Par rapport à la Réforme, l’imprimerie a contribué à rompre l’unité au sein de l’Eglise catholique ; mais elle a également permis l’unité du culte.
L’avènement de l’imprimerie a été une condition préalable importante de la Réforme protestante dans son ensemble ; car sans l’imprimerie, le mouvement déclenché par Luther et ses partisans n’auraient pas connu une telle ampleur.
L’établissement durable d’Eglises antipapistes et la propagation continue de confessions hétérodoxes eurent d’énormes conséquences pour la civilisation occidentale. Mais la portée de l’imprimé sur la chrétienté occidentale ne se limita nullement à l’affirmation des dissidences et à la perpétuation de l’hétérodoxie. Les croyances et les institutions orthodoxes en furent également affectées.
En fait, l’accueil enthousiaste que l’Eglise catholique réserva à l’imprimerie tient de l’ironie du sort. Saluée de tout côté comme un « art pacifique », l’invention de Gutenberg a probablement contribué à détruire la concorde chrétienne et à enflammer les conflits religieux bien davantage que ne le firent jamais les arts de la guerre118. Certes, la composition et l’impression de textes dans les officines étaient une activité pacifique assurée par de paisibles artisans citadins. Cependant elles amenèrent au jour maintes questions épineuses.
Toutefois, l’avènement de l’imprimerie a eu aussi des influences positives dans certains domaines comme : la liturgie, le renouveau théologique, la piété, l’apostolat de la plume, la place de la Bible, la propagande, l’Index…
L’invention de la presse à imprimer permit, pour la première fois dans l’histoire du christianisme, de faire prévaloir une uniformité du culte. Jusque-là, les textes liturgiques ne pouvaient être produits qu’en manuscrits, et les variations locales étaient inévitablement admises et à vrai dire tolérées. Mais, les éditions imprimées présentent des textes et des rubriques uniformes. Etant donné que le latin était conservé comme véhicule du culte dans tous les pays occidentaux d’obédience catholique romaine, les mêmes textes pouvaient être récités et les mêmes cérémonies célébrées d’une façon semblable dans tout le monde catholique. Cela fit obstacle à toute création, adaptation ou transformation spontanée de la liturgie. Grâce à l’imprimerie, la liturgie catholique fut pour la première fois standardisée et fixée dans un moule plus ou moins permanent, et qui allait perdurer pendant quatre siècles.
La liturgie ne fut pas le seul domaine dans lequel l’imprimerie permit aux hommes d’Eglise d’atteindre de très anciens objectifs. Il faut dire que les traditions religieuses avaient déjà été affectées par l’avènement de l’imprimerie longtemps avant Luther. Du fait d’être fixées dans un nouveau format et présentées de façon neuve, inévitablement les conceptions orthodoxes se transformèrent. Les doctrines de saint Thomas d’Aquin (1225-1274), pour ne citer que cet exemple, revécurent après leur parution sous forme imprimée.
En effet, Thomas d’Aquin a mis la philosophie au service de la pensée théologique et particulièrement la philosophie d’Aristote, mais en la dépassant là où elle était historiquement conditionnée. Sa pensée reste l’œuvre maîtresse de la pensée théologique. Dans l’Eglise, on l’appelle le docteur commun. Avec un grand respect de la tradition et un grand courage intellectuel, il a cherché la clarté, la mise en ordre des idées, la réduction des problèmes particuliers aux premiers principes. Il a réussi à unir la raison et la Révélation, la nature et la grâce, le monde et l’Eglise. Son œuvre de référence reste la Somme théologique.
Grâce à l’imprimerie, le thomisme connut un renouveau et s’acquit l’approbation officielle lors du concile de Trente. Au XIII ème siècle, l’adoption de la cosmologie aristotélicienne avait suscité des difficultés dans les facultés de théologie. La répudiation de cette même cosmologie devait susciter encore plus de difficultés une fois la synthèse scolastique fixée dans un moule plus permanent.
Comme la scolastique, le mysticisme se transforma. Les formes méditatives de l’oraison mentale furent codifiées dans des manuels faisant l’objet d’éditions uniformes ; c’est le cas des Méditations et prières de saint Anselme de Cantorbéry. Les efforts pour susciter la piété chez les laïcs, précédemment caractéristiques de mouvements locaux, telle la « devotio moderna » des pays du nord, se répandirent beaucoup plus largement.
Le rôle de confesseur et le sacrement de la confession se heurtèrent à davantage d’obstacles qu’au temps où intervenaient moins de livres entre le pécheur et le prêtre. L’édition de manuels destinés au clergé, qui classaient les catégories de péchés et donnaient la nomenclature des pénitences et des absolutions, fit apparaître les complexités et les contradictions des doctrines orthodoxes, posant ainsi des problèmes apparemment insolubles à qui n’était pas ferré en casuistique.
Les sermonnaires119 subirent également une sérieuse transformation. De pédants manuels destinés aux prédicateurs codifièrent avec rigidité l’éloquence sacrée.
C’est l’époque où Daniel Foe, journaliste anglais, écrit, dans son ouvrage The Storm (1704) que « prononcer des sermons, c’est s’adresser à un petit nombre d’humains, imprimer des livres, c’est parler au monde entier ». Du coup l’attention se focalise sur le scribe. On fait son éloge et on loue l’apostolat par la plume120. En effet, la notion d’un « apostolat de la plume » est indicative de la haute valeur attribuée au mot écrit en tant que moyen d’accomplir en ce monde la mission de l’Eglise. Elle contribue à expliquer l’accueil enthousiaste réservé à la presse à imprimer par l’Eglise catholique romaine du XV ème siècle. Certains, comme le cardinal Nicolas de Cuse, vont jusqu’à considérer l’imprimerie comme un « art divin »121.
En parlant de l’apostolat de la plume, nous pouvons évoquer l’exemple de St. François de Sales : né en 1567 au château de Sales, près de Thorens ( Haute Savoie) d’une famille de noblesse rurale ; il est envoyé à Paris pour faire ses études de droit. Il en profite pour suivre des cours de théologie. Licencié en droit, il poursuit sa formation à Padoue, où il passe brillamment son doctorat. Il s’inscrit au barreau de Chambéry comme avocat. C’est l’époque où l’Eglise romaine, face au protestantisme et à la doctrine de la prédestination, reprend courage et se lance dans le grand mouvement de la Contre-Réforme. Après une crise religieuse personnelle, il décide de devenir prêtre et renonce à tous ses titres de noblesse, ainsi qu’à sa nomination comme sénateur du duché de Savoie.
Mgr Granier, l’évêque de Genève, réfugié à Annecy, lui confie l’évangélisation du Chablais, presque entièrement passé au calvinisme. François se rend à la forteresse des Allinges qui domine Thonon, et se lance avec ardeur dans la prédication. Il parcourt tout le territoire, à cheval, à pied dans la neige, parfois cerné par les loups…
Il entreprend d’écrire des lettres personnelles aux gens qu’il peut atteindre. Il fait appel à l’imprimerie pour éditer des petits textes – ancêtres de nos tracts d’aujourd’hui - qu’il placarde dans les endroits publics et distribue sous les portes. Ces publications périodiques imprimés sont considérées comme le premier « journal » catholique du monde, et c’est pourquoi François de Sales est le patron des journalistes. Furent ainsi publiées les Méditations, les Epîtres à Messieurs de Thonon, et les Controverses. Et pour toucher les illettrés, il se met à prêcher sur les places, au milieu des marchés.
Après des mois d’insuccès, et soutenu enfin par le Duc de Savoie, sa mission devient alors un succès et en deux ans le Chablais redevient catholique. Devenu évêque, il compose et publie divers ouvrages de spiritualité pour les laïcs, dont la célèbre Introduction à la vie dévote. Il entretien une importante correspondance de direction spirituelle. De son expérience sortira le Traité de l’Amour de Dieu. La profondeur de ses œuvres spirituelles, l’impact énorme qu’ils eurent sur les chrétiens de son temps et jusqu’à nos jours, l’ont fait déclarer « docteur de l’Eglise ». Revenons à l’imprimerie pour dire que si l’on considère uniquement la dissémination des livres et des opuscules, l’on est fondé à dire que la nouvelle technique fut exploitée de façon assez semblable par les protestants et les catholiques. Sur ce point il convient de souligner que le concile de Trente avait déterminé le cadre dans lequel s’exercerait l’imprimerie. Ainsi, on peut signaler le refus d’autoriser de nouvelles éditions de la Bible, l’affirmation de la sujétion des laïcs à l’Eglise et l’imposition des restrictions à leurs lectures, la mise en oeuvre de nouveaux instruments tels que l’« Index » et l’« Imprimatur » pour canaliser le flot des textes dans des voies rigidement prescrites par la papauté.
Les décisions du concile de Trente inauguraient en fait une série d’actions d’arrière-garde destinées à contenir les nouvelles forces déclenchées par l’invention de Gutenberg. La longue guerre entre l’Eglise catholique romaine et la presse à imprimer devait se poursuivre pendant quatre siècles, et elle n’a pas encore entièrement cessé. Le Syllabus ou Recueil des principales erreurs de notre temps, publié par Pie IX en 1864, montrait à quel point était faible la marge de manoeuvre encore au milieu du XIX ème siècle.
Etant donné l’existence de firmes d’imprimerie échappant à l’emprise de Rome, la « censure » catholique eut des effets en retour imprévus. La censure religieuse commença d’abord par prendre le visage de l’Inquisition. Du latin « inquisitio », la recherche ou l’enquête judiciaire, l’inquisition désigne une juridiction ecclésiastique d’exception instituée par le pape Grégoire IX pour la répression, dans toute la chrétienté, des crimes d’hérésie et d’apostasie, des faits de sorcellerie ou de magie122. En 1741, Louis XV institue la censure pour remplacer la censure religieuse, aux mains de la Sorbonne.
L’Index est créé en 1557 : il indiquait les livres qu’on ne pouvait lire que pour des motifs professionnels soumis à l’appréciation de l’évêque diocésain. Il est un catalogue officiel des livres interdits aux catholiques. Établi au XVI ème siècle, il a été supprimé par l’autorité romaine en 1966. L’Index faisait une publicité gratuite aux titres qu’il prohibait. Des listes de morceaux à expurger conduisaient les lecteurs aux « livres, chapitres et lignes » où se trouvaient les passages antipapistes, soulageant ainsi les propagandistes protestants du soin de chercher eux-mêmes les citations anticatholiques extraites d’éminents auteurs et d’oeuvres respectées.
S’agissant de la Bible, elle reçut au Moyen-Âge la dénomination de Vulgate, et fut le premier livre imprimé par Gutenberg à Mayence. Plus de cent éditions de la Bible en latin ont été imprimées de 1440 à 1520. Plusieurs fois rééditée, elle fut soumise, par ordre du pape Sixte V, à une révision complète et devint, en 1590, sous le nom d’édition Sixto-Clémentine, la version latine officielle de l’Eglise catholique. Des versions partielles de la Bible, en dialecte normand, circulaient en Gaule depuis le X ème siècle. Au début du XIII ème siècle, l’on vit apparaître à Paris une Bible française complète en manuscrit. Mais il faudra attendre l’invention de l’imprimerie pour voir se répandre la Bible en langue vulgaire. Les traductions les plus connues sont, celle de Lefèbvre d’Etaples, faite sur le texte latin, imprimée partiellement à Paris en 1523 et partiellement à Anvers en 1528, puis la Bible dite de Louvain, révision de la précédente, parue à Louvain en 1550. Entretemps, la Réforme prenant de l’extension, avaient paru successivement, en 1522-1534 la célèbre version allemande de Luther, en 1535 la version française de Robert Olivétan, en 1535 aussi la version anglaise de F.R. Tindals et Miles Coverdale. Au XVII ème siècle, on signale le Nouveau Testament dit de Mons (1667), œuvre des solitaires de Port-Royal, et la version de Le Maître de Sacy, en 1695, qui est encore d’usage aujourd’hui.
Actuellement de nombreuses versions de la Bible, de valeur inégale, circulent, tant chez les protestants que chez les catholiques. Du côté protestant, on signale la version Reuss (1874) et celle de Segond, adoptée par les Sociétés bibliques, la version synodale (1910) et la Bible du Centenaire, publiée de 1918 à 1942, in folio, avec notes, à l’occasion du centenaire de la Société biblique de Paris.
Du côté catholique, après la Bible de Fillion (1898), qui n’est plus d’usage, on signale la Bible de Crampon, parue pour la première fois à Tournai en 1894, plusieurs fois mise à jour et réimprimée. Elle était, en 1951, la seule édition catholique manuelle. On mentionnera également la Bible de Jérusalem, œuvre collective éditée par les Dominicains de l’Ecole biblique de Jérusalem et bien d’autres.
Les missionnaires catholiques, à la différence des protestants, n’ont pas considéré la traduction de la Bible comme la tâche primordiale de leur mission. Selon Robert Prélot, « le protestant apporte le livre de la Bible et attend le résultat ; le catholique apporte avec l’Eglise et son organisation, sa doctrine et les sacrements »123. Si les catholiques ont pris du retard en ce domaine, cela est dû au fait que pendant trois cents ans ils gardèrent une attitude de méfiance vis-à-vis de la Bible. Le concile de Trente devant l’invasion luthérienne et calviniste avait défendu la lecture de la Bible aux fidèles, excepté dans des traductions accompagnées de commentaires conformes à la tradition catholique. Ce faisant, les catholiques désapprirent la lecture des livres saints. Mais les papes rétablirent la Bible dans ses droits : cf. notamment les encycliques Providentissimus de Léon XIII (1893), Spiritus Paraclitus de Benoît XV (1920) et Divino afflante Spiritu de Pie XII (1943), on signalera également la création de la commission Biblique pontificale (1902).
Selon Elisabeth Eisenstein, « le désir de répandre la bonne nouvelle, une fois que l’imprimerie permit de le satisfaire, contribua à la fragmentation de la chrétienté. Sous la forme de la Bible luthérienne ou de la Bible de Jacques Ier ( la version autorisée), le livre sacré de la civilisation occidentale devint plus insulaire au fur et à mesure qu’il devenait plus populaire »124.
Pour l’Eglise de la Contre-réforme, il était évident que la pratique religieuse en famille ouvrait la voie à la subversion. Aussi découragea-t-elle la « lecture domestique de la Bible » sans créer une autre forme d’exercice de piété en famille.
Dans l’Europe protestante, l’influence de l’imprimé détermina deux orientations opposées : d’un côté les courants « érasmiens » tolérants et, de l’autre, basée sur l’étude critique de la Bible et le modernisme, et vers un dogmatisme renforcé, culminant dans le fondamentalisme biblique.
Au demeurant, la Contre-Réforme du XVI ème siècle usa de l’imprimerie pour essayer de récupérer les chrétiens acquis aux idées des réformateurs ou simplement pour barrer la route à ces derniers. D’autre part, les imprimeries catholiques servirent lucrativement l’Eglise romaine. Elles produisirent des bréviaires et des ouvrages de dévotion pour les prêtres de lointaines missions, des manuels pour les séminaires dirigés par les nouveaux ordres, toute une littérature dévote destinée aux laïcs pieux, et des brochures qui furent utilisés plus tard par la congrégation de la Propagande. Celle-ci, créée en 1622 sous le pontificat de Grégoire XV, avait pour but de « divulguer le christianisme dans les régions où l’annonce chrétienne n’était pas encore arrivée et de défendre le patrimoine chrétien sur les lieux où l’hérésie avait mis en discussion l’authenticité de la foi ».
Dans la pratique, Propaganda Fide était donc la Congrégation qui avait pour tâche d’organiser toute l’activité missionnaire de l’Eglise. Aujourd’hui, cette Congrégation s’appelle depuis 1988, la « Congrégation pour l’évangélisation des Peuples ».
La naissance du mot propaganda et de la propagande en tant que telle remonterait ainsi au XVII ème siècle. La congrégation de la propagation de la foi, « de propaganda fide » en latin, d’où le nom de « propagande » donné parfois à cette congrégation dirige et coordonne l’ensemble de l’œuvre et de la coopération missionnaire125. Cette congrégation avait le but purement hégémonique de diffuser la foi catholique avec tous les moyens possibles.
Pour Gregory Derville, propagande vient du latin « propagere » (propager) ; il signifie un type de discours à visée persuasive, qui enjoint explicitement au récepteur de penser et/ou d’agir de telle ou telle façon. La propagande se caractérise par une action systématique sur le public pour lui faire partager une doctrine politique ou sociale, ou pour l’amener à soutenir une position ou une personnalité (en particulier dans une compétition électorale). Elle diffuse donc un discours prescriptif, dont la forme la plus aboutie et caricaturale est le slogan de campagne126. La propagande, selon Jacques Ellul est l’ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement à son action, une masse d’individus psychologiquement unifiés par des manipulations psychologiques et encadrés dans une organisation127.
Au XIX ème siècle, avec le développement de la démocratie et des systèmes électoraux, ce terme prend la signification de propagation d’idées puis, plus tard, de doctrines politiques.
Jusqu’au début du XX ème siècle les Etats ne se sont pas intéressés à la diffusion de leur propagande vers le peuple. La propagande est entrée dans l’ère moderne avec la première guerre mondiale, pendant laquelle mensonges et trucages vont devenir un mode d’action ; c’est le fameux « bourrage de crâne ». Affiches et cartes postales seront les principaux vecteurs du message étatiste vers le peuple128.
Terminons ce point en disant que la propagande ecclésiale s’est faite entre autre aux moyens des livres, des affiches, elle a été favorisée par l’imprimerie.
E. Eisenstein, Op. Cit., p. 193.
Recueils des sermons.
E. Eisenstein, Op. Cit., p. 191- 192.
Idem, p. 193.
Cf. La Censure et ses formes, travail pratique réalisé par E. Martinez et compagnons ( http://sergecar.club.fr/ TPE/Censure/censure.htm).
R. Prélot, La Presse catholique dans le tiers monde, édit., Saint-Paul, Paris, 1968, p.30.
E. Eisenstein, Op. Cit., p. 202.
Théo. L’Encyclique catholique pour tous, édit., Droguet- Ardent, 1992, p. 1031.
G. Derville, Le pouvoir des médias. Mythes et réalités (coll. Politique « en plus »), 2ème édition revue et augmentée, édit., Presse universitaires de Grenoble, 2005, p. 8.
J. Ellul, Propagandes (coll. Classiques des sciences sociales), édit., economica, 1990, p. 75.
Cf. « La télévision comme outil de contrôle social », dans Op. Cit., n° 8.