Troisième partie. L’évangélisation par les médias dans la pensée de l’Eglise catholique

L’évangélisation par les médias n’est pas une simple formule pédagogique, ou une orientation pratique pour communiquer plus efficacement. C’est aussi, plus profondément, l’expression d’une vision spécifique au christianisme et – pour l’Eglise catholique – une pensée élaborée, une position théorique.

Nous nous intéresserons dans cette troisième partie de notre recherche à l’élaboration de cette pensée catholique, à son contenu et à sa portée. Présent très tôt dans les textes officiels du catholicisme, ce thème a pris une importance majeure dans les deux derniers tiers du XX ème siècle. Aussi nous tenterons de baliser les étapes de cette élaboration en sélectionnant, dans l’imposant corpus des textes des autorités catholiques, les plus significatifs à ce sujet.

Aujourd’hui plus qu’hier, la question des médias au service de l’Evangile agite les cerveaux et réveille les appétits. Une chose est certaine, de nos jours, communiquer grâce aux médias c’est vivre avec son temps. L’institution ecclésiale a compris cela en affirmant « qu’il faut assigner une place particulière aux moyens qui, de par leur nature, sont aptes à atteindre et à influencer non seulement les individus, mais encore les masses comme telles, et jusqu’à l’humanité toute entière. Tel est le cas de la presse, du cinéma, de la télévision et d’autres techniques de même nature »236. Vu l’ampleur des médias et leur utilité pour l’annonce de l’Evangile, l’Eglise ne peut pas ne pas énoncer les bases sur lesquelles cette activité se développerait.

La large place accordée aujourd’hui aux médias par l’Eglise catholique ne doit pas faire oublier qu’elle a mis très longtemps à les adopter et à les mettre au service de l’évangélisation. Entre « l’insolente et épouvantable licence » reprochée aux médias du temps par le pape Clément XIII en 1766 et la communication vue par le pape Jean-Paul II comme « nouvelle frontière de la mission de l’Eglise », un long chemin a été accompli par le christianisme moderne et contemporain. Pour prendre la mesure des difficultés et des hésitations, il suffit simplement de revisiter l’histoire.

Avant d’opérer son tournant l’Eglise catholique a vécu plusieurs siècles d’hésitation, de méfiance et de lutte. Il a fallu lutter contre les courants de pensée alors en vogue dans la société moderne et qui remettent radicalement en question la suprématie de l’Eglise catholique en matière morale et doctrinale. La Réforme luthérienne ayant donné le ton, il revenait aux écrivains qui luttent pour la liberté de pensée de prendre acte et d’agir en conséquence, en s’opposant à certains points de vue défendus par l’Eglise officielle. Les Lumières ont conduit cette logique jusqu’au bout, avec l’émergence du principe de la liberté de la presse - dans son sens originel de droit d’imprimer et d’éditer livres et périodiques - au sein des sociétés européennes. Ce faisant, ils heurtent de front la pratique comme la pensée de l’Eglise catholique. Cette liberté moderne lui paraît attenter aussi bien à la morale (en ouvrant les vannes à la licence) qu’à la foi elle-même (en favorisant l’indifférence religieuse). Et c’est un regard de suspicion systématique, rythmé de vigoureuses condamnations publiques, que les autorités ecclésiastiques portent sur le grand développement de l’édition et de la presse jusqu’au XIX ème siècle.

L’entreprise de restauration conquérante d’un ordre social chrétien, menée par le pape Léon XIII dans les années 1880 réoriente les relations entre l’Eglise et le monde des communications sociales. Ouvert aux idées de son temps, homme de dialogue, le pape Léon XIII engage l’Eglise catholique sur le chemin du réalisme, de la tolérance. Elle se lance alors dans la publication de nombreux ouvrages pour aider les chrétiens à mieux vivre leur foi, empêchant ainsi les « idées du monde » de conquérir le terrain. Il faudra toutefois attendre Pie XI pour que l’Eglise catholique se lance véritablement dans la voie du dialogue avec les médias. La lettre encyclique237 Vigilanti Cura servira de point de départ à la longue expérience que l’Eglise va mener avec le monde des médias.

Au début des années trente, la place des médias dans la vie sociale ne cesse de croître : le cinéma gagne en popularité, les émetteurs radiophoniques se multiplient, la presse joue un rôle majeur dans le débat public et le mouvement des idées. L’Eglise en est bien consciente et multiplie ses prises de parole à leur sujet.

Une tonalité nouvelle commence à apparaître dans la pensée officielle. Plutôt que de combattre vigoureusement les méfaits (des films surtout, et de la « mauvaise » presse), il apparaît plus réaliste de fournir aux fidèles les moyens de s’en prémunir : susciter un « sentiment catholique » au sein des masses, filtrer les messages qui leur sont adressés, et surtout former le peuple chrétien à l’analyse du fonctionnement médiatique et à une saine réception des images et des écrits.

Moraliser les médias, plutôt que chercher à les asservir : il y a là un tournant auquel le développement de l’Action catholique n’est sans doute pas étranger. Les journalistes chrétiens deviennent les « relais » de la parole de l’Eglise et prennent une place considérable dans l’analyse et la compréhension des événements, ainsi que dans la formation des esprits.

Chaque époque a sa manière propre de communiquer. Notre temps met la technique audiovisuelle, celle de l’imprimé et de l’électronique, au service de l’expression humaine. La révolution opérée dans l’histoire par les moyens de masse se manifeste par l’augmentation fantastique du nombre de lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs, par l’action et la grâce d’une invention technique qui multiplie, presque à l’infini, la parole et l’image. Cette explosion technique est aussi une explosion culturelle, du point de vue esthétique, pédagogique, anthropologique ; c’est également le cas par sa répercussion sur les comportements collectifs, les modèles de société, les mécanismes politiques, par ses effets mentaux et psychologiques sur la jeunesse, les masses anonymes et le tiers monde. La mondialisation des informations et des opinions a fait de la planète un espace où l’on est entre voisins. Toute une nouvelle figure du genre humain est déterminée par la « civilisation de l’image ».

Quand Jean-Paul II parle du dialogue entre foi et culture, il ne les confond pas, mais les relie. La foi, toujours la même en sa substance, se qualifie par la culture du moment. Aujourd’hui donc s’impose la mise à jour, l’inculturation du message éternel. Un double écueil est en effet à éviter pour transmettre la foi : faire abstraction des médiations culturelles ou bien se lier à une culture de façon définitive.

Si hier l’Eglise a su s’embarquer dans la « galaxie Gutenberg », en imprimant la Bible et en diffusant la théologie, la spiritualité et la littérature chrétienne, aujourd’hui elle doit s’équiper de la culture électronique pour transmettre le message de Jésus aux hommes de la civilisation audiovisuelle. Les chrétiens ne peuvent oublier que le cinéma, la radio et la télévision sont une « école parallèle », en conformité avec la sensibilité des nouvelles générations.

Pour que le message de l’Evangile touche les hommes du son et de l’image, il est donc nécessaire que l’Eglise entre dans les circuits de la culture audiovisuelle contemporaine. L’Eglise actuelle doit envisager les moyens modernes de la communication sociale avec le même intérêt qu’elle l’a fait pour la peinture, la sculpture, l’architecture et la littérature à chaque étape historique du passé.

Pour comprendre ce basculement de la pensée de l’Eglise catholique, il nous faudra peut-être creuser sous les textes, à la recherche d’un point de départ assuré... Selon Dominique Wolton, ce point de départ est de deux ordres. Il y a d’abord les deux sens du mot communication. Le premier sens, apparu au XII ème siècle, est issu du latin et renvoie à l’idée de communion, de partage. La communication c’est la recherche de l’autre et d’un partage. C’est l’idéal de la communication ou l’aspect normatif de la communication. Le deuxième sens se manifeste au XVI ème siècle. Communication veut dire transmission, diffusion. Elle est liée au développement des techniques, à commencer par l’imprimerie jusqu’à Internet. Communiquer c’est dès lors, diffuser, par l’écrit, le livre et le journal, puis par le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision et l’Internet. C’est aujourd’hui le sens dominant : la communication est d’abord une transmission de plus en plus efficace de messages de plus en plus nombreux dans tous les sens. C’est la communication fonctionnelle.

L’enjeu de la communication n’a pas changé depuis des siècles et met toujours l’Eglise au cœur de celle-ci : communiquer, c’est essayer de partager quelque chose avec quelqu’un. C’est toujours la question de l’amour238. Le deuxième point de départ consiste à distinguer les trois échelles de la communication, la communication interpersonnelle, la communication sociale et politique, la communication interculturelle. Et si le catholicisme, dans la mondialisation de la communication, a un rôle à jouer, c’est certes, d’apprendre à se servir des nouveaux médias, mais c’est surtout de se rappeler qu’à ces trois niveaux de la communication l’essentiel n’est pas la performance de la transmission, mais la capacité à définir une vision humaine, et non technique, de la communication.

Une question, cependant, traversera notre étude. Quelle est la nature exacte de cette pensée catholique sur les médias ? Elle englobe à la fois une conception des médias (une « théorie ») et une réflexion sur leur bon usage (une « éthique »). Il faut prendre en compte le fait que dans cette démarche, l’Eglise catholique s’appuie toujours quelque peu sur sa tradition de pensée spécifique : la théologie. Notre dernier chapitre abordera donc la question : y-a-t-il une théologie des médias ?

Notes
236.

Décret Inter mirifica (1962).

237.

Une encyclique est une lettre du pape adressée à l’ensemble des évêques du monde (ou une partie d’entre eux) et, par leur intermédiaire, au clergé, aux fidèles et éventuellement aux « hommes de bonne volonté ». Ce sont des textes qui ont le plus souvent valeur d’enseignement mais peuvent comporter de très strictes mises en garde ou (rarement) des condamnations. Dans cette troisième partie, nous allons analyser les documents de l’Eglise catholique sur la communication sociale. En ordre d’importance, nous citons, le document du concile Vatican II, les écrits des papes (encycliques, lettres apostoliques, discours, …) et les publications du conseil pontifical pour les communications sociales. Nous allons les grouper selon les époques et les thèmes abordés.

238.

D. Wolton, L’Eglise face à la révolution de la communication et à la construction de l’Europe, in Médias et religions en miroir, p. 282. Cf. aussi Penser la communication, édit., Flammarion, Paris, 19997, le premier chapitre, p. 36-37.