtres et à restreindre le cumul des bénéfices. Six mois après la fin du concile de Latran, les thèses de Luther sont publiées à Wittenberg.

Les princes échouèrent également dans leurs tentatives pour lutter contre les abus dans leurs Etats. En France, les états généraux de 1484 réclamèrent des réformes que le cardinal Georges d’Amboise tenta de mettre en oeuvre, en vain. Seule l’Eglise d’Espagne, grâce au cardinal Cisneros, connut une réelle amélioration matérielle (restauration de la discipline, réforme des ordres religieux) et spirituelle (rénovation des universités).

Quelques efforts plus ou moins isolés vont dans le même sens : réformes de certaines congrégations bénédictines, fondation de l’ordre des Minimes par saint François de Paule, rétablissement de la règle franciscaine dans une partie de la vaste famille des Frères Mineurs, tentatives de Jan Standonck au collège de Montaigu, à Paris, pour mieux former les futurs clercs.

A vrai dire, toutes ces tentatives de réformes ne touchaient pas à l’essentiel. On voulait faire disparaître les abus, sans répondre à l’attente du peuple chrétien.

Aussi, est-ce dans de petits cercles, unissant clercs et laïcs dans une commune recherche, que des voies spirituelles nouvelles s’élaborent discrètement, préparant ainsi un climat favorable à une vraie réforme religieuse. Recherches marquées par l’individualisme, menées en marge de l’Eglise officielle, de ses institutions et de ses rites. « Le mysticisme »ou la tentative de rejoindre directement le divin, hors des voies ordinaires se met petit à petit en place. Les écrits de maître Eckhart, de Jean Tauler, de Ruysbroeck, de l’anonyme auteur de la célèbre Imitation de Jésus-Christ (probablement Thomas de Kempis, mort en 1471) sont lus et médités.

Cette « devotio moderna » néglige les observances traditionnelles, insiste sur l’oraison, effort personnel qui s’aide de petits recueils de réflexions, de conseils, de textes à méditer. Ainsi se groupent les frères de la Vie commune, les chanoines réguliers de Windesheim, (regroupant, en une vie spirituelle communautaire, les clercs gagnés à ces nouvelles voies religieuses). Mais le mysticisme ne donne qu’une solution limitée aux problèmes de la foi. Il ne peut être sans danger proposé comme forme ordinaire de la vie religieuse à tous. Et si le fidèle prend conscience, comme Luther, de son impuissance à imiter le Christ, son angoisse en est accrue.

La solution de l’Humanisme, telle qu’elle se dégage des efforts et des écrits d’un John Colet, d’un Erasme, d’un Lefebvre d’Etaples peut aussi ouvrir à une voie spirituelle nouvelle. A la base, une idée optimiste de la nature humaine, de son aptitude au bien, et donc au salut - ce qui peut rassurer le fidèle. A la base également, une profonde religiosité, mais qui ne s’embarrasse pas des formes de la tradition. Dans les faits, les humanistes souhaitent un retour à la simplicité évangélique, veulent une religion intellectualisée, sans formes extérieures trop facilement superstitieuses. Ils valorisent les oeuvres spirituelles et rejettent les oeuvres purement mécaniques de la dévotion de leur temps. Enfin, ils revendiquent le droit de vérifier, à la lumière de la philologie classique, la manière dont la Parole de Dieu est transmise. Ils ne se privent pas de critiquer les abus de l’Eglise, de se moquer des théologiens, de dévaluer la vie conventuelle. A ce titre, « ils ont certainement contribué à préparer les esprits aux formules luthériennes. Mais ils ne pouvaient pas donner au peuple chrétien la réponse attendue. Religion d’intellectuels pour des intellectuels, l’Humanisme chrétien fut un échec ».102

Notes
96.

Cf. P. Breton et S. Proulx, Op. Cit., p. 58.

97.

Conflit qui divisa l’Eglise de 1378 à 1417 et durant lequel il y eut plusieurs papes à la fois.

98.

B. Bennassar et J. Jacquart, Op. Cit., p. 91.

99.

Théo. L’Encyclopédie catholique pour tous, p. 390.

100.

Dix-septième concile œcuménique (1414-1418) qui mit fin au grand schisme d’Occident.

101.

Convoqué par le pape Martin V, en application du concile de Constance qui prévoyait la convocation d’un concile œcuménique à intervalle régulier : 5 ans pour commencer, puis 7 ans et enfin tous les 10 ans. Ce concile a eu lieu entre 1431 et 1445.

102.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem., p. 94.