1. 2. La presse catholique et l’opinion publique

Quittons la chronologie des initiatives éditoriales catholiques en France des origines à nos jours pour prendre un peu de recul et mieux saisir le rapport des autorités religieuses à l’opinion publique qui s’établit via les journaux catholiques jusqu’aux premières générations du XIX ème siècle.

L’histoire a fait de la presse, un instrument essentiel de la communication politique. Le siècle des Lumières vient changer l’attitude des citoyens vis-à-vis de l’information publique, en même temps que s’aiguise leur curiosité pour les affaires politiques. Et la Révolution de 1789 favorise la presse. Le 26 août 1789, par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’Assemblée abolit de fait la censure : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits le plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire et imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

La Gazette qui ne devint bihebdomadaire qu’en 1762, ne pouvait répondre seule aux besoins d’information des français, l’on assista donc à une lente diversification des publications mais l’exclusivité de l’information politique ne pouvait être remise en cause. Le pouvoir autorisa, toujours selon le principe du privilège, la création du Journal des savants en 1665, à l’origine essentiellement consacré à la présentation des nouveaux livres, puis celle du Mercure galant en 1672, feuille d’échos et de variétés dont le monopole fut repris en 1624 par le ministère des Affaires Etrangères et qui devint alors Mercure de France. Ces deux journaux : Le Journal des savants et le Mercure galant sont, avec Les mémoires de Trévoux et bien d’autres, à l’origine de l’esprit critique en France, nous verrons pourquoi.

Ces deux titres eurent au XVIII ème siècle une masse d’imitateurs, tolérés par le pouvoir et épisodiquement poursuivis ou interdits qui exprimèrent parfois avec talent les multiples tendances et les curiosités du siècle des lumières. Ces nouveaux journaux ne remettaient pas en cause le principe du monopole puisque leurs éditeurs devaient rétribuer les titulaires des privilèges. Naquirent aussi des organes spécialisés dans la médecine, la mode, l’éducation, le droit, l’agriculture,...

Le rapport des catholiques à l’opinion publique s’est d’abord joué sur le terrain de la presse « savante ». Notons-en quelques caractéristiques.

En effet, Le Journal des savants avait été fondé par Denis de Sallo, conseiller au Parlement, sur instigation de Colbert. Cette publication paraît deux fois par mois en France, en Hollande et en Allemagne. L’édition de Paris est la plus surveillée par le pouvoir. Ce Journal avait eu à traverser des vicissitudes encore plus menaçantes pour son avenir, et il s’était transformé à plusieurs reprises, en changeant de voie et de but. La critique âpre et mordante de son fondateur, le conseiller Denis de Sallo, parut d’abord intolérable ; la critique terne et banale de l’abbé Gallois, qui lui avait succédé, ne convint à personne, pas même à ceux qu’elle flattait le plus. L’abbé de la Roque, qui prit ensuite la direction de ce journal devenu hebdomadaire, ne lui avait pas regagné les bonnes grâces de ses lecteurs ordinaires ; puis, le président Cousin était venu, par bonheur, inaugurer, dans cette intéressante publication, la critique savante, judicieuse et impartiale.

Les pères Jésuites en assurèrent la publication de 1712 à 1764. Ils publièrent beaucoup d’informations littéraires et scientifiques, et se servirent également de cette tribune pour défendre l’Eglise catholique alors très attaquée par les encyclopédistes. Voltaire, qui a publié deux ou trois mémoires scientifiques dans le Journal des savants, déclara que ce journal, « père d’une multitude de journaux, enfants très peu semblables à leur père, » s’était assez bien préservé de la contagion des cabales. 

En mars 1701 parut, le premier numéro des Mémoires pour l'Histoire des sciences et des beaux arts, plus souvent dénommés de façon abrégée, les Mémoires de Trévoux ou le Journal de Trévoux, puisqu'ils furent imprimés, sous les auspices de Monseigneur le duc du Maine, prince de Dombes à Trévoux. Ce périodique est imprimé une fois tous les deux mois en 1701, avant de devenir mensuel à partir de 1702. On compte 878 livraisons jusqu'en décembre 1767.

Mais suite au refus de renouvellement de privilège en 1730, l'impression se fit alors à Lyon, puis à Paris, en 1734, sans que la dénomination trévoltienne en soit affectée.

Du fait de la complexité du contexte historique, politique et religieux dans lequel sont nés les Mémoires de Trévoux, on entrevoit aisément dans les seules subtilités du titre toute la portée polémique d'un ensemble de textes ayant joué un rôle important, car diversifiés, non seulement dans l'histoire de la presse du XVIII ème siècle, mais aussi dans l'histoire de la diffusion de la connaissance et dans l'histoire des idées, tant sur le plan de l'érudition scientifique que sur celui des rivalités idéologiques. Les Mémoires de Trévoux, premier journal indépendant du pouvoir royal né dans la Principauté des Dombes se revendique ainsi journal de combat. Confiés aux jésuites par le duc du Maine il a pour mission de livrer bataille aux philosophes, « dégradant » notamment l’oeuvre de Voltaire qui a la dimension d’une tentative systématique de profanation religieuse.

L es Mémoires de Trévoux étaient à la fois proches des réalités du moment, et cherchaient à transmettre à la postérité une riche documentation constituée des ouvrages lexicographiques, du Dictionnaire universel français et latin et de l'Encyclopédie. Mais, tout en répondant à l'objectif d'un périodique au service de l'érudition, les rédacteurs jésuites, dont l'identité est restée le plus souvent cachée, excepté pour quelques directeurs et collaborateurs tels les pères Tournemine, Berthier, Buffier, Castel…, ont produit un véritable journal d'opinion qui, en un siècle, a joué dans le domaine d'information et de la bibliographie un rôle à la fois en France et dans le monde, en ouvrant sur d'autres enjeux, à savoir scientifiques, culturels et métahistoriques.

Journal littéraire, les Mémoires de Trévoux, ne s’intéressaient pas directement à l’actualité politique (laquelle était du ressort officiel de la Gazette de France), elles s’intéressaient peu aux nouveautés littéraires (poésie, théâtre, œuvres d’imagination, dont s’occupait tout aussi officiellement le Mercure), mais se donnaient beaucoup à l’actualité scientifique au sens large et notamment à tous les domaines de l’érudition historique et théologique.

Fruit d'une collaboration des membres de la Société de Jésus, seul ordre religieux à avoir assuré une telle publication sous l'ancien régime, ce périodique est entré en concurrence de facto avec l'hebdomadaire Journal des savants. Sous couvert du statut de journal littéraire, le Journal de Trévoux s'est attaché, sans être un journal de belles-lettres mais bien représentatif de la République des Lettres, à suivre au jour le jour les parutions d'ouvrages intéressant l'humanisme au sens large du terme, incluant toutes les sciences (de la philologie aux mathématiques en passant par la jurisprudence, l'astronomie, l'anatomie et la mécanique…) et les beaux-arts, entendons les arts libéraux. En vertu du terme Mémoires retenu dans son intitulé, ce périodique revendiqua une mission d'érudition par le jeu d'une communication savante, aux allures d'objectivité et de sérieux, habile vitrine pour distiller un autre genre d'informations et occuper une place dans les oppositions idéologiques, en particulier dans la lutte contre le protestantisme et le quiétisme.

De fait, le contenu des Mémoires fondé sur les comptes rendus d'ouvrages délibérément sélectionnés et donc sur le principe de l'extrait, même s'il doit s'agir de l’extrait entier d'un livre (à partir de mai 1702), se prête parfaitement à une rhétorique de l'implicite, où le jeu polémique s'exprime à la fois dans la discontinuité et le pointillisme de ces morceaux choisis comme représentatifs d'un ensemble. Les Mémoires ne se présentent pas ouvertement comme un journal d‘opinion, mais comme une suite « d’extraits » (de compte-rendus) de tous les livres de science récemment imprimés en France et à l’étranger. Les rédacteurs prétendent vouloir entrer en contact avec le public non en tant que jésuites, mais en qualité d’érudits et d’hommes de lettres ; ils s’affirment intermédiaires impartiaux dans tous les domaines, « excepté quand il s’agit de la religion, des bonnes mœurs ou de l’État en quoi il n’est jamais permis d’être neutre ». 

La création des Mémoires de Trévoux répondait à la convergence d’intérêt divers ; il s’agit d’« entretenir l’émulation entre les savants et de conserver à la postérité le souvenir de leurs ouvrages », mais aussi de « défendre la religion contre le grand concours des journaux hérétiques ». Ce journal, inspiré et rédigé par les meilleurs écrivains de la Compagnie de Jésus, évitait d’être considéré comme l’organe particulier des jésuites ; il se voyait comme un organe de l’Eglise ; tandis que le journal des jansénistes, qui commença seulement à paraître en 1728 sous le titre de  Nouvelles ecclésiastiques, ne fut jamais qu’une oeuvre de parti et du parti. Il paraissait clandestinement à des périodes indéterminées, et s’imprimait en secret, ne renfermant que des articles de discussion religieuse, empreints des revendications, dans lesquelles la critique littéraire n’avait guère l’occasion de se produire. C’étaient, comme l’annonçait le second titre du journal, des Mémoires pour servir à l’Histoire de la constitution Unigenitus.

La police surveillait sans cesse ce journal, mais ne parvint jamais à mettre la main sur les rédacteurs, les imprimeurs et les colporteurs des Nouvelles ecclésiastiques, qui circulaient dans toute la France. Tantôt la feuille mise à l’index et condamnée était lancée par des mains invisibles dans la voiture même du lieutenant de police, tantôt il la trouvait, toute fraîche imprimée, à son réveil, sur le pied de son lit. Les Nouvelles ecclésiastiques survécurent pourtant au Journal de Trévoux, qui ne formait pas moins de 264 volumes in-12, lorsque les jésuites cessèrent d’en avoir la direction et la responsabilité.

Aux XVII ème et XVIII ème siècles, la publication des imprimés dans l’Eglise connut un temps fort. Le XVIII ème siècle resta une période charnière dans cette aventure. On pense ici aux idées des humanistes qui trouvent un écho percutant chez les Lumières. L’Eglise connaît un tournant dans son rapport avec le monde séculier. La hiérarchie est contestée, la monarchie mise en cause, le Pape n’est plus écouté, la masse se réveille, une révolution populaire s’opère au niveau des principes théologique, ecclésial et monarchique. C’est dans ce cadre que s’inscrit le travail accompli par les organes tels, les Nouvelles ecclésiastiques et le Journal de Trévoux, dans la fabrication et la consolidation de l’opinion publique. S’il n’existe pas au XVIII ème siècle d’opinion publique au sens moderne du terme, il existe des avis populaires dont les formes, les contenus et les fonctions évoluent à l’intérieur d’une posture monarchique qui leur donne vie tout en les refusant. Dans cette curieuse tension, les rumeurs s’affirment et, peut-être, à certains moments s’autonomisent154.

Le statut de la parole populaire change ; elle passe de bruits pour devenir un matériau possible pour l’information, un moyen d’obtenir des nouvelles, un point d’appui pour une certaine presse clandestine en pleine stratégie d’opposition155. Pour voir à quel point l’imprimé a joué un rôle dans la naissance et la construction de l’opinion publique ainsi que dans le processus de désacralisation des rois, il nous semble utile d’insister sur le rôle de la presse dans la querelle janséniste, événement central dans l’histoire du catholicisme français.

Tout part de la bulle156 Unigenitus publiée par le pape clément XI et accordé à Louis XIV en septembre 1713, dénonçant le courant janséniste et notamment l’Oratorien Pasquier Quesnet. Elle condamne comme fausses et hérétiques 101 propositions extraites de l’ouvrage de Quesnet : Réflexions morales, paru en 1692 et qui continue d’asseoir son succès. Loin de mettre fin aux divisions de l’Eglise, cette bulle provoque la coalition, voire la fusion de plusieurs oppositions : gallicane, richériste et janséniste157. Face au refus du parlement de Paris de l’enregistrer et aux réticences de certains évêques, Louis XIV cherche à l’imposer par la force. L’opposition à la bulle se réveille lors de la Régence et en appelle à un concile général. Arrivant au pouvoir, Fleury la fait devenir loi du royaume par l’édit de justice du 24 mars 1730 et continue une épuration du clergé ce qui attise les oppositions Clergé / Parlement. A partir de là, le jansénisme se construit comme opposé aux proclamations de la bulle.

Dans ce contexte, Les Nouvelles ecclésiastiques dépeignent les scénarios d’un monde en mutation où la presse est le moteur du changement de mentalité, une arme contre le système en place et un point d’appui dans la lutte d’influence ainsi que dans la construction de l’opinion publique.« Leur but principal est de raconter à un public, considéré comme un juge impartial, l’histoire de la bulle Unigenitus et de ses innombrables effets »158. Leur exceptionnelle stratégie de vulgarisation donne à la parole des plus humbles une structure nouvelle ; leur façon d’en appeler à l’opinion publique a de véritables conséquences sur les formes de relation entre la monarchie et ses sujets, entre les chrétiens et le Pape.

En 1730, 300 ecclésiastiques sont interdits, presque autant sont déplacés et chassés de leur paroisse. Au même moment apparaissent dans le cimetière de la paroisse Saint Médard des miracles de plus en plus nombreux sur la tombe du diacre Pâris, mort en 1727 à l’âge de 37 ans, après une vie exemplaire de pauvreté dans une masure du faubourg Saint Marcel. Mort en persistant dans ses sentiments contre la bulle Unigenitus, il devient l’image emblématique et mythique de l’ecclésiastique janséniste du XVIII ème siècle, désirant rester auprès de ses paroissiens pauvres et refusant le sacerdoce pour être plus proche d’eux159.

Les gens commencèrent à se rendre sur sa tombe et l’on constata des guérisons miracles. La foule commença à affluer de partout et le cimetière fut fermé par ordonnance royale le 27 janvier 1732 jusqu’en 1807. C’est à partir de cette période que les rumeurs courent dans tous les sens, rapportant soit des enlèvements de prêtres, soit d’incroyables miracles attribués au diacre Pâris, soit de positions prises par le roi, les évêques ou les membres du parlement. Ce qui pousse le peuple à réfléchir sur ces événements et chacun exprime ouvertement son point de vue. Les Nouvelles ecclésiastiques présentent dans ce cadre un intérêt majeur : elles donnent large place à la parole populaire. Elles font appel à l’opinion publique et pratiquent une stratégie de vulgarisation visant à justifier l’ensemble des activités jansénistes. Le peuple joue le rôle principal ; il devient un acteur important. C’est lui qui fabrique et fait l’opinion par le biais des Nouvelles ecclésiastiques.

Les jansénistes, soutenus par une partie du clergé et des fidèles, mobilisent les avocats parisiens et s’appuient sur des magistrats sympathisants du parlement : se constitue ainsi, au nom des libertés de l’Eglise gallicane et d’une conception plus contractualiste de la monarchie, une opposition à la monarchie absolue, qui traversera tout le siècle et culminera en quelques grandes crises, comme celle des années 1730, aggravée par l’affaire des convulsionnaires de Saint Médard160, celle des billets de confession des années 1750161 ou celle des années 1760 qui aboutit à l’expulsion des Jésuites162, leurs ennemis jurés. Ces querelles ecclésiastiques et théologiques sont largement diffusées dans le public grâce aux Nouvelles ecclésiastiques imprimées et distribuées clandestinement mais efficacement car elles contribuent à créer et politiser l’opinion publique. C’est ce combat contre l’absolutisme qui rapproche ces dévots augustiniens des Lumières en France.

Repérons la stratégie de cette publication. La presse janséniste capte la parole populaire pour résister à la monarchie et à l’Eglise. Cette presse au départ clandestine, finit par paraître au grand jour. Sa stratégie consiste à solliciter le public, recueillir ce qui se dit et le publier. Ce faisant, elle crée une sorte de boule de neige ou d’effet boomerang. Le public est acteur, c’est-à-dire faiseur d’opinion, c’est lui qui l’alimente et le crée à travers la presse. La presse ne se limite pas à être intermédiaire, elle joue le rôle de porte-parole du peuple. Elle n’est plus un pont entre le pouvoir et le peuple, entre l’Eglise et les fidèles, mais un organe au service de la « dictature » du peuple. Au lieu d’être un quatrième pouvoir, qui est en fait un contre pouvoir, elle se « retourne » en se mettant au service du pouvoir du peuple. La presse ici ne se cantonne pas à limiter le pouvoir du roi ou de l’Eglise, mais elle crée un autre pouvoir, celui du peuple. « La confiance est faite à ce que dit et ressent le peuple, en même temps que se trouve encouragée la participation de chacun à l’ensemble des affaires »163. Le roi ou le chef qui était seul inspiré et lucide, partage désormais sa lucidité et donc le droit à la parole avec Monsieur et Madame tout le monde. Autrement dit le pouvoir du roi ou du chef diminue au profit de celui du peuple.

Tout récit est stratégie ; celui employé par les Nouvelles ecclésiastiques est une stratégie de vulgarisation : si la bataille contre la bulle doit se mener, elle doit passer par le peuple des fidèles les plus humbles164. Une minutieuse attention est donnée à l’ensemble des comportements populaires. Ces derniers semblent toujours précieux, significatifs, porteurs de sens. Ainsi donc, les Nouvelles ecclésiastiques racontent au quotidien l’ensemble des actes répressifs commis par les autorités de police sur les prêtres, les paroissiens ou toute personne isolée suspecte de jansénisme. En 1728, après avoir pensé que le cardinal Noailles, alors archevêque de Paris, s’opposerait à la bulle Unigenitus, Paris s’alarme, aussi bien la police que la population, dès la publication de son mandement d’acception, survenue le 28 octobre.

A partir de cette date, les Nouvelles ecclésiastiques commencent à publier les lettres des autorités civiles envoyées contre prêtres et fidèles, les visites de police chez les prêtres suspectés, les fouilles à l’intérieur des maisons et les comparutions forcées de certains ecclésiastiques chez le lieutenant général de police. A Paris on n’entend parler que de menaces d’enlèvements, d’emprisonnements… En décembre 1728, la situation ne s’améliore pas et l’on raconte, comme des litanies, toutes les vexations subies par les uns ou par les autres. Le peuple s’en émeut et commence à se révolter. D’autre part, ce qui est écrit dans les Nouvelles ecclésiastiques est en quelque sorte confirmé par les gazetins de police qui reviennent sur certains événements, racontent les mêmes incidents en soulignant l’indignation de l’ensemble de la population.

Dans ce climat, les Nouvelles ecclésiastiques accompagnent la relation des faits d’une mise en texte particulière ; chaque incident est caractérisé ; ce sont d’indignes oppressions et d’injustes humiliations. Chaque cas est assorti d’une déploration de la situation, en même temps que d’un appel à la non passivité. « On ne peut rester neutre à cela », disent les Nouvelles ecclésiastiques ; là se tient la stratégie de ces feuilles165. C’est un journal engagé, un journal de combat visant à faire changer les choses. Il joue sur les sentiments, la morale et la capacité de juger de la population. Il oriente la population pour contrer l’oppression et l’injustice. Ce journal touche pour ainsi dire la conscience individuelle de chaque lecteur. Il opère un changement en donnant consistance aux paroles des plus humbles et en les appelant au combat politique : mettre au défi le pouvoir ; sauf qu’ici, le peuple ne cherche pas à s’emparer du pouvoir, mais seulement à influer et à peser sur lui. Avec cet organe de presse, l’individu humble et ordinaire est valorisé. Il n’est plus noyé dans la foule. Il est appréhendé dans sa singularité ; il a désormais une identité. On assiste à la désacralisation du roi. La parole du roi devient « une » parole  parmi tant d’autres ; elle peut comme toute parole, être contredite et contestée.

Au sein de l’Eglise, ce journal procède de la même manière. La parole est donnée à tout le monde sans distinction. Les informations circulent du sommet à la base et de la base au sommet. La vie de l’Eglise, les attitudes de l’évêque, les publications,… sont connues de tous ; tout comme les paroles des fidèles, des malades, …remontent jusqu’à l’évêque. Il y a là une manière, jusqu’ici inédite, de détacher les hommes un à un de la foule des anonymes et de s’appuyer avec assurance sur ce qui les concerne. C’est une posture intellectuelle neuve ; elle pose l’individu conscient comme sujet capable et compétent166. Au regard de ce qui se passe dans les diocèses, le bulletin ou journal diocésain pourrait bien jouer ce rôle, pour favoriser le dialogue et susciter une véritable opinion publique au sein de l’Eglise. Le but ne peut être que pastoral : la circulation et l’échange d’informations et des points de vue entre la hiérarchie et les fidèles.

La valorisation de l’individu telle que signalée ci-dessus, nous amène à analyser les conséquences de cette attitude dans le rapport de l’homme à la religion qui change profondément au cours du XVIII ème siècle. Ce siècle, dominé par les Lumières, est marqué par la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. Selon Kant, on est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre167.

Pour les Lumières, les êtres humains doivent soumettre à un examen critique les autorités traditionnelles, et en premier lieu les préceptes religieux, s’ils veulent se diriger eux-mêmes. Ils ne mettent pas en question le contenu des dogmes, mais leur rôle dans la société. Ils s’attaquent à l’Eglise, mais pas à la foi. Le grand courant des Lumières se réclame, non de l’athéisme, mais de la religion naturelle et du déisme, parfois de la franc-maçonnerie ; ses représentants s’opposent aussi bien aux dévots qu’aux matérialistes mécaniques. Les religions du monde sont nombreuses et variées : musulmans et juifs, Indiens et Chinois, païens d’Afrique et d’Amérique, etc. Chaque pays doit avoir le choix de ses croyances et chaque individu la liberté de sa conscience. Le désir de convertir les autres doit céder le pas à la tolérance, aussi bien entre catholiques et protestants qu’entre chrétiens et non chrétiens, ou croyants et non croyants.

Cette nouvelle vision de l’homme face à l’Eglise et la société, a comme conséquence, la rupture avec la manière traditionnelle de vivre la foi. De tous les penseurs du XVIII ème siècle, Kant est celui qui résume le mieux cette rupture entre religion et raison. Selon lui, il est donc difficile à chaque homme pris individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Mais qu’un public s’éclaire lui-même est plus probable ; cela est même presque inévitable pourvu qu’on lui accorde la liberté168. L’homme, selon les Lumières, doit sortir de l’état de tutelle dans lequel il vit, surtout en matière de religion. Car disent-ils, au regard des arts et des sciences, les souverains n’ont pas intérêt à exercer leur tutelle sur leurs sujets ; cet état de tutelle est le plus préjudiciable, le plus déshonorant de tous169.

A la liberté de penser s’oppose premièrement la contrainte civile. Certes, la liberté de parler ou d’écrire peut être retirée à un homme par un pouvoir supérieur mais absolument pas celle de penser. Toutefois, quelles seraient l’ampleur et la justesse de la pensée, si l’homme ne pensait pas en quelque sorte en communauté avec d’autres à qui il communiquerait ses pensées et qu’eux communiqueraient les leur ! On peut donc dire que ce pouvoir extérieur qui dérobe aux hommes la liberté de communiquer en public leurs pensées, leur retire aussi la liberté de penser : le seul joyau qui reste à l’homme malgré toutes les contraintes de la vie civile et grâce auquel, il peut trouver un remède à tous les maux de cet état.

Deuxièmement la liberté de pensée s’oppose à la contrainte faite à la conscience morale, lorsque, en dehors de tout pouvoir extérieur, des citoyens s’érigent en tuteurs des autres dans les choses de la religion, et, au lieu d’user d’arguments, s’emploient à proscrire, au moyen de formules de foi dictées et assorties de la crainte angoissée du danger d’un examen. En effet, Kant ne s’oppose pas du tout à l’obéissance dans le cadre d’une charge. Mais, il souhaite que ceux qui ont la mission d’enseigner, c’est le cas des prêtres, le fassent avec une certaine liberté qui leur permette d’argumenter, plutôt que d’user de formules toutes faites. C’est la grande différence avec Descartes qui exclut du doute tout ce qui a trait à la religion.Pascal pour sa part, tente de réconcilier raison et religion mais, au contraire de Descartes il nie la primauté du « moi » en soulignant la misère de l'homme et en affirmant la toute puissance de Dieu.

Troisièmement la liberté de penser signifie aussi que la raison ne se soumette à aucune autre loi qu’à celle qu’elle se donne elle-même ; et son contraire est la maxime d’un usage sans loi de la raison170. La conséquence en est naturellement celle-ci : si la raison ne veut pas être soumise à la loi qu’elle se donne elle-même, elle doit s’incliner sous le joug des lois qu’un autre lui donne ; car, sans une loi quelconque, absolument rien, pas même la plus grande sottise, ne peut se maintenir longtemps. La conséquence inévitable de l’absence déclarée de la loi dans la pensée (d’un affranchissement des restrictions provenant de la raison) est que la liberté de penser en fait finalement les frais, et que, par la faute, non du malheur mais d’une véritable présomption, elle est, au sens propre du terme, gaspillée.

On peut toutefois dire que religion et raison ne peuvent en toute logique se marier dans tous les cas. Tous les domaines de la religion ne sont pas explicables par la raison. Par contre, la foi, elle, bien qu’elle nécessite des doses de l’irrationnel, peut bien aller de pair avec la raison.

La foi s’explique et cherche à se faire comprendre ; alors que la religion elle, renvoie exclusivement à la relation avec l’Etre suprême. Elle est traversée de mystère et des rites pas toujours compréhensibles humainement parlant ; ce qui ne veut pas dire que la religion, mieux l’Eglise dans sa forme institutionnelle ne peut pas être appréhendée en tant qu’organisation.

De ce fait, du moment que les Lumières cherchent à tout expliquer à partir de la raison, ils opposent celle-ci à la religion et finissent par consommer la rupture. D’autre part, l’Eglise catholique en tant qu’organisation monarchique, se construit et vit dans l’obéissance : obéissance des Apôtres à l’égard de Jésus, et obéissance des fidèles à l’égard des Apôtres ou des dignitaires de l’Eglise, c’est-à-dire le pape, les évêques et les prêtres. Dans ce contexte, la liberté de pensée va ensemble avec le respect de sa mission dans le monde.

Pour conclure cette partie, il convient de souligner que la Révolution française a donné essor à la presse d’opinion qui renseigne sur tout, parle de tout, discute de tout. Ce qui pousse Alfred de Chambure à dire que « pendant une notable partie du XIX ème siècle, la presse a été incontestablement maîtresse de l’opinion publique ; les journaux étaient alors des tribunes où des écrivains d’élite attaquaient ou défendaient des idées ; ils faisaient œuvre d’éducateurs. Au carrefour du XIX ème et du XX ème siècles, une tendance nouvelle apparaît ; la presse évolue : d’éducateurs, les journaux deviennent informateurs »171. Nous sommes pour ainsi dire dans le siècle de l’information. Ceci dit, nous allons dans les pages qui suivent revisiter l’histoire pour voir comment l’Eglise catholique s’investit dans la presse et comment elle s’en sert.

Notes
154.

A. Farge, Dire et mal dire : l’opinion publique au XVIII ème siècle, édit., du Seuil, Paris, 1992, p. 17.

155.

Idem, p. 41.

156.

Lettre solennelle du pape. Elle est scellée soit d’une boule de métal (d’où l’origine du mot bulle), soit d’un cachet de cire.

157.

Les jansénistes ou les partisans de Jansenius, se réclament être les disciples de Saint Augustin. Tout au long du XVIIème et du XVIII ème siècles, ils animent une ardente résistance contre l’Eglise institutionnelle, en défendant le droit des minorités. Ce combat les conduit à la contestation de la monarchie absolue qui ignore l’impératif de conscience. Ils sont en opposition avec les jésuites, qui sont à l’origine du courant ultramontaniste, qui défend la primauté du pape. L’ultramontanisme s’oppose au gallicanisme qui réclame l’attachement aux spécificités françaises, une large autonomie dans l’organisation de l’Eglise locale, et rejette une trop grande intervention du pape dans les affaires françaises. Selon cette doctrine, le Concile, c’est-à-dire la réunion des évêques passe au-dessus du pape. L’ultramontanisme s’impose définitivement au XIX ème siècle avec la proclamation de l’infaillibilité pontificale tant en matière de dogme qu’en matière ecclésiologique (cf. concile Vatican I en 1870).

158.

A. Farge, Op. Cit., p. 64.

159.

A. Farge, Idem, p. 44.

160.

Dans le cimétière de l’église Saint-Médard à Paris se trouve enterré le diacre Pâris, mort en 1727. Ce dernier est à l’origine de nombreuses guérisons et miracles ; très vite son tombeau devient un lieu de pèlerinage et de culte. La police se saisit de l’affaire. L’archevêque de Paris, dans un mandement, interdit ce culte en 1731. A partir de ce moment les miracles prennent d’autres dimensions. Ils s’opèrent désormais à travers de longues et douloureuses crises de convulsion : tremblements de corps, hurlements, etc. Ce cimétière sera fermé en janvier 1732, mais les miracles continueront dans les maisons des particuliers.

161.

Pour obliger les jansénistes à accepter la bulle Unigenitus, certains évêques, dont celui de Paris, ordonnèrent à leurs prêtres de ne pas donner le sacrement des malades (l’extrême-onction) à tout individu qui ne pouvait présenter un billet de confession signé par un prêtre adhérant à la bulle. L’affaire prit de l’ampleur lorsque les derniers sacrements sont refusés à un prêtre janséniste en mars 1752. Le parlement interdit les billets de confession, le roi s’oppose à la décision du parlement. Cette affaire devient une affaire d’état. Les tensions s’apaisent en 1754, mais c’est en 1756 que Benoît XIV met fin à cette affaire en publiant l’encyclique Ex quo primum sur le sacrement des malades. Il interdit le refus de sacrement, tout en condamnant le jansénisme.

162.

La présence des jésuites était jugée dangereuse quant à la survie de la nation. Du fait de leur promesse d’obéissance et de fidélité absolue au pape, ils ne favorisaient pas l’éclosion d’une Eglise nationale. Ils étaient très opposés au gallicanisme. Supçonnés d’être au service du roi d’Espagne, le parlement leur reproche de participer à la destruction de tout ordre civil et hiérarchique. D’après l’arrêt de leur interdiction : « ils forment un corps qui n’aspire qu’à l’indépendance et à la domination. Leur mode de vie qui répose sur leur constitution tend à miner toute autorité légitime, à effectuer la dissolution de toute administration, et à détruire le rapport intime qui forme le lien de toutes les parties du corps politique ».

163.

A. Farge, Op. Cit., p. 68.

164.

A. Farge, Idem, p. 69.

165.

A. Farge, Idem, p. 73.

166.

A. Farge, Idem, p. 75.

167.

E. Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? Présenté par Françoise Proust, édit., Flammarion, Paris, 1991, p. 43.

168.

E. Kant Op. Cit., p. 44.

169.

E. Kant, Idem, p. 50.

170.

E. Kant, Idem, p. 69.

171.

A. de Chambure, A travers la presse, édit., Th. Fert, Albouy et Cie, Paris, 1914.