2.2. Notes sur les déplacements de la pensée catholique

L’Eglise catholique a lutté jusqu’au milieu du XX ème siècle contre la liberté d’expression, conformément à une théorie qu’on pourrait résumer comme suit : pas de liberté pour les ennemis de la vérité. Il est clair que l’avènement des démocraties, l’évolution des mentalités, et la possibilité de surcroît de mesurer à tout instant les courants de l’opinion, ont obligé les Eglises, comme bien d’autres institutions à tenir un plus grand compte de celle-ci. Pie XII est sans doute le premier pape à souhaiter qu’une opinion publique se manifestât dans l’Eglise, car « enfin elle (l’Eglise) est un corps vivant et il manquerait quelque chose à sa vie si l’opinion publique lui faisait défaut » (18 février 1950). Mais le changement le plus fondamental fut celui apporté par le concile Vatican II, qui reconnaît l’absolue liberté de conscience et le choix pour chacun de s’exprimer.

Cela dit, il convient de rappeler que la mission première de l’Eglise est d’être témoin de la Révélation, laquelle ne saurait dépendre des fluctuations de l’opinion publique, fût-ce au sein même du peuple chrétien. Le critère de vérité n’est pas ici celui de telle ou telle majorité, il repose tout entier dans l’enseignement du Christ. Signalons que ce message, puisqu’il existe sous forme de texte, soulève également des questions liées à leur interprétation. D’autre part, c’est au peuple chrétien tout entier qu’il appartient d’en rendre compte et selon des modalités qui appellent à coup sûr une concertation avec la hiérarchie256.

En effet, dans l’encyclique Miranda prorsus, Pie XII fait l’éloge des mass médias au service de l’évangélisation et rappelle les devoirs des pouvoirs publics et des groupes professionnels dans l’usage de ces techniques audiovisuelles. Il a pour ainsi dire mesuré l’avantage à tirer de l’usage de ces moyens, notamment du cinéma, de la radio et de la télévision. Ce faisant, à partir de l’encyclique Vigilanti Cura publié en 1936 jusqu’à l’instruction pastorale Communion et progrès de 1971, il y a eu une grande évolution et une modification de grande portée dans la politique des hauts dirigeants de l’Eglise catholique sur les moyens de communication sociale. On pourrait relever, un déplacement graduel d’accent, une prise de conscience de nouveaux éléments ou une attitude qui résulterait d’une considération plus élevée et plus profonde sur les personnes et les choses.

Voici comment cette évolution peut-être perçue :

1. l’évolution la plus évidente apparaît dans l’examen des médias eux-mêmes.

Vigilanti Cura ne traite que du cinéma, mais bientôt Pie XII touchera à la télévision en quelques allocutions, puis embrassera les trois techniques : cinéma, radio et télévision. Le décret de Vatican II parlera aussi de la presse puis Gaudium et Spes, prendra compte du phénomène culturel qui découle du développement des médias. Il reviendra toutefois à l’Instruction pastorale Communio et progressio de mesurer l’impact d’ensemble de tous les nouveaux médias, y compris le livre de poche, le disque et les satellites. La tendance générale va dans le sens d’un élargissement d’horizon et d’une intelligence plus profonde du phénomène.

2. Pie XI, ému à bon droit par les répercussions des films sur les institutions et le comportement individuel, voulut alerter le monde au sujet de l’impact du cinéma. Son point de vue est défensif et il en appelle, dans l’immédiat et partout, à une promotion d’organisation. Pie XII est plus discret et positif ; il insiste sur la formation plus que sur l’action organisée, cherchant à établir des relations avec des professionnels, s’efforçant de comprendre leur situation et leurs problèmes et porte un regard plus objectif et scientifique sur l’impact des médias sur le peuple, aboutissant à en faire une masse. Vatican II, au début, semble accablé par toutes les implications de ces nouveaux moyens de communication, mais prend bientôt une attitude générale, nette et positive, sur les relations entre l’Eglise et le monde. A partir des principes alors établis et de l’attitude exprimée par le Concile, l’Instruction pastorale fait les applications nécessaires en vue d’une politique culturelle à promouvoir dans tout le champ des communications.

3. Vigilanti Cura, partant d’un point de vue défensif, ne peut pas ne pas avoir un aspect moralisateur, qui est approprié au moment de sa publication. Pie XII, plus réfléchi, recourt à la psychologie et à la sociologie pour rendre compte des faits et dans Miranda prorsus montre son attitude optimiste, son admiration intelligente et son acceptation sans détour des inventions techniques. La découverte de l’environnement culturel, commencée avec Pie XII, a été réellement approfondie par Gaudium et Spes au niveau des principes et exploitée en pratique dans le secteur des communications par l’Instruction pastorale Communio et progressio.

4. Pie XI, part d’une expérience précise, celle des évêques américains avec la « Légion nationale de la décence ». Il veut l’étendre à tous les pays et la voir organisée d’après le même modèle, parce qu’il admire ce genre d’encadrement. Evidemment, le concile comme tel ne peut avoir qu’une vue universelle de la réalité et l’Instruction pastorale Communio et progressio, avec son orientation méthodologique, donne des orientations équilibrées, larges et pratiques qui proviennent d’un sens catholique jamais auparavant autant respecté.

5. À partir du document de 1936 jusqu’à celui de 1971, s’accroît l’importance donnée au peuple dans le processus de démocratisation. Sous-jacente et implicite jusqu’à Pie XI l’importance donnée au peuple dans le processus de démocratisation sera franchement reconnue par Pie XII. Vatican II fit de même, avec ses documents sur la liberté religieuse, l’œcuménisme, la liturgie et la « Culture des masses ». La brèche largement ouverte et une fois abattus les murs, Communio et progressio traite de toutes les cultures, de toutes les situations et du problème total de la communication sous son aspect le plus humain, c’est-à-dire sous son aspect le plus terre-à-terre et près du peuple.

6. Enfin, il y a une tendance coopérative qui s’accroît dans les documents envisagés dans cette étude ; le besoin de coopérer devient plus visible à mesure que le monde se rapetisse sous l’influence des communications électroniques plus rapides. Vigilanti Cura trahit une indication formelle de coopération, puisque les Etats-Unis sont donnés comme un modèle et un noyau. Pie XII fait ressortir la coopération à établir entre les professionnels des médias et les consommateurs, entre les pays ; mais c’est le concile, comme il fallait s’y attendre, qui, le premier, a insisté sur la coopération entre les nations développées et celles en voie de développement, entre l’Eglise et le monde , entre les Eglises, et c’est l’Instruction pastorale Communio et progressio qui, fidèle aux directives reçues, a esquissé et recommandé tout un ensemble d’entreprises de coopération à mettre en œuvre dans le monde des communications.

En ce qui concerne les attitudes de l’Eglise catholique par rapport aux médias et à la communication, on pourrait retenir ce qui suit : 1°) depuis le concile de Trente, l’Eglise insiste sur la nature de l’homme et la fonction de la grâce ;

2°) Il y a pour ainsi dire une réticence à reconnaître tous les changements politiques. Toutefois, en faisant une synthèse générale de l’évolution jusqu’ici décrite, l’on se risquerait à affirmer que l’Eglise catholique, de Pie XI à Paul VI est passée par : un processus de libération à l’égard des engagements politiques d’autrefois. Pie XI en réglant la question romaine, en récapitulant et en élargissant les intuitions de ses prédécesseurs, prenant en compte les données des temps nouveaux, assigne à l’Eglise la tâche de « ramener au Christ les sociétés contemporaines »257. Pour toucher les sociétés dans leur diversité, il porte une attention particulière à l’opinion. Ce faisant, il libère les principaux dirigeants de l’Eglise catholique d’une mentalité de ghetto ou de réclusion, qui s’opposait à leur mission de dialogue avec le monde. Le catholicisme est ainsi passé par un processus d’incarnation progressive dans le monde moderne. Incarnation réalisée grâce à une compréhension, à une coopération positive et une organisation structurelle adaptée ;

3°) On note également dans l’attitude de l’Eglise catholique, une double tendance à l’égard des nouveautés : condamner, organiser. Dès l’abord, l’Eglise n’accepte pas la nouveauté avant d’avoir compris son bien fondé pour l’homme. Or l’examen de la nouveauté, sa totale appréhension prend du temps. Pendant ce temps, c’est la suspicion et parfois la méfiance qui gagnent du terrain en attendant une véritable révélation. Une fois que le doute est levé, l’Eglise s’implique et s’évertue à donner des orientations voire à faire des nouvelles propositions.

4°) L’adoption des médias par l’Eglise, s’accompagne de quelques défis à relever : notamment l’intégration de l’évangélisation dans la nouvelle culture qui a son langage propre, la formation des usagers, la nécessité d’une évaluation critique, politique et structurelle…

5°) Une grande difficulté à concevoir l’espace public jusqu’à Jean XXIII.

Issue du discours philosophique de la modernité, la problématique de l’espace public est venue féconder de nombreux questionnements contemporains dans divers domaines des sciences sociales aujourd’hui. En théorie politique, elle ouvre des voies originales pour penser les transformations de la démocratie dans les sociétés complexes ; en droit, elle intéresse les spécialistes de la théorie de l’Etat social ; en anthropologie urbaine, elle inspire un courant de recherches d’orientation ethnographique et ethnométhodologique s’inscrivant dans la suite des travaux de l’école de Chicago concernant l’observation de la vie et les relations sociales dans les lieux publics urbains. Dans ce dernier cas, l’espace public est considéré d’abord en tant qu’espace physique concret où circulent les gens : c’est une perspective distincte de celle qui est généralement retenue par la plupart des travaux philosophiques ou sociologiques qui définissent l’espace public comme un espace immatériel et symbolique où sont débattues les questions pratiques et politiques qui intéressent les membres de la cité.

Dans le domaine des sciences sociales de la communication, cette problématique sociopolitique a pris beaucoup d’importance depuis une quinzaine d’années, en particulier à partir de lectures diverses des ouvrages du philosophe Jürgen Habermas qui propose un modèle communicationnel de l’espace public.

Comme le rappelle Louis Quéré, le concept d’espace public comporte deux idées essentielles qui traduisent deux manières de le définir et de l’aborder. D’abord, l’idée d’une « sphère publique » de libre expression : dans ce premier cas de figure, l’espace public est vu comme un espace d’où l’opinion émergerait à partir des discussions entre protagonistes faisant appel à des arguments rationnels. Nous sommes devant une conception de l’espace public se rapprochant de celle de Jürgen Habermas. Dans cette sphère publique, l’opinion est par conséquent « fondée en raison », puisqu’elle émerge de la confrontation entre des arguments faisant appel à la raison.

La seconde idée est celle d’une « scène publique » d’apparition : ici, des acteurs mais aussi des actions, des événements ou des problèmes sociaux « accèdent à la visibilité publique ». Dans cette seconde approche, ce ne sont pas les arguments rationnels des protagonistes qui occupent l’attention de l’observateur. C’est plutôt le processus de publication qui fait qu’un événement, une action, un problème, un acteur est « mis en scène publique », apparaît indépendamment de toute argumentation rationnelle sur la scène publique. L’espace public défini comme « scène d’apparition » suppose la présence d’un public de spectateurs capables de porter un jugement sur les éléments du pouvoir soumis au regard de tous. Dans ce second modèle de l’espace public, ce sont les notions d’émergence à la visibilité et de jugement des spectateurs qui constituent les deux lignes de force.

C’est donc le philosophe Jürgen Habermas qui a développé avec le plus d’acuité l’idée d’une sphère publique comme espace où se discutent les questions pratiques et politiques, où la capacité de conviction des membres d’une société les uns envers les autres tient essentiellement à la rationalité des arguments ; l’espace public agit ici comme instance médiatrice entre l’Etat et la société civile. Avec Habermas, nous sommes face à un modèle rationaliste et communicationnel de l’espace public considéré comme sphère de discussion.

Pour Habermas, l’espace public c’est le lieu de la publicité au sens du XIX ème siècle où le journaliste politique est un « publiciste ».

S’agissant de l’Eglise, elle eut du mal à se représenter l’espace public. La prise de conscience s’est faite à partir du concile Vatican II, avec Jean XXIII qui voulait dépoussiérer l’Eglise, la mettre à jour, afin qu’elle s’adapte à l’évolution du monde. Ainsi donc, le concile Vatican II a permis l’ouverture au monde, en développant le sens universel de l’humanité et de l’Eglise et en encourageant le retour aux racines de la foi et de la tradition ecclésiale258. L’on se souviendra que l’Eglise catholique, depuis la condamnation du modernisme en 1907, a vécu dans une terrible atmosphère de soupçon et de méfiance.

Après des réticences, elle se met finalement sur la place publique et veut engager le dialogue avec le monde, en donnant son point de vue sur certains aspects de la vie en société. Cela a été rendu possible par Jean XXIII qui voulait être un pasteur universel et se vouer à la propagation de la parole de Dieu dans le monde et à l’extension du règne de l’Eglise259. L’Eglise catholique prend ainsi en compte toutes les réalités du monde y compris les moyens de communications sociales avec le décret Inter mirifica. En insistant sur le bon usage des médias, en se faisant la « conscience » du monde dans le domaine des médias, l’Eglise s’invite au débat. Elle se met sur la place publique et se prête à la discussion. Le concile Vatican II lui a apporté la vertu de la « discussion », de l’« écoute » et de l’« ouverture ». L’Eglise « experte en humanité », devient finalement une « Eglise en dialogue avec le monde ». Tel est le sens de toute l’évangélisation par les médias.

Notes
256.

Théo. L’Encyclopédie catholique pour tous, p. 864.

257.

Pour plus d’information, on peut lire avec intérêt le livre de Marc Agostino, Le pape Pie XI et l’opinion, (coll. De l’Ecole française de Rome), édit., Ecole française de Rome, Italie, 1991, 820 p.

258.

Boullet, M., Le choc des médias, p. 59.

259.

Xavier Rynne, La Révolution de Jean XXIII, édit., Grasset, Paris, 1963, p. 14.