1. 1. L’évangélisation par voie de presse. Le cas du quotidien La Croix

Quotidien catholique national, La Croix est un journal d’opinion qui affiche clairement son identité catholique. Si les Français ne vont plus à la messe, beaucoup d’entre eux lisent quotidiennement un journal. Certains ont pris l’habitude d’aller régulièrement au cinéma. Ils ont presque tous à leur disposition un poste radio ou un téléviseur. Ils suivent l’actualité. Ils participent aux événements dont ils ont ainsi connaissance. L’ensemble de leurs réactions aux nouvelles qui leur sont communiquées forme ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique. L’opinion publique n’étant ni unanime, ni stable, il apparaît donc qu’on peut agir sur elle328. Tel est le rôle de La Croix.

En effet, on trouve dans l’Eglise, une multitude de courants de pensée (les conservateurs, les modérés, les contestataires, les traditionalistes, les libéraux, les militants, les critiques, etc.). Comme dit Mgr Georges Gilson, le journal La Croix n’est pas le seul organe de presse qui soit catholique et qui exprime la grande diversité du catholicisme français. Il ne répond pas à toutes les sensibilités. Mais tous peuvent le lire. Il n’est pas partisan. Il est le lieu privilégié où une communauté de croyants peut s’entendre dire ce qui se passe dans le monde et accueillir ces divers éclairages spirituels qui permettent à l’homme d’espérer329.

Au milieu des quotidiens nationaux français, La Croix s’identifie comme journal d’information généraliste. Ce journal apparaît comme un service de l’Eglise catholique ; il est un organe d’information, un lieu de rencontre et un espace de discussion avec la culture contemporaine. A travers cet organe de presse, l’Eglise établit un dialogue avec le monde tout en consolidant l’opinion catholique. En d’autres termes ce journal est un « pont 330 » entre l’Eglise et la société.« De tous temps le souci de La Croix a été d'établir un dialogue, de lancer des ponts entre Eglise et société. Un dialogue, un pont, à double sens : permettre à la société de mieux entendre et de mieux comprendre ce qui est à l’œuvre dans l’Eglise catholique. Et inversement, permettre à des gens qui se situent à l’intérieur de l’Eglise de mieux comprendre ce monde dans lequel ils vivent », affirme Dominique Quinio, la directrice du journal La Croix. Dans ce journal, le pont ou le dialogue s’établit grâce aux cinq rubriques suivantes : l’Information française, internationale, économique, religieuse et culturelle.

Seul quotidien catholique national, ni journal officieux ni journal officiel de l’Eglise, La Croix se situe tout à la fois du côté de la hiérarchie et du côté des fidèles qui sont ses lecteurs. En effet, en classant les organes de presse selon leur dépendance à la hiérarchie, on peut distinguer les « journaux de l’Eglise » et les « journaux d’Eglise ». Les journaux d’Eglise, sont des périodiques reconnus par l’autorité ecclésiastique ou publiés sous sa tutelle. C’est le cas des organes officiels de la hiérarchie, des bulletins paroissiaux, ou de mouvements d’Action catholique « mandatés ». D’autres, tels les publications de Bayard-presse entrent dans cette catégorie du fait de la reconnaissance officielle par la hiérarchie. Il faut dire que La Croix, créé par les Augustins de l’Assomption, n’a eu jusqu’en 1900 que des rédacteurs appartenant à la dite congrégation religieuse. Depuis cette date, l’équipe des rédacteurs composée de cinq membres, ne comprend plus qu’un rédacteur en chef membre de la congrégation et quatre laïcs, tous exerçant de façon indépendante leur profession de journaliste, dans le respect de la ligne éditoriale et la promotion des valeurs chrétiennes et humanistes.

La presse catholique grand public d’information générale remplit d’abord un rôle fondamental qui est celui d’être d’une part, médiateur entre les lecteurs catholiques et l’Eglise (Communauté et Institution) et d’autre part, entre les lecteurs catholiques et l’information (vie économique, sociale, culturelle et religieuse)331. Elle est d’abord ordonnée aux besoins d’information de ses lecteurs, mais elle cherche aussi à exprimer et à faire entendre la voix des catholiques dans les débats d’actualité. La Croix s’affirme aujourd’hui comme un journal d’ouverture, de dialogue et de confrontation.

C’est le terme d’une longue évolution historique où l’on peut distinguer trois phases dans son évolution : de 1883 à 1918, de 1920 à 1962, de 1962 à nos jours. En effet, face à l’anticléricalisme ambiant et à l’intensification des offensives laïques à la fin du XIX ème siècle, La Croix dès sa création, prend une position défensive. Il s’agissait pour elle de défendre les intérêts de l’Eglise. Le premier numéro de ce journal paraît le 16 juin 1883. Il succède à une revue mensuelle qui a porté le même titre de 1880 à 1883 et qui fut l’œuvre du père Emmanuel d’Alzon (1810-1880), fondateur des Assomptionnistes et des oblates de l’Assomption. C’est pour toucher un public plus large que les pères Picard et Bailly, successeurs du père d’Alzon, vont mettre en place le journal quotidien à partir de 1883. A cette période, le catholicisme français se sentait menacé, suite à la promulgation de la loi sur la laïcité scolaire. C’était juste après le triomphe des républicains aux élections de 1881 et 1882. Les catholiques français constituaient alors un groupe sociologique homogène, moins diversifié et plus uni que maintenant. C’était le triomphe de la laïcité, le début de l’école laïque, etc.

La menace qui pesait sur les biens encore possédés par l’Eglise et l’attaque des adversaires créait une unanimité dans la peur et dans la défense. La fondation de La Croix comme quotidien s’inscrit dans la volonté des Augustiniens de l’Assomption de faire entendre la voix de l’Eglise dans la société. Il s’agissait à la fin du XIX ème siècle, au moment où la loi du suffrage universel transforma les citoyens en électeurs, de former des esprits et de peser sur les choix politiques dans la démocratie naissante. Au demeurant, le but avoué qui a présidé à la fondation de La Croix reste celui de lutter contre la mauvaise presse, en l’occurrence la presse républicaine332. « En rangeant La Croix parmi les feuilles de petit format à un sou, le père Bailly a dès le début manifesté clairement son choix et son orientation : faire un journal populaire capable de rassembler les catholiques dans la résistance et l’opposition à la République laïque »333. L’emblème de cette résistance sera le crucifix ; il sera placé à la page du titre, à gauche, pendant soixante-treize ans avant d’être supprimé en 1957.

En 1890, le pape Léon XIII, invite les catholiques à accepter la République. Il publie l’encyclique Rerum novarum qui inspire les catholiques à s’engager sur la voie du catholicisme social. En 1900, l’ensemble de la Bonne Presse est racheté par un industriel lillois, Paul Féron-Vrau. Un rédacteur en chef laïc est nommé, assisté d’un prêtre séculier. A partir de ce moment le ton se fait moins agressif et le journal s’ouvre à la classe moyenne. Il passe du petit format destiné à une clientèle populaire à une édition grand format. Mais ce rachat sera d’une courte durée, car le journal sera repris par les Assomptionnistes en 1901. En 1907, le journal poursuit son évolution, il passe de quatre à six pages. La vente se fait exclusivement par abonnement.

À cette époque, le catholicisme connaît une période assez difficile dans ses relations avec l’Etat. La loi de 1901 sur les associations vise principalement les congrégations et en plus le sentiment anticlérical est très élevé. Cet état des choses généra des conflits entre Rome et le gouvernement français, entraînant ainsi en 1904 la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. Un an plus tard, la loi de la séparation de l’Eglise et de l’Etat est votée en France. Pendant ce temps, Pie XI succède à Léon XIII en 1903. Il se montre plus intransigeant ; avec lui, la politique de ralliement initiée par Léon XIII est remise en cause, accentuée par la loi de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La Croix retrouve le ton de ses premières années. Bref, de sa fondation en 1883 jusqu’en 1918, La Croix est un journal de combat, presque une presse agressive. Parmi d’autres voix au service de la défense de l’Eglise, on note la présence de l’Univers puis le Monde (1833-1919)de louis Veuillot, Le Temps (1869-1942) de Fernand Leve ou encore Le Français de François Beslay.

Lors de la première guerre mondiale, La Croix fait preuve de patriotisme, mais publie également les appels à la paix du pape Benoît XV. Après la guerre, elle est restée le seul quotidien officiellement catholique de diffusion nationale. Ce monopole accroît son importance, mais le met face à ses responsabilités. Par le monopole de fait dont elle jouit depuis 1919, La Croix fait souvent figure de porte-parole officiel de l’Eglise. Pourtant, sur le plan juridique, elle est, organiquement, totalement indépendante de la hiérarchie catholique.

En janvier 1924 la Maison de la Bonne Presse se constitue en société anonyme et regroupe, outre La Croix et Le Pèlerin une vingtaine de revues, ecclésiastiques ou de vulgarisation, dites de piété ou de diffusion, ainsi que des revues destinées aux jeunes. Le quotidien des assomptionnistes, fondé pour toucher un public populaire, connaît un glissement vers des milieux plus cultivés et plus aisés. Le tournant de 1900 est déjà révélateur d’une pénétration dans les classes moyennes. L’évolution comparée des deux éditions à quatre et à six pages, à partir de 1907, confirme la percée du journal parmi un public plus exigeant334. Après l’arrivée du père Merklen335 en 1927, la tendance ne fera que s’accentuer.

Après une période intermédiaire, marquée par le nationalisme de La Croix et sa position de monopole sur l’échiquier catholique, le journal entre dans la deuxième phase de son histoire, à partir de 1920, où il est utilisé comme un outil permanent d’action sur l’opinion336. Le journal affiche clairement sa volonté de former les militants. Pour le P. Merklen, le but de La Croix est de former des apôtres et d’étendre le royaume de Dieu, selon la devise des Assomptionnistes (Adveniat Regnum tuum). La diversité du public est prise en compte selon les critères liés à l’espace géographique : public rural, public urbain, public parisien, public de province. Une attention nouvelle est portée aux intellectuels, aux jeunes, aux femmes…qui ont des besoins spécifiques auxquels des rubriques tentent de répondre. La Croix est alors une presse pédagogique.

Après 1945, La Croix est de moins en moins lue. Son lectorat a vieilli et ne se renouvelle pas ; on enregistre une baisse du tirage. De 153.000 lecteurs en 1938, le journal passe à 96.000 en 1945 et 75.400 en 1949. Tel est l’état de La Croix lorsque le père Emile Gabel337 succède à Léon Merklen. Ce journal qui défend une cause et diffuse un message, se heurte à des difficultés liées notamment à  l’éclatement de l’opinion catholique, à la désaffection du public pour les journaux d’opinion, ainsi qu’à la réduction du nombre des lecteurs. Le public traditionnel se rétrécissait, alors qu’il n’y avait pas de relève. La Croix paraissait à beaucoup comme un témoin des temps révolus338. C’est alors qu’Emile Gabel entreprit de le redresser. Selon lui, le journal doit être « un outil de large pénétration ». La maquette se transforme, rendant alors la lecture plus agréable. Le texte s’aère de photographies de plus en plus nombreuses. En 1957, le crucifix disparaît de la Une.

Le quotidien qui, depuis 1915 était vendu et affiché uniquement dans les librairies catholiques, est exposé dans les kiosques parisiens. La Croix adopte un autre format, afin d’atteindre un large public. Mais, c’est au cours du Concile Vatican II que le journal connut un regain de confiance. Il rencontre de nouveaux lecteurs et sa diffusion atteint jusqu’à 130.000 exemplaires (alors qu’en 1949 les chiffres de la vente s’élevaient à 64.513 exemplaires). Après la démission du père Gabel, en janvier 1957, son successeur le père Antoine Wenger, poursuit l’œuvre de redressement.

Le concile Vatican II marque une étape importante dans l’histoire du journal. C’est à ce moment que le journal amorce l’étape de quotidien d’information ; il devient pour ainsi dire, un journal chrétien d’actualité. Mais il a fallu attendre l’année 1968 pour voir s’opérer des changements dans sa présentation. En 1968, les changements au sein de la société et de l’Eglise exercèrent également leur influence sur la presse catholique. La même année, La Croix fait sa « révolution » et adopte le format tabloïd, réputé plus populaire et plus maniable. C’est sous ce format qu’il continue d’être publié jusqu’à maintenant. En 1972, il s’affirme en tant que quotidien généraliste et s’appelle désormais La Croix-L’Evénement. Derrière ces modifications, il y a le besoin de la rédaction de faire passer l’aspect confessionnel du journal à l’arrière-plan339.

En 1996, le journal reprend son ancien nom et redevient La Croix. Bref, La Croix est passée par bien des étapes, qui sont autant d’évolutions pour aboutir à un changement complet de stratégie ; de quotidien « du soir », il devient « journal du matin » en 1999. En 2003, une nouvelle formule voit le jour. Par l’évolution de sa maquette et de son contenu, La Croix renforce ses spécificités et ses différences. Il faut dire que l’environnement a changé, on est passé d’une période de confrontation politique très vive, dans laquelle elle a été créée, à une société de laïcité assumée, où des questions peuvent se poser dans les rapports entre la société et les religions.

Dans ce contexte, on retiendra que La Croix assume sans complexe son identité. Elle est un témoin de la sensibilité catholique dans le monde médiatique. Ce journal est largement lu et respecté. Il suffit d’écouter la revue de presse à la radio le matin et spécialement France Inter pour en avoir la confirmation. Il développe une vision originale de l’actualité cadrée à partir d’une grille de réflexion sur le sens des choses. Il est proche de son lectorat, en développant des relations directes avec ces derniers. Pour éviter de s’enfermer dans le secret de l’officine, il réserve 2 ou 3 pages aux forums de discussion, aux courriers des lecteurs, où on retrouve toute sorte de questions disputées dans l’Eglise, y compris des critiques sur l’Eglise ; il accueille des collaborateurs étrangers et organise des rencontres avec les lecteurs. La Croix entretient des relations plus étroites avec ses lecteurs ; l’existence des comités qui regroupent lecteurs et amis du journal et qui prennent une part active à la vie du journal, est une preuve de cette volonté d’ouverture et de dialogue.

En effet, La Croix est un quotidien d'information et de conviction340où il y a une séparation claire entre l’information et les commentaires. Elle ne se borne pas à la défense/illustration des positions de la hiérarchie. Elle les fait connaître, mais publie aussi les points de vue de fidèles, qu’ils soient approbateurs, nuancés ou même critiques. Elle accueille même dans ses colonnes, des propos et des regards extérieurs au catholicisme. En somme, elle relaye la parole hiérarchique, mais en lui ouvrant un espace de réception compatible avec une culture démocratique marquée par le témoignage et le débat. Dans la sélection des informations, elle privilégie tous les événements où se joue le sort de l’homme. Des événements internationaux, sociaux ou sociétaux et des faits divers qui mettent en jeu les personnes qui vivent dans ce monde d’aujourd’hui. Une des spécifités de ce journal se trouve dans le refus de dramatiser les faits divers.

Une attention particulière est accordée aux questions internationales, aux pays les plus pauvres ; aux questions liées, en France, à l’exclusion, aux inégalités sociales mais aussi aux sujets de famille et d’éducation, aux évolutions de la science et de la médecine, à ce qui touche aux frontières de la vie humaine et peut mettre en péril la dignité des personnes. On accorde également beaucoup d’importance à la dimension spirituelle des personnes et des événements. Il s’agit pour ce journal, de donner une clef de compréhension de ce qui se passe dans l'actualité, de ce qui anime les personnes et de ce qui explique les événements341. Pour mieux traiter l’actualité, le journal s’inspire d’une certaine pédagogie : aider les gens à comprendre ce qui se passe. Et le faire en essayant de voir ce qui est positif dans les événements du monde, ne pas donner une vision catastrophique de ce monde qui nous entoure ; et rappeler qu’il y a des gens qui agissent342. Une ligne éditoriale originale est ainsi définie : examinons comment elle est mise en œuvre par les journalistes.

Notes
328.

G. Hourdin, La presse catholique, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1957, p. 58.

329.

Cf. Communication de Mgr. Georges Gilson, dans Cent ans d’histoire de La Croix 1883-1983, (coll. Chrétiens dans l’histoire), édit., Le Centurion, Paris, 1988, p.172.

330.

L’expression est de Dominique Quinio, directrice du journal La Croix

331.

Maud Larroye, L’Univers d’opinion catholique au regard de son rapport à l’altérité: la presse catholique, ses lecteurs et l’affaire du voile, Mémoire de DEA en Science Politique, Lyon, Septembre 2000, p. 38.

332.

Cf. Sebastien Antoni, Quand La Croix considère la liturgie. Enjeux de l’information en liturgie dans un quotidien catholique, Mémoire de Licence en théologie, Institut Catholique de Paris, 2006, p. 12.

333.

A. Fleury, La Croix et l’Allemagne 1930-1940 (coll. Histoire), édit., du Cerf, Paris, 1986, p. 18.

334.

A. Fleury, La Croix et l’Allemagne 1930-1940 , p. 38.

335.

Rédacteur en chef du journal La Croix du 15 décembre 1927 au 26 octobre 1949.

336.

O. Ferrand, L’année 1957 du catholicisme français vue par le quotidien La Croix  : Etude d’une « année-test », Mémoire de maîtrise, Université Lumière Lyon II, 1995, p. 13.

337.

Directeur de la Maison de la Bonne Presse à partir de 1943 et collaborateur à la page religieuse de La Croix à partir de 1945 puis rédacteur en chef de ce journal du 26 octobre 1949 au 11 janvier 1957.

338.

E. Gabin, L’enjeu des médias, édit., Mame, Paris, 1973, p. 38.

339.

Albert, M., L’Eglise catholique en France sous la IVème et la Vème République, (coll. Histoire), édit., du Cerf, Paris, 2004, p. 174.

340.

Cf. D. Quinio, propos recueillis et publiés dans zenit.org, du 14 juin, 2007.

341.

Propos de D. Quinio, dans L’Eglise et les médias, entretien avec la directrice de La Croix, publié sur

Zenit.org, le 14 juin 2007.

342.

Cf. D. Quinio, Zenit.org, le 14 juin 2007