2.1. Le recours au cinéma : l’expérience des salles paroissiales

Longtemps marqués par des réflexes anti-modernistes hérités du Syllabus, les milieux catholiques français ont au départ entretenu une posture de défiance à l'égard du cinéma. C'est au milieu des années 1920 qu'apparaissent les premières initiatives pour rapprocher l'Eglise du cinéma, dans l'esprit d'apostolat social prôné par le pape Pie XI. Pour reconquérir l'adhésion des masses, les moyens modernes de communication - et en premier lieu le cinéma - ne doivent plus être négligés, et les catholiques doivent même s'en saisir comme d'une arme. Au niveau local, cette action de propagande est soutenue par un réseau de cinémas de patronage, animés par les prêtres à l'esprit missionnaire. Ces patronages sont cependant peu présents dans les régions déchristianisées et manquent de coordination. C'est pour remédier à ces lacunes qu'est créé le Comité catholique du cinématographe en 1927. Cet organisme et son journal - les Dossiers du cinéma - effectuent un travail d'information à destination du public et du clergé catholiques, ainsi qu'un rapprochement avec les milieux cinématographiques dans le but d'influencer moralement les productions françaises. L'Eglise de France opère donc à la fin des années 1920 une révolution dans ses rapports avec le cinéma en particulier, et en général avec la culture de masse et la modernité.

L’histoire du cinéma est indissociable de l’histoire des salles de cinéma. En effet, comme le dit Mc Luhan, le cinéma « permet d’enrouler le monde réel sur une bobine et de le dérouler comme un fantasmagorique tapis magique »190. Comme beaucoup d’inventions du XIX ème siècle, le cinéma est mis au point simultanément dans différents pays qui s’en disputent la paternité191. En France, il naît le 28 décembre 1895 lors de la première projection publique par les frères Lumière au Grand Café, boulevard des Capucines à Paris. L’invention des frères Lumière prend vie dans la salle obscure où le public se regroupe devant l’écran. Mais le succès phénoménal des projections cinématographiques s’est produit dans les lieux les plus divers : music – halls, salles de concerts, salles de café, et bien sûr, salles paroissiales.

Dès la fin du XIX ème siècle, le public avait pris le chemin des salles obscures pour assister aux projections de vues fixes grâce à la lanterne magique et aux thèmes et techniques de la pantomime. En fait, le développement du cinéma passe par une autre voie, celle de l’imitation réaliste et de la reprise des conventions et techniques du théâtre. L’auteur le plus représentatif de l’époque est Georges Méliès et son concurrent Charles Pathé. Celui-ci débute en parcourant des foires puis, associé à ses frères et grâce à des capitaux fournis par un groupe lyonnais, crée une véritable industrie à Vincennes. La société par action qu’il fonde en 1901 entre alors en concurrence avec un autre « grand » du cinéma français, Léon Gaumont, qui fait construire des studios aux Buttes- Chaumont.

Au début de la guerre de 1914, Pathé et Gaumont représentent une véritable puissance financière : les recettes du cinéma s’élèvent à 16 millions de francs par an et un journal affirme alors que le cinéma a pris place au troisième rang après le blé et le charbon dans le commerce international192. Dans les campagnes, le clergé a très vite pris conscience de l’intérêt de ces projections régulières aux sujets édifiants et c’est donc tout naturellement que les paroisses adoptèrent la nouvelle invention qui attirait leurs ouailles. De cette époque datent trois modes très différentes d’exploitation des films qui étaient, bien entendu, tous muets.

Les premières tournées cinématographiques sont inaugurées par les ambulants et les forains, héritiers d’une longue tradition des conteurs. Ils s’emparent rapidement de la nouvelle invention. Equipés d’un appareil de projection léger et d’un écran qu’ils déroulent comme un simple drap, ils projettent des films achetés au mètre, dans les salles de café, les salles paroissiales ou même sous les tentes pour les plus importants d’entre eux. C’est ainsi que - nous dit Catherine Bertho - désormais, le cinéma trouve son type de développement : la projection dans les salles en fait une sortie populaire, familiale le plus souvent. L’importance du cinéma s’accroît et certains comme Mc Luhan n’hésitent pas à le comparer à l’imprimé. Comme l’imprimé, le film peut conserver et transmettre une grande quantité d’informations. Il montre en un instant une scène, un paysage et des personnages qu’il faudrait plusieurs pages de prose pour décrire193.

Devant le succès grandissant des spectacles forains, les grandes villes et en particulier Nantes, virent rapidement se multiplier les premières salles commerciales. Dès 1907, le Mondial cinémaprojette rue du Château rouge, les films Pathé. En 1908, c’est l’ouverture d’Apollo et en 1910 de l’Américain cosmograph. Peu à peu, le cinéma se hisse au rang de distraction populaire type, mais la nécessité de se déplacer dans une salle de cinéma réduit notablement sa prégnance. En 1933, on estime le nombre des salles à 3 000, celui des entrées à 250 millions. La qualité des films est extrêmement diverse mais la plupart des gens vont au cinéma sans savoir quel film passe ; en fait, dans l’emploi du temps des familles, le cinéma est en concurrence avec la promenade, l’événement sportif ou le music-hall plus qu’avec le livre.

Le marché du film présente également une relation indirecte entre l’offre et la demande. Il y a en effet deux offres, celles des films et celles des places. Ce qui est vendu, ce n’est pas le film, mais le droit de le projeter pendant un certain temps dans une salle, puis celui de le regarder. Ainsi, la production de films n’a pas forcément évolué parallèlement à l’offre des places : la production cinématographique n’est pas seulement déterminée par les indications de la demande, mais aussi par l’offre des places ou, si l’on préfère, par le système de distribution des films d’un côté, et par l’implantation des salles de projection de l’autre194. Les liens sont plus étroits du côté de la production. Les auteurs et éditeurs en particulier affrontent les producteurs sur la question des droits d’adaptation tandis que les compagnies commencent à commander des scénarios à de grands écrivains. La collaboration, cependant, demeure à sens unique et d’une certaine manière le cinéma vit en parasite de l’édition. En outre, on commence à considérer que c’est le metteur en scène qui est « l’auteur » d’un film, ce qui reflète la part prépondérante accordée à la mise en image – elle le sera après la Seconde Guerre Mondiale – par l’écriture cinématographique. Quant aux capitaux, on n’observe guère de stratégie directe d’investissement d’un groupe d’édition dans le cinéma.

Forte de son expérience et de ses succès avec les projections fixes, le clergé n’entend pas rater son entrée dans le nouveau spectacle cinématographique. Ainsi, à Nantes, le Héric – cinéma est installé depuis 1907, dans la salle qui fut construite grâce « au don (anonyme) d’une personne généreuse de la paroisse » et au travail bénévole des paroissiens de l’Abbé Alphonse Beziaud. Les noms de ces bénévoles étaient publiés tous les mois dans le bulletin paroissial et sont encore exposés dans le hall du cinéma. Les salles paroissiales permettent pour ainsi dire, la mise en place et le développement du cinéma non commercial.

Au début du XX ème siècle, marqué par les affrontements qui aboutirent en 1905 à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les associations laïques ne sont pas en reste et n’entendent pas laisser aux patronages le monopole des projections de cinéma. A Vallet, en 1923, la concurrence est vive entre ciné patro et la Salle Démocratique.

L’élan donné par les pionniers fait rapidement école dans les années 20, et va culminer avec la première révolution du septième Art, marquée par l’apparition du cinéma parlant en 1927 et qui se répand à partir du début des années 30.

D’abord considéré au mieux comme un supplément ludique aux séances d’« images fixes » à caractère édifiant qui avaient cours au début du siècle, au pis comme un divertissement dégradant diffusé dans une douteuse obscurité, le cinéma devient, avec la fondation en 1927 de la Centrale catholique du cinéma, une préoccupation de la pastorale, relayée en 1932 par la revue mensuelle de critique, Choisir, qui compte jusqu’à 50 000 abonnés en 1940195.

Avec « l’arrivée du parlant », le cinéma est vraiment devenu la principale distraction familiale à la ville comme à la campagne ; ce qui explique l’essor des salles familiales entre 1930–1940. En 1931, dans le département de la Loire Inférieure, on compte un nombre important de salles, gérées et animées directement par les paroisses. Notons ici, qu’après une période de doute et même parfois d’anathèmes, l’Eglise catholique prend fermement position en faveur d’un cinéma familial respectant la morale et les idéaux chrétiens. Les cinémas paroissiaux s’organisent pour projeter des films répondant à ces critères.

Cet essor considérable du cinéma non commercial a été en partie rendu possible par l’évolution des techniques de projection et en particulier par l’apparition sur le marché d’un appareil de projection : « le Pathé rural » dont une grande majorité de salles s’équipe. Robuste, simple d’utilisation, cet appareil permet aux bénévoles qui animent ces salles d’offrir à leur public des projections sonores de qualité en format 17,5 mm.

En effet, le cinéma de patronage précède puis accompagne l’essor des ciné-clubs, nombre de curés s’arment d’un projecteur Pathé Baby ou Pathé Rural pour se faire projectionnistes. En dépit du déclin de ce type de diffusion dans les décennies suivantes, la place qu’ont tenue les catholiques dans la reconnaissance du cinéma comme un art à part entière dans le public cultivé continue de se faire sentir.

Dès cette époque, les salles non commerciales sont continuellement à la recherche d’amélioration pour lutter contre la concurrence des circuits commerciaux.

La programmation, c’est-à-dire le choix des films devient une préoccupation majeure pour les animateurs de ces salles, essentiellement les curés des paroisses et les quelques bénévoles qui les entourent. Le plus souvent, la copie du film, dès son arrivée, est visionnée avant son passage par un groupe de personnes locales choisies à cet effet. Régulièrement, le curé, dans son bulletin hebdomadaire, avise ses paroissiens de la moralité du film. Parfois même on devine une intervention de l’opérateur lors de la projection d’une quelconque scène dite osée !

Le département de Loire Inférieure joue dans ce domaine un rôle de pilote avec la création en 1928 de « l’Union des ciné Patro de Loire Inférieure (U.C.P.L.I) qui se transforme grâce à l’adhésion des diocèses voisins en 1935 en fédération des Cinémas de l’Ouest (FACQ). De cette période, particulièrement riche, date la plupart des salles associatives qui existent aujourd’hui en Loire Atlantique.

Mais un coup d’arrêt brutal va être donné à cette expansion par la seconde guerre mondiale. Les autorités d’occupation, soucieuses de contrôler les projections de films d’avant guerre et de favoriser l’industrie allemande du Cinéma, interdisent brutalement le format 17,5 mm et exigent la destruction de toutes les copies de ce format : « le Pathé rural, outil du Cinéma paroissial, disparaît ».

Il y a eu d’autres initiatives en l’occurrence le « Cinema Paradiso », film privé à Cannes, et dont l’action se passe dans une salle paroissiale de Sicile. A côté de cela on peut également évoquer les ciné-clubs ruraux, qui favorisèrent la rencontre du spectacle cinématographique avec la campagne et les ruraux dans les années 35/50, la production des films de catéchèse, le combat des jésuites américains pour doter Hollywood d’un code de moralité, les prix décernés dans les festivals de cinéma – notamment les plus prestigieux – pour récompenser les meilleures productions…

En définitive, dans l’Eglise catholique, le cinéma a servi de soutien à l’enseignement et également d’outil pédagogique, voire d’évangélisation. Le cas de l’Abbé Joye est emblématique de l’intérêt porté par des hommes d’Eglise à la culture cinématographique naissante. Un des grands musées contemporains du cinéma, le Museum of the Moving Image de Londres, lui rend un juste hommage. Jésuite dans une région à forte domination protestante et chargé de l’enseignement de la religion, à partir de 1898 il organisa des enseignements pour les enfants et les adultes. Son principe pédagogique est basé sur la perception sensorielle car « l’attraction est renforcée, grâce à la projection lumineuse, dans un local assombri, par le fait que les sens – la vue et l’ouïe - stimulent l’imagination de l’enfant »196.

Joseph Joye photographiait les images parues dans les journaux illustrés, le London News, L’illustration, ou le Liepiziger Illustriert, qu’il coloriait ensuite avant de les projeter contre les murs, illustrant ses programmes tels que « les faits de la biologie et l’existence de Dieu », ou «  la magnificence de l’Immaculée Conception ».

Cette première collection comportait seize mille diapositives, mais avec l’apparition du cinéma, l’activité de l’abbé Joye allait prendre une nouvelle dimension.

Dès 1900, il commence à acheter des films alors qu’aucun cinéma permanent, et encore moins de circuit de distribution, n’existait en Suisse. Après l’achat des productions de la salle de cinéma de Bâle, ses collections, en 1911, représentent deux cent cinquante mille mètres de pellicule et près de vingt mille titres, de courts et longs métrages, de documentaires, mais aussi de véritables fictions…

L’abbé Joye ne s’était pas contenté de collectionner les seuls documentaires, mais avait bien saisi tout l’attrait que pouvaient constituer les films de fiction. Sa collection peut être considérée comme la première véritable cinémathèque. Joseph Joye envisageait lui aussi le cinéma comme un outil pédagogique, voire d’évangélisation. Il devait l’aider à mieux faire appréhender la vulgate du catéchisme. Le cinéma était le moyen de transmettre un message religieux197. Il a un langage qui se comprend facilement. La vue et l’ouïe sont sollicitées de telle manière que si l’on ne comprend pas ce que l’on voit, la parole complète et explique pour donner sens au discours véhiculé. Le cinéma touche la sensibilité de l’homme. Les films des martyrs, les épisodes sur la vie de l’Eglise, réveillent tantôt la compassion, tantôt le désir d’engagement, tantôt ils génèrent de nouvelles questions et éveillent la curiosité sur certains points de doctrine. La foi en sort souvent gagnante et l’homme très motivé. Le film religieux a un impact certain sur la foi de l’auditoire. Il est un moyen non négligeable pour la consolidation de la foi et donc un outil efficace pour l’évangélisation. Cependant, le cinéma a ses limites, dues notamment à la saisie des idées qui sont véhiculées. Dans une certaine mesure, pour être efficace, il devrait être suivi de débats ou accompagné d’explications.

Notes
190.

Mc Luhan Op. Cit., p. 325.

191.

C. Bertho, Les concurrences, dans Histoire de l’édition française. Le livre concurrencé 1900- 1950, édit., Fayard, Paris, 1991, p. 19.

192.

C. Bertho, Art. Cit., p. 19.

193.

Mc Luhan, Op. Cit., p. 329.

194.

F. Balle, Op. Cit., p. 164.

195.

D. Pelletier, Les catholiques en France depuis 1815, (coll. Repères), édit., La Découverte, Paris, 1997, p. 75.

196.

P. Olmeta, La cinémathèque française de 1936 à nos jours, édit., CNRS, Paris, 2000, p. 22.

197.

P. Olmeta, Op. Cit., p. 23.