Si l’on parvenait à réunir l’ensemble de ce que représente le « monde du cinéma », il formerait certainement l’une des plus grandes villes du monde ! Arguant de ce pouvoir étonnant de l’art cinématographique, Pie XII prononça la même année, en 1955, deux allocutions que l’on a nommées « discours sur le film idéal ». Elles constituent, avec le passage traitant du sujet dans l’encyclique Miranda Prorsus, une synthèse de la pensée de ce pape sur la question. Le 21 juin 1955 Pie XII s’adresse aux membres de l’industrie cinématographique d’Italie à l’occasion du Congrès international de la Société de production cinématographique « Titanus », et le 28 octobre 1955 il prononce un discours devant les membres du Congrès de l’Union internationale des centres cinématographiques et ceux de l’Assemblée internationale des distributeurs de films. Nous allons ici nous contenter de développer uniquement le discours du 21 juin 1955.
Ce discours aborde deux points : d’un côté il parle du cinéma en général et de l’autre du film idéal.
Pie XII emploie l’expression « monde du cinéma » en se referant à l’activité vaste et dynamique à laquelle le cinéma a donné naissance, soit dans le domaine strictement artistique, soit dans celui de l’économie et de la technique. Le cinéma est selon lui, la plus grande école populaire » qui soit dans le monde.Le cinéma dépend de producteurs, d’écrivains, de metteurs en scène, d’acteurs, de musiciens, d’opérateurs, de techniciens et de tant d’autres. A côté d’eux, il y a des établissements industriels, innombrables et complexes, qui pourvoient à la production des matériels et des machines, aux studios, aux salles de spectacle, etc. Tout cet ensemble réuni en un seul, constituerait une des plus grandes villes du globe. Le cinéma est également un grand pôle économique où l’on retrouve les producteurs et les exploitants privés ou les propriétaires des salles.
‘« Ce monde du cinéma crée autour de lui un champ d’influence extraordinairement large et profond dans la pensée, dans les mœurs et dans la vie des pays où il déploie son pouvoir, surtout parmi les classes les plus humbles, pour lesquelles le cinéma constitue souvent l’unique détente après le travail, et parmi la jeunesse, qui voit dans le cinéma le moyen rapide et agréable de rassasier la soif de connaissance et d’expériences que lui promet son âge ».’Ainsi, on distingue deux mondes : d’un côté le monde des producteurs et de l’autre celui des spectateurs. Le monde des producteurs exerce une influence dans l’orientation de la culture, des idées, des sentiments et souvent dans la conduite de la vie des spectateurs.
Pour qu’un film attire les spectateurs, il faut non seulement qu’il aborde un bon sujet ou respecte la qualité artistique, mais qu’en plus de cela, on fasse attention à la qualité technique.
Pour comprendre ce qui se passe au cinéma, le recours à la psychologie est nécessaire, car, malgré l’influence du film, il y a place à l’interprétation libre et personnelle du spectateur.
Toutefois, au regard de l’influence de ce média sur la population, les autorités tant civiles qu’ecclésiastiques ne peuvent pas laisser l’industrie cinématographique entre les mains des seuls producteurs. « La vigilance et la réaction des pouvoirs publics, pleinement justifiées par le droit de défendre le patrimoine commun civil et moral, se manifestent sous des formes diverses : par la censure civile et ecclésiastique des films et, s’il est nécessaire, par leur prohibition ; par la publication de listes provenant de commissions d’examen des films qui les qualifient selon leur valeur afin de fournir au public des informations et des normes ».
Bref, dans la première partie de ce document, Pie XII analyse ce qu’est le film ; il en donne une description détaillée à partir de la technique jusqu’à la réalisation. Selon lui, le cinéma s’appuie sur les lois de la psychologie. On peut donc dire qu’il tient un discours réaliste à l’égard du cinéma ; il est conscient de l’influence psychologique qu’engendre le film. Il y a pour ainsi dire dans son attitude, un souci de comprendre le cinéma avec ses mécanismes de production et d’influence d’une part, et d’autre part, le souci de donner des orientations à l’industrie cinématographique.
Selon Pie XII, le « film idéal » doit obéir à plusieurs critères. Celui du respect de l’homme d’abord. D’après le Pape, « celui qui traite avec des hommes doit être rempli de respect pour l’homme ». On attend d’un film idéal qu’« il renforce et élève l’homme dans la conscience de sa dignité ; qu’il lui parle de la possibilité d’accroître en lui les qualités d’énergie et les vertus dont il dispose ; qu’il consolide en lui la persuasion qu’il peut vaincre des obstacles et éviter des décisions erronées ; qu’il puisse toujours se relever de ses chutes et se remettre sur la bonne route ; enfin qu’il puisse progresser du bien au mieux en se servant de sa liberté et de ses facultés ».
Le film idéaldoit montrerau spectateurdes situations qu’il rencontre dans sa vie. Il doit avoir un langage adapté à l’âge des spectateurs (enfant, jeune homme, adulte). « Le film doit communiquer à celui qui voit et écoute le sens de la réalité mais d’une réalité vue avec les yeux de quelqu’un qui sait plus que lui, mais qui se place fraternellement à côté du spectateur pour pouvoir, s’il le faut, l’aider et le réconforter ».
Le film idéal doit savoir répondre à l’attente et apporter une satisfaction aux aspirations des spectateurs qui peuvent être tantôt un soulagement, tantôt un enseignement, une joie, un réconfort, ou une émotion.
Le film idéal doit refléter les besoins les plus profonds de l’homme, besoin de se mieux comprendre, d’exercer sa pensée, de gérer ses sentiments, etc.
Un film peut être dit idéal si son contenu satisfait aux exigences de la vérité, de la bonté et de la beauté. Ainsi, on distingue : les films de pur enseignement, qu’on classe généralement dans la catégorie des documentaires. Ces genres de films sont relativement rares. Ce qui n’empêche pas de souligner la richesse inépuisable de certains sujets qui peuvent être exploités comme des films d’enseignement ; c’est le cas de la nature (la manière dont l’homme mène sa vie, la vie des animaux, l’existence des forêts, des fleuves, les profondeurs sous marines, etc.), de l’homme (sa structure organique, son comportement, les processus thérapeutiques et chirurgicaux utilisés pour lui rendre la santé, etc.), de la culture (description des diverses races, mœurs, folklore, civilisations, et plus en détail, les façons de travailler, les systèmes agricoles, les routes du trafic terrestre, maritime et aérien, les voies de communication, les types d’habitation et de résidence aux différents âges, saisis par l’objectif aux différents stades de leur développement , qui part de cabaret primitif de feuillage, pour aboutir aux demeures nobles, aux monuments architectoniques, aux hardis gratte-ciel des cités modernes).
Le film d’action, entend représenter et interpréter la vie et la conduite des hommes, leurs passions, leurs aspirations et leurs luttes, etc. Dans ce genre de film, c’est le choix du contenu qui pose souvent problème.
Deux questions particulières méritent cependant d’être considérées : dans les films d’action, est-il permis de prendre, comme matière, des sujets religieux, ou des sujets représentant le mal ?
Selon Pie XII, les films d’action peuvent prendre comme matière des sujets religieux. Ceci s’explique par le fait que « même les films moralement irréprochables peuvent être spirituellement nocifs s’ils offrent au spectateur un monde dans lequel aucune allusion n’est faite à Dieu et aux hommes qui croient en Lui et Le vénèrent, un monde dans lequel les personnes vivent comme si Dieu n’existait pas ». D’autre part, si l’on peut admettre que le film idéal représente le mal : faute et chute, « c’est pour que sa vision aide à approfondir la connaissance de la vie et des hommes, à améliorer et à élever l’esprit ». Le film idéal ne doit pas présenter la perversité et le mal pour eux-mêmes.
Qu’est-ce qu’un film idéal peut offrir de précieux, et même de très précieux à la famille, à l’Etat, à l’Eglise ? La famille est la source et l’origine du genre humain et de l’homme. Fondée sur l’amour et pour l’amour, la famille peut et doit être pour ses membres, conjoints, parents, enfants, leur petit monde, le refuge, l’oasis, le paradis terrestre, dans la mesure où cela est possible ici-bas. Le film idéal devrait montrer et répandre la notion naturellement droite et humainement noble de la famille, en décrivant le bonheur des conjoints, des parents et des enfants, l’avantage d’être étroitement unis par le lien des affections dans le repos et dans la lutte, dans la joie et dans le sacrifice.
Au niveau de la vie en société le cinéma devrait renforcer chez les spectateurs le sens de la fidélité à l’Etat (amener l’individu à reconnaître, accepter, respecter l’Etat, l’autorité de l’Etat, le droit de l’Etat). Et il devrait rappeler au pouvoir ses devoirs vis-à-vis des citoyens et sa contribution dans la promotion de progrès. Un film de ce genre serait bien éloigné des films politiques de parti et de classe ou même d’un pays déterminé ; ce serait simplement le film de tous, parce qu’il conserverait le noyau essentiel de tout Etat.
Si un film d’action veut être fidèle à l’idéal en ce qui regarde l’Eglise, il doit être conçu et exécuté de manière à inspirer au spectateur compréhension, respect et dévotion envers l’Eglise, et à ses fils, joie, amour et comme « un saint orgueil » de lui appartenir. Cependant, il n’est pas exclu que pour des raisons historiques ou pour des exigences de composition on présente des déficiences et des défauts de personnes ecclésiastiques ; dans ce cas, il est important de montrer aux spectateurs qu’il y a une distinction entre institution et personne, entre personne et office.
De ce qui précède, on voit bien que d’un pape à l’autre, le catholicisme construit et consolide son discours sur le cinéma. Si Pie XI met l’accent sur le bon film, Pie XII parle désormais du film idéal. Cependant, dans la pratique, le bon film, comme le film idéal c’est à peu près la même chose. Le bon film se concentre sur la vertu, tandis que le film idéal, en plus de la vertu, insiste sur le respect et la dignité de l’homme, le sens technique et artistique, la place de la psychologie dans la compréhension de l’industrie cinématographique et le rôle de l’Etat.
En effet, quel que soit le poids de la production morale en catholicisme, la réflexion chrétienne sur les médias et la communication va, pendant les années cinquante, son chemin et débouche sur des horizons plus larges : rôle possible des moyens de communication dans l’évangélisation, du cinéma dans la formation humaine, perspectives sur ce que pourrait être un film idéal, réflexion sur la force des techniques de diffusion dont usent les Etats et la capacité de résistance des individus, sur le rôle de la critique…241. Comme le dit Jean–Pierre Jeancolas, le cinéma de grande consommation, exprime à la fois les limites, les refus, les aspirations, les conformismes d’une société (…).
Le cinéma entretient avec l’histoire des rapports ambigus. Il est la mémoire de la collectivité qui le produit et le consomme. Comme une mémoire humaine, et plus qu’elle sans doute, il triche. Il sélectionne, il embellit242. Bref le film doit être un reflet du vrai, du bien, du beau. Selon le cardinal Léger, archevêque de Montréal, le beau, le vrai et le bien s’identifient et une œuvre qui exalterait le vice ne pourrait pas être classée parmi les choses qui sont belles (…). L’Eglise ne dira jamais qu’un film est beau, uniquement parce qu’il traite un sujet religieux. Elle souhaite cependant que le sujet religieux soit traité avec goût et elle est heureuse lorsque l’épaisseur humaine de la bande sonore est pénétrée discrètement par la lumière d’une conscience qui perçoit les appels divins243.
Le film idéal tout en ayant l’homme au centre, ne peut négliger le côté artistique. Le beau, le vrai et le bien doivent se conjuguer ensemble dans la perspective de valorisation de l’humain. En effet, dans l’art (et la technique) de représentation, il est question du représenté et du représentant. Donc la démarche artistique reste de façon générale, totalement dépendante des contenus. Le film « idéal » doit, à cet égard, être une illustration du catéchisme. De ce fait, la théologie n’est ici qu’une « morale ». Reconnaissons avec Denis Pelletier que morale et esthétique ne font pas toujours bon ménage, et sans doute le projet de fonder un cinéma catholique et populaire de qualité a-t-il atteint ses limites dès les années cinquante, en dépit du succès du Monsieur Vincent de Maurice Cloche (1947) ou de la collaboration de François Mauriac, scénariste en 1954 du bien oublié Pain vivant de Jean Mousselle. Mais le souci de moraliser le cinéma conduit à un effort de critique et de diffusion qui connaît son apogée dans les années cinquante244.
Vingt ans après Vigilanti Cura, Pie XII publie un nouveau document qui se veut global et synthétique. Il s’agit de l’encyclique Miranda prorsus (1957). On y retrouve un accueil très positif des médias, une certaine qualité d’analyse de ce qu’ils signifient socialement et, comme d’habitude, un souci éthique très prononcé, à la fois pour les utilisateurs et pour les professionnels. Cette encyclique traite du cinéma, de la radio et de la télévision. Pie XII a beaucoup écrit sur la radio et la télévision. Il fut à cette époque de l’Eglise, un véritable leader et le stimulateur de toute l’étude et la prise en compte de la presse, du cinéma, de la radio et de la télévision, dans la vie sociale. Aucun pape ni aucune autorité de l’époque n’ont adressé autant de discours et messages concernant ces domaines245. Il est aussi le premier pape à étudier l’opinion publique en elle-même. Il commence par affirmer avec vigueur le droit à l’existence de l’opinion publique et son absolue nécessité pour toute la société.
Selon lui, l’existence de l’opinion publique est le signe de santé du corps social. L’opinion publique est l’apanage de toute société normale, composée d’hommes qui, conscients de leur conduite personnelle et sociale, sont intimement engagés dans la communauté dont ils sont membres. Elle est partout l’écho naturel, la résonance commune plus ou moins spontanée des événements. Là où elle n’apparaît pas, ou ne pourrait pas se manifester par suite de l’indifférence des sujets ou du totalitarisme du pouvoir, « on devrait y voir un vice, une infirmité, une maladie de la vie sociale ».
Les médias. Textes des Eglises, édit., du Centurion Paris, 1990, p. 125.
Jean-Pierre Jeancolas, Le cinéma français. Le Vème République (1958-1978), édit., Stock, 1979, p. 9.
Les médias. Textes des Eglises, p. 123.
D. Pelletier, Les catholiques en France depuis 1815 (coll. Repères), édit., La Découverte, Paris, 1997, p. 75.
M. Boullet, Op. Cit., 1985, p. 16.