2. 4. La Réforme : le luthéranisme

Le personnage de Luther a suscité de nombreuses études, souvent contradictoires, souvent partiales.

Au terme d’un long cheminement solitaire, il découvre sa voie et le proclame en 1517. Moment décisif qui mène, en quatre ans, aux ruptures sur les thèmes essentiels qui sont ceux de tous les mouvements réformés.

« La formation de Luther » jusqu ’en 1510 doit éclairer ce qui a suivi. Né en 1483 à Eisleben, en Thuringe, il est fils d’un paysan aisé devenu exploitant minier. Il étudie chez les Frères de la Vie commune, dans une ambiance spirituelle exigeante, puis à l’université d’Erfurt où il obtient sa maîtrise en philosophie en 1505.

Il se destinait au droit, comme tant d’autres enfants d’une petite bourgeoisie cherchant à s’élever socialement, lorsqu’à la suite d’un orage, il fait voeu d’entrer en religion, malgré l’opposition paternelle. Il choisit l’ordre assez rigoureux des Ermites de saint Augustin. Etudiant brillant, on abrège pour lui le noviciat, on l’envoie étudier la théologie à Wittenberg. Très tôt, on lui confie un enseignement. En 1507, il est ordonné prêtre, en 1512, il est docteur en théologie et enseigne dès l’année suivante à Wittenberg. En apparence une belle carrière religieuse (il est sous-prieur et jouit de la confiance du vicaire général de l’Ordre) et universitaire.

Cependant Luther cache une profonde inquiétude personnelle liée à son salut et à son âme. Le jeune moine est formé aux leçons désespérantes de l’occamisme et nourri de l’idée que nous ne pouvons savoir si nos oeuvres sont agréables.

La voie mystique qui lui est ouverte par son directeur, le persuade de la transcendance absolue de Dieu, en même temps qu’il se pénètre de l’idée de la nature irrémédiablement pécheresse de l’homme, par une assimilation de la tentation au péché, quelles que soient les oeuvres accomplies.

A ce stade de sa réflexion, qu’on peut saisir à travers ses cours sur les Epîtres de saint Paul, Luther « découvre » l’affirmation fondamentale : Dieu ne nous juge pas par une sorte de balance entre nos péchés et nos oeuvres, mais il nous justifie, à cause de notre seule foi (sola fide), à cause des mérites du Fils, et sans que nous cessions pour autant d’être et de demeurer pécheurs. Et cette certitude emplit le coeur du croyant, malgré ses manquements, d’une totale quiétude intérieure. Tous les développements ultérieurs de la pensée de Luther et tous les courants réformés sortent de cette affirmation de la justification par la foi, et la foi seule.

Même si le génie prophétique d’un homme éclate ici, beaucoup plus clairement que dans l’élaboration de la « Sola Scriptura », la « Justicia passiva », le principe théologique de la Réforme, est également le fruit d’évolutions convergentes. Elle se situe un peu, comme le principe de l’Ecriture seule, en coupe-circuit des accumulations des gestes et des pratiques sécurisantes, en réaction contre la délégation de plus en plus exclusive des moyens du salut au groupe ecclésial, contre une dépossession de Dieu103.

« La querelle des indulgences » est l’occasion d’affirmer les idées de Luther. La concession d’indulgences accordées pour des pratiques de dévotion, voire pour des aumônes faites à l’Eglise entraînait une confusion entre indulgence (remise d’une partie des peines de purgatoire) et absolution. Par ailleurs, la justification par la foi ne permet pas d’attribuer aux oeuvres une valeur quelconque, elle entraîne le rejet de la théorie de la réversibilité des mérites - l’homme, fut-il saint, n’en a aucun - et de la communion des saints. Indigné par la prédication d’un dominicain venu « vendre » des indulgences en Saxe, Luther affiche le jour de la Toussaint, en 1517, ses 95 thèses. Les thèmes essentiels sont la dénonciation des fausses assurances données aux fidèles, l’affirmation que Dieu seul peut pardonner, et non pas le Pape, que le seul trésor de l’Eglise réside dans l’Evangile104. La Réforme est perçue comme un retour à une manière d’être ancienne plus fidèle à l’Eglise, un remodelage, une Reformation sur la Parole immuable de Dieu : elle marque donc un changement dans la perception de la durée105.

Autour de cette « querelle de moines », opposant les dominicains et les augustiniens, l’Allemagne se passionne. Rome intervient : le légat Cajetan, général des Frères prêcheurs et humaniste réputé, se heurte à Luther qui rejette l’infaillibilité du pontife et affirme que les sacrements ne peuvent opérer qu’avec la foi du sujet (alors que la tradition leur donne un pouvoir en-soi). La dispute se développe tout au long des années 1519 et 1520. A Leipzig (juillet 1519), Jean Eck, théologien, amène Luther à tirer les conséquences de ses affirmations : rejet de la primauté romaine et de l’autorité des conciles, valeur unique de l’Ecriture comme contenu de la foi (« sola scriptura »), inutilité de la tradition dogmatique, inexistence du purgatoire (le salut est total, ou il n’est pas).

La force de Luther vient avant tout de sa conviction intérieure. Elle est appuyée par l’adhésion enthousiaste de beaucoup d’Allemands. Une révolte individuelle mène ainsi à un schisme général. L’Allemagne, formait un terrain favorable, par la faiblesse du pouvoir impérial, les ambitions des princes, les tensions sociales qui opposaient paysannerie et petits seigneurs, villes et noblesse, le profond nationalisme, très hostile aux influences italiennes. Sur le plan spirituel, l’Empire n’offrait pas plus d’abus que les autres provinces de la chrétienté, mais les mêmes faiblesses s’y observaient. Le heurt entre les humanistes, désireux de rajeunir l’enseignement universitaire, de répandre le goût des belles-lettres et les tenants de la tradition (spécialement les dominicains) y fut rude. En 1513, Reuchlin avait été condamné sur les instances des Frères prêcheurs de Cologne. Une guerre de pamphlets s’en était suivie et le jeune Ulrich Von Hutten avait violemment attaqué les ordres religieux.

Luther se heurta aux mêmes adversaires et reçut d’emblée l’appui des milieux humanistes (Von Hutten et surtout le neveu de Reuchlin, Melanchthon). Il eut également l’appui des jeunes étudiants de Wittenberg et d’Erfurt, celui des villes en lutte contre leur évêque, comme Nuremberg et Constance, celui de la petite noblesse rhénane, jalouse des richesses de l’Eglise. Aussi Luther peut-il très vite faire connaître ses idées. Les années 1520 et 1521 sont décisives. La pensée de Luther se précise dans les trois grands traités de 1520 : la Papauté de Rome ( le Pape n’a aucune autorité divine et est soumis comme tous les fidèles à la Parole), l’Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’état chrétien (il y définit la doctrine du sacerdoce universel, affirme que l’Ecriture est intelligible à tous les croyants et défend le libre examen contre l’autorité ecclésiale, soutient le droit pour tout fidèle d’en appeler au concile), enfin le Traité de la liberté chrétienne et de la captivité babylonienne de l’Eglise (Luther y critique les sacrements, devenus un moyen d’imposer l’autorité sacerdotale, au passage, il ne garde, comme attesté dans l’Ecriture que le baptême et la Cène et critique la théorie scolastique de la transsubstantiation).

Pendant cette maturation de la pensée du réformateur, la machine répressive se met en branle : la bulle Exsurge Domine (15 juin 1520) condamnant 41 propositions de Luther est promulguée : Luther a soixante jours pour se soumettre, sinon c’est l’excommunication, donc la mort106. En guise de réaction il brûle publiquement la bulle. Puis le pape publie la bulle Decet romanum pontificem (3 janvier 1521) prononçant l’anathème contre lui et ses partisans, démarches auprès du nouvel Empereur, convocation du moine rebelle devant la diète de Worms en avril 1521, comparution de Luther les 17 et 18 avril et affirmation tranquille de sa certitude : « je suis lié par les textes de l’Ecriture que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de Dieu. Révoquer quoi que ce soit je ne le puis, je ne le veux »107. Ayant quitté Worms sans être arrêté, Luther est mis au ban de l’Empire, « enlevé » par les hommes de Frédéric de Saxe et caché en sûreté au château de Wartburg. Il y demeure dix mois, écrit de nombreux traités sur la confession, les voeux monastiques et traduit le Nouveau Testament en allemand pour mettre à la portée de tous la Parole divine.

De 1522 à 1526, la vie impose « des choix et des refus » qui vont orienter durablement le mouvement luthérien. En matière religieuse, tout en approfondissant sa doctrine, Luther freine les extrémistes qui tirent des conclusions qu’il condamne. Il lutte contre les prises de positions de son disciple Carlstadt qui avait introduit à Wittenberg des innovations liturgiques, distribué la communion sous les deux espèces, prôné l’iconoclasme. Ce n’est que progressivement que le réformateur se décide à modifier la célébration de la Cène. En matière sociale, au nom même de sa conception de la liberté chrétienne, qui est spirituelle, au nom de la nécessaire soumission aux autorités légitimes, Luther refuse d’appuyer la révolte des chevaliers dirigée par Franz von Sickingen contre les possessions temporelles des évêques rhénans.

Du reste, durant cette période, l’on assiste à la rupture avec les humanistes. La convergence des débuts (primauté de l’Ecriture, dédain pour les rites, dévotions traditionnelles, dogmes trop contraignants, hostilité contre certains ordres religieux) laisse bientôt apparaître des sérieuses divergences doctrinales. Alors que les humanistes croient à la bonté naturelle de l’homme, à la valeur de ses actes positifs, à la possibilité pour lui de coopérer à l’oeuvre divine, Luther affirme la totale impuissance de l’homme pécheur108.

Luther à ses débuts s’attendait à bénéficier du soutien d’Erasme. Mais celui-ci publie en 1524, le De libero arbitrio où il défend la liberté de l’homme (et sa responsabilité) dans la réponse à la Grâce, la valeur de ses oeuvres et l’idée que le péché originel a corrompu mais non pas anéanti la nature humaine. Luther répond brutalement dans le De servo arbitrio. Il réaffirme sa position selon laquelle, la liberté du chrétien, c’est de reconnaître sa totale impuissance. La foi est le pur don de la Grâce divine.

« Les conquêtes luthériennes » sont imposantes et rapides, en dépit de l’opposition impériale. La Saxe électorale et la Hesse adoptent les formules réformées dès 1527, ainsi que de nombreuses villes libres comme Nüremberg, Ulm. Bientôt, la Réforme déborde le cadre du Saint-Empire. Par conviction et par intérêt politique, Gustave Vasa, chef de la révolte suédoise contre le Danemark, adopte les idées luthériennes en 1524 et rompt avec Rome en 1527. Ces succès obligent Luther, quelle que soit son indifférence aux formes institutionnelles, à définir une Eglise, pour satisfaire au besoin naturel des fidèles d’être encadrés, conseillés et de recevoir les sacrements. Convaincu que la véritable Eglise est invisible, le réformateur accepte de laisser les princes et les magistrats prendre en main la mise en forme des Eglises locales, le choix des pasteurs et leur surveillance, les rites liturgiques. Il se contente de leur fournir une confession de foi (Petit et Grand Catéchismes de 1529), des conseils pratiques, un matériel liturgique.Ainsi s’explique la fragmentation et la diversité des Eglises.

Précisées peu à peu, au fur et à mesure que se posaient à Luther les problèmes nés de l’affirmation primitive de la justification par la foi, les positions doctrinales du courant réformé sont exposées dans la Confession d’Augsburg (1530), dans les derniers écrits de Luther et dans le Corpus doctrinae christianae de Melanchton.

L’affirmation de base est maintenue : la foi est pure don gratuit de Dieu, elle est justification totale et entière, elle apporte espérance et charité. La source unique de la foi, le canal par lequel Dieu la donne, est l’Ecriture. Luther en rejette certains textes douteux. C’est par l’assistance de l’Esprit-Saint que tout fidèle interprète l’Ecriture dans le sens que Dieu souhaite. Seule cette conviction intérieure doit être considérée, sans référence aux autorités humaines (Papes, Conciles, Pères de l’Eglise). La vie de la foi s’exprime par l’abandon à Dieu dans la certitude du salut ; par la réception de deux sacrements que Dieu a voulu : le baptême, qui fait entrer dans la communion des croyants (et Luther, après avoir hésité, conserve le baptême des enfants) et la Cène, qui est participation au Christ ; par les oeuvres, qui ne sont pas des moyens de justification mais une manière de glorifier Dieu ; par un culte, qui est aussi action de grâce, fondé sur le chant collectif, la prédication et la communion. Seul Dieu y est honoré, à l’exclusion des saints.

Luther a longtemps cherché une formulation satisfaisante de sa « doctrine eucharistique ». Pour lui, le Cène n’est pas, comme pour l’Eglise romaine, un renouvellement du sacrifice de la Croix. La rédemption a été accomplie une fois pour toute et c’est une offense à Dieu que de penser qu’on reproduit ce sacrifice comme s’il n’avait pas été suffisant. Formé à l’école du nominalisme, il rejette la théorie scolastique de la transsubstantiation, formulée selon les exigences de la logique aristotélicienne : la substance du pain et du vin est changée par les paroles du prêtre consécrateur en substance du corps et du sang de Jésus-Christ, tandis que les « accidents » physiques, les apparences sensibles du pain et du vin demeurent. Mais Luther, profondément mystique souhaite un contact réel avec le divin, à la différence de ses adversaires zwingliens, qui se contentent d’un symbolisme. Il formule donc la théorie de la consubstantiation : dans la Cène, par la volonté du Christ, les substances du corps et du sang coexistent pour le fidèle avec celles du pain et du vin, qui subsistent matériellement (apparences sensibles) et réellement (essences).

Enfin, « l’ecclésiologie » luthérienne est très simple. L’Eglise véritable est invisible, c’est celle des justifiés par la foi. Tous sont égaux devant Dieu. Il n’y a pas de sacerdoce limité à un groupe de fidèles séparés des autres. S’il y a des églises terrestres, elles ne font qu’aider les fidèles. Les pasteurs sont des fonctionnaires, ayant reçu une formation spirituelle qui les qualifie pour prêcher et distribuer les sacrements, mais il n’y a pas d’ordre, pas de voeux, pas de célibat obligatoire. De même, Luther rejette la valeur de la vie religieuse régulière et la notion de voeux perpétuels.

Ainsi formulée, la doctrine luthérienne apporte aux fidèles un profond renouvellement de la conception même de la religion. La confiance du croyant dans son salut est une assurance contre l’angoisse existentielle. La simplicité dogmatique et liturgique, l’emploi de la langue vulgaire, la promotion des laïcs sont autant d’atouts pour l’évangélisme. Mais Luther a déclenché un mouvement de pensée qui le dépasse rapidement. Dès les premières années du mouvement luthérien, d’autres réformateurs sont apparus, qui partent des mêmes prémices mais aboutissent à des formulations très différentes ; c’est le cas d’Ulrich Zwingli (1484-1531) à Zürich en Suisse, de Mathieu Zell à Strasbourg, de Calvin...

Bref, on peut dire que le luthéranisme a codé en langage religieux ce que l’humanisme enseignait ; il a construit une doctrine religieuse originale à partir des idées de son fondateur et des idées en vogue à l’époque. Malgré la divergence dans la conception de l’homme, le luthéranisme reste très lié à l’humanisme. D’autre part, en promulguant ses thèses, Luther est allé à l’encontre de la tradition (qui veut que les dossiers brûlants se traitent entre clercs) et donne le ton à la libre expression de la pensée et donc d’une certaine manière met en route l’éclosion de l’opinion publique dont il se fait le porte-parole.

Notes
103.

P. Chaunu, Op. Cit., p. 471- 472.

104.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem., p. 95.

105.

P. Chaunu, Idem., p. 472.

106.

P. Chaunu, Idem., p. 452.

107.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem., p. 96.

108.

B. Bennassar et J. Jacquart, Idem, p. 97.